Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Mars-Avril 2013 (volume 14, numéro 3)
titre article
Matthieu Protin

Du dictionnaire au compagnon : Beckett en mouvement

Dictionnaire Beckett, sous la direction de Marie-Claude Hubert, Paris : Honoré Champion, coll. « Dictionnaire et références », 2011, 1200 p., EAN 9782745321442.

1Dans le dédale des publications beckettiennes, le chercheur francophone est souvent perdu. Comment s’orienter ? D’où viendra la lumière ? La question se pose différemment pour le chercheur anglophone. Ou plutôt, elle ne se pose pas. Disposant de plusieurs ouvrages synthétiques de référence, son pas est sûr et son regard altier. Quant à son alter‑ego français, il baisse la tête et s’assoit découragé, s’abandonnant à une posture beckettienne en diable, celle de Belacqua assis dans l’ante‑purgatoire1. C’est ce vide que vient combler la parution du Dictionnaire Beckett aux éditions Honoré Champion, sous la direction de Marie‑Claude Hubert. Ce dictionnaire a pour ambition de présenter un état actuel des connaissances disponibles sur Samuel Beckett, entreprise qui fut déjà celle de C.J. Ackerley et de S E. Gontarski en 2004 dans The Grove Companion to Samuel Beckett. A Reader Guide to his works, life and thought (Grove Press, New York) (p. 17). La parenté avec l’ouvrage anglo‑saxon de référence s’affiche d’emblée dans la préface du dictionnaire. Mais une fois cette volonté affirmée, une question se pose : comment rendre compte d’une œuvre foisonnante, multiple, bilingue, qui s’appuie sur la culture encyclopédique de l’auteur irlandais ? Trois types de notices sont annoncés : biographique, bibliographique, thématique. L’homme, l’œuvre et ses thèmes. Aussi nous a‑t‑il semblé cohérent de conserver cette tripartition dans notre recension, puisqu’une lecture linéaire et cursive n’en était décemment pas possible. Cette partition classique dissimule pourtant une certaine dissymétrie. Les deux premières catégories évoquées, pour riches et stimulantes que soient les notices qui les composent, restent dans le cadre d’un dictionnaire considéré comme un usuel. La troisième catégorie, en revanche, regroupe sous une même appellation des notices très différentes, dont un certain nombre élèvent le dictionnaire au rang de « compagnon » — pour reprendre le terme anglais. Le dictionnaire renseigne ; le compagnon vous suit, et vous escorte au fil de vos réflexions en ouvrant en sus de nouvelles perspectives.

Notices biographiques : où se dessine un portrait de l’auteur en voyageursociable

2À tout seigneur tout honneur : Beckett, l’homme, occupe une place de choix dans le dictionnaire.

Pour une sociologie du monde beckettien ?

3La discrétion légendaire de l’auteur de Godot a parfois masqué sa très grande sociabilité. Loin de la figure du promeneur solitaire, et sans tomber dans la tentation de la biographie, le dictionnaire resitue Beckett au sein du solide réseau de connaissances qu’il s’est tissé au fil de ses voyages, de ses études et de ses projets. Des relations d’ordinaire abordées de façon fragmentaire se trouvent réunies selon les intérêts des chercheurs. Ainsi Walter Asmus, ou Alan Schneider, bien connus des spécialistes d’études théâtrales, sont‑ils souvent oubliés par les exégètes de la littérature française, quand Georges Duthuit ou Guy Dumur sont davantage familiers aux chercheurs travaillant sur les revues françaises du vingtième siècle qu’aux narratologues. Les frontières disciplinaires tombent, et ces notices biographiques attirent souvent notre attention sur des visages sinon inconnus, du moins méconnus.

4Depuis ses années parisiennes, marquées par son réseau normalien et son intégration dans la communauté irlandaise de Paris réunie autour de la figure de Joyce, ainsi que par ses relations avec les surréalistes (Soupault et Eluard notamment), à son intégration dans le milieu théâtral de la Rive Gauche, en passant par ses connaissances allemandes, américaines et anglaises, les réseaux beckettiens apparaissent au fil des pages de ce dictionnaire comme autant de cercles dantesques parcourus par l’auteur. Les grands contemporains, Adorno, Duchamp, Cioran et les autres, ne sont évidemment pas oubliés. On soulignera au passage l’évocation d’Eisenstein (p. 382) : Beckett lui écrivit en mars 1936 afin de lui demander de l’admettre dans son école de cinéma. Ce fait, généralement peu connu, confirme, si besoin était, le très fort intérêt de Beckett pour le septième art. Enfin, l’entrée du dictionnaire consacrée à Brecht est l’occasion pour Andreas Häcker de proposer une vision à la fois synthétique et complète du « dossier Brecht », soulignant qu’en dépit de certains rapprochements, le problème reste entier : « Il est difficile de prouver les influences réciproques entre Beckett et Brecht, le dialogue entre les deux univers dramaturgiques est délicat. Si les commentaires sont abondants et n’ont qu’une portée générale, les rares témoignages sont discutables – et les preuves matérielles peu nombreuses. » (p. 169). S’ensuit un récapitulatif des principaux éléments concernant cette influence, offrant au lecteur de bonne volonté la possibilité de continuer l’enquête.

5Le relevé quasi‑exhaustif des personnes gravitant autour de Beckett confère une très grande valeur à la dimension biographique de ce dictionnaire. La recension des hommes de théâtre français, en particulier, de Jean‑Louis Barrault à Jean‑Marie Serreau en passant par Pierre Chabert, permet de suivre l’itinéraire de Beckett dans le champ artistique des années 1950 à 1960, et ouvre la voie à une analyse sociologique de son évolution, depuis ses relations inabouties avec la NRF dans l’entre‑deux‑guerres jusqu’à sa rencontre décisive avec Roger Blin dans les petits théâtres de la Rive gauche et son entrée à l’Odéon. Le versant francophone de sa pratique théâtrale, peu étudié jusqu’alors dans les ouvrages concernant Beckett metteur en scène2, occupe une part importante d’un ouvrage dédié à la mémoire de Pierre Chabert, acteur de la compagnie Renaud‑Barrault qui travailla avec Beckett, et qui est l’auteur de plusieurs notices.

Lieux de Beckett

6Le parcours de Beckett, au‑delà de sa dimension sociologique, est avant tout un itinéraire géographique. Ainsi trouve‑t‑on dans ce dictionnaire des notices attendues, Dublin, Paris, Berlin, qui présentent ces villes sous un angle toujours intéressant et souvent original : le rapport entre catholiques et protestants à Dublin, ou l’importance des musées berlinois pour la capitale allemande. La notice sur Paris s’ouvre sur un récapitulatif chronologique bienvenu avant de passer à la caractérisation d’un Paris plus littéraire, et de s’achever sur un Paris hanté, fantasmé :

Le Paris de Beckett est bien plus un lieu littéraire marqué par les œuvres de deux parisiens emblématiques, Apollinaire dont il sut si bien traduire Zone, et Céline, dont il admirait Le Voyage au Bout de la Nuit et par la présence fantomatique de ses deux grands mentors, Proust et Joyce. (Jean-Michel Rabaté, p 763)

7Outre les capitales, le dictionnaire s’attarde sur d’autres lieux, moins célèbres peut‑être, mais essentiels dans l’œuvre de Beckett. Ainsi, Marie‑Claude Hubert retrace les différents avatars de la maison familiale de Foxrock, disséminés dans les textes du dramaturge, de « Serena II » à Compagnie. Quant à la ville de Saint-Lô, capitale normande des ruines, elle constitue la matrice des images de dévastation hantant Fin de Partie : « La découverte de ce champ de ruines, de ces survivants squelettiques, bouleverse Beckett qui portera à la scène cette vision d’horreur dans Fin de Partie, pièce où il représente un monde en cendres duquel toute vie, humaine, animale, végétale a disparu. » (Marie‑Claude Hubert, p. 955). En s’attachant à ces lieux minimes, et en montrant leur transfiguration par l’écriture de Beckett, ces notices facilitent l’appréhension du processus d’ « abstractivation » cher à Pascale Casanova3, tout en conférant aux œuvres de Beckett un ancrage référentiel bienvenu.

8Restituer à l’œuvre sa part de mimesis, évoquer certaines rencontres décisives et dessiner dans toute sa complexité la galaxie beckettienne ouvrent donc la voie à un réel travail sociologique, tenant compte aussi bien du réseau français, que du réseau anglais ou allemand. Cette dimension biographique du dictionnaire se trouve d’ailleurs très utilement complétée par l’entrée « biographies », qui fonctionne comme une bibliographie critique (Michèle Touret, p. 144-145). À côté des ouvrages d’Anne Atik4, de Deirdre Bair5 et de James Knowlson6, biographies majeures, il aurait pu être intéressant d’évoquer d’autres ouvrages, moins connus mais non dénués d’intérêt, comme celui d’Anthony Cronin7. Enfin, certaines notices nous rappellent opportunément la légèreté malicieuse de Beckett. Ainsi à l’entrée qu’elle consacre à « Bon qu’à ça », réponse de Beckett à la question « Pourquoi écrivez-vous ? », Marie‑Claude Hubert souligne le calembour que contient la réponse, déjà savoureuse en elle‑même : « La réponse était en outre chargée d’ironie par l’allusion à peine voilée à l’affaire des diamants de Bokassa […]. » (p. 157). Le portrait de Beckett s’esquisse en creux, par ses pairs, par son parcours, mais aussi par son humour. L’auteur se voit conférer une épaisseur charnelle trop souvent voilée par les panégyriques aux accents quasi mystiques qui lui furent jadis consacrés8.

Notices bibliographiques : où, de notice en notice, la complexité s’estompe

9L’œuvre de Beckett n’est pas moins complexe que son auteur. Bilinguisme, multiplication des versions et variété des genres rendent délicate une appréhension de l’œuvre dans son ensemble, alors même qu’elle se caractérise par sa très forte cohérence. L’évolution des intertextes en est la preuve : si, au fil des ans Belacqua n’est plus nommé, comme dans les œuvres de jeunesse9, il survit néanmoins dans la posture d’Estragon au début d’En attendant Godot, et l’influence verlainienne se profile à travers le discours de Lucky dans l’évocation du ciel « si bleu, si calme ». Cette paradoxale cohérence fragmentaire s’accommode donc assez bien de la forme du dictionnaire, et toutes les œuvres, même celles qui ne furent qu’ébauchées comme Human Wishes, ont leur place dans ces pages. Une notice, plus ou moins longue, est donc consacrée à chacun de ces textes. La plupart des enjeux soulevés par la critique à propos d’une œuvre y sont consignés, offrant ainsi une solide assise au développement de la réflexion personnel d’un chercheur.

Retour aux sources

10On peut difficilement évoquer les œuvres de Beckett sans évoquer leurs sources. Comme le rappelle Stanley Gontarski dans un numéro de Samuel Beckett Today/Aujourd’hui consacré aux phénomènes d’intertextualité, Beckett est un écrivain « encyclopédique », de la même espèce qu’un Raymond Queneau par exemple :

[he] was among the last of the European, humanist authors, even as he struggled to dismantle such notions. […] He was among the last of the major authors deeply immersed in canonical European literature, and his memory was nearly eidetic.10

11La recension des sources et des influences de Beckette constitue donc un travail tout aussi titanesque que décisif. Les origines sont diverses, littéraires, picturales ou cinématographiques, et l’on y trouvera aussi bien Jérôme Bosch que Dürer, Gide ou les Marx Brothers. L’exhaustivité étant illusoire, on ne pourra que saluer le travail réalisé11 qui permet de confirmer une intuition ou d’approfondir une connaissance. On regrette presque que certains auteurs cités ne donnent pas lieu à de plus amples développements. Ainsi la notice consacrée à John Donne, poète britannique peu connu en France, est‑elle très elliptique sur la nature même de sa poésie. Cette brièveté, qui certes doit beaucoup à la forme contraignante de la notice, révèle aussi le public visé, à savoir un milieu de connaisseurs et de lecteurs « professionnels ». Heureusement, ces émondages ne s’appliquent pas pour les sources majeures de Beckett, et les notices consacrées à Geulincx ou à Schopenhauer font preuve d’un réel effort pédagogique pour restituer en quelques lignes des philosophies complexes. Ces entrées s’efforcent par ailleurs de démêler au mieux l’écheveau des sources beckettiennes :

On considère que L’Innommable de Beckett est proche, dans sa problématique, du cogito de Descartes (je pense donc je suis), c’est‑à‑dire que cette œuvre illustre effectivement l’état totalement dépourvu de savoir décrit par Descartes. Mais le cogito de Geulincx (je pense que je ne sais rien) est beaucoup plus proche de la pensée beckettienne, de ce jeu du clair-obscur, de la connaissance et de l’ignorance qui est au cœur de l’art de Beckett. (Anthony Uhlmann, p. 470)

12Et, à cet égard, la notice que Jean-Michel Rabaté consacre à Descartes nous rappelle celle sur Brecht. Elle règle un vieux dossier et souligne les limites d’un rapprochement systématique tout en dévoilant de nouveaux enjeux :

Descartes reste ici un fondement épistémologique et éthique, mais c’est un Descartes bien différent de celui que Cohn, Fletcher, Harvey et Kenner invoquaient : il est plus moderne, il est presque phénoménologue, et ses interrogations radicales permettent de penser le lien entre le sujet, le langage et la beauté. (p. 325)

13Voilà assurément le genre de notices qui fait toute la valeur de ce dictionnaire.

Réflexions sur les réceptions

14La question de la réception n’est pas oubliée. Le recensement des différentes réceptions de Beckett selon les pays constitue un outil précieux, permettant de préciser les modalités d’appréhension de l’œuvre par ses différents publics (italien, russe, espagnol, américain, anglais, germanophone, irlandais et japonais). De fait, on ne voit pas En attendant Godot de la même manière dans le théâtre engagé et philosophique du Paris de l’après‑seconde guerre mondiale qu’à Miami, lieu de la première représentation américaine. Anouilh résume la pièce d’une formule célèbre, « Les pensées de Pascal jouées par les Fratellini », quand les producteurs américains la présentent comme « La pièce qui a fait hurler de rire l’Europe entière ! ». Les différentes notices procèdent aussi bien à des revues de presse qu’à l’analyse de l’influence de Beckett sur les auteurs des différents pays ; elles dressent également des chronologies reflétant l’évolution de cette réception et interrogent aussi bien les raisons d’un succès (en RFA notamment) que les causes d’un échec. L’influence de Beckett sur la littérature germanophone est considérable. Parmi les auteurs qu’il a le plus manifestement marqués figurent en particulier Thomas Bernhard, parfois considéré comme le « Beckett des Alpes », ainsi que Peter Handke, auteur en 1969 du Hörspiel Nr. 2 qui reprend des éléments de Dis Joe, et de Bis dass der Tag euch scheidet oder Eine Frage des Lichts (2009) qui constitue une réponse à La Dernière Bande (Thomas Hunkeler, p. 901).

15Les notices bibliographiques ou assimilées ne se réduisent donc pas à un dictionnaire des œuvres de Beckett, puisqu’au‑delà des nécessaires informations et des résumés, les œuvres sont présentées sous une forme problématisée, sans jamais chercher à masquer les difficultés posées par celle‑-ci, que ce soit dans le recensement des hypotextes ou dans leurs significations. Les notices éclairent, sans tomber dans l’écueil d’une élucidation univoque ou simpliste.

Notices thématiques : où l’on voit qu’un seul adjectif recouvre une infinité de choses…

Du thématique « traditionnel » aux concepts appliqués

16Un certain nombre de notices sont « thématiques » au sens propre. Elles renvoient aussi bien aux enjeux théologiques et religieux de l’œuvre (notamment l’importance du purgatoire), qu’à une analyse d’influence plus bachelardienne, avec l’étude de la boue et du végétal, ou encore à des thèmes transversaux, tels que l’amitié, l’amour, ou la femme. Certains thèmes sont particulièrement pointus, comme celui de la barque, ou bien fournissent au contraire un aperçu global, comme la catégorie du bestiaire qui récapitule les animaux croisés au fil des errances des personnages.

17On y trouvera en outre un nombre conséquent d’entrées se rapportant à l’analyse poétique et stylistique : lyrisme, oxymore, monologue intérieur, description, etc. Ce lexique technique met en avant un certain nombre d’héritages formels présents dans l’œuvre du dramaturge, entre la persistance de formes médiévales et les innovations du vingtième siècle :

Dans la pensée de Giordano Bruno que Beckett avait commentée dans « Dante…Bruno. Vico. Joyce » en lien avec la forme de Finnegans Wake, la coïncidence des contraires permet d’envisager l’unité du macrocosme. Chez les Romantiques, cette même coïncidence des contraires a le pouvoir de générer de nouvelles visions. Dans l’univers fragmenté post-nietzschéen des personnages beckettiens, les oxymores ne semblent pas être en revanche à l’origine d’une quelconque fusion dialectique, malgré la tentation de voir tout comme dans le gris Purgatoire de Fin de Partie. (Pascale Sardin, p. 757)

18Le chercheur trouvera dans ces notices un matériau de choix, et pourra appuyer son développement personnel sur ces bases érudites. Par exemple, la notice consacrée à l’image ouvre à un certain nombre de pistes :

À ce titre le gris caractéristique de l’univers beckettien apparaît moins selon François Noudelmann comme une couleur, monochrome dépressif, intermédiaire entre le blanc et le noir, que comme radiation de lumière : celle‑ci fournit la matière originelle des images, à la manière des sels d’argent de l’émulsion photographique. […] Du point de vue de l’écriture, l’épanorthose en devient, comme l’a montré Bruno Clément, la figure rhétorique exemplaire : en conjuguant l’énonciation d’une chose et sa mise en suspens, elle constitue l’image beckettienne : le donné-perçu apparaît dans le geste même de son effacement. (Anne‑Cécile Guilbard, p. 507‑508)

19À cet égard, on ne peut qu’apprécier la dimension internationale du panel de rédacteurs : certaines problématiques plus développées dans le domaine de la critique anglophone trouveront ainsi un aboutissement dans le domaine francophone. Ainsi, les pages consacrées par Stanley Gontarski à la représentation s’accompagnent d’un appel à l’analyse des spectacles de Beckett et à la prise en compte, au‑delà de l’écrivain, du metteur en scène qu’il fut :

Il est rare de trouver une résistance si manifeste de la critique à l’encontre de la représentation, avec des individus qui semblent s’ériger en gardiens d’un texte dont le caractère sacré est défini par la publication. Les deux positions critiques semblent, toutefois, comporter des contradictions fondamentales au sujet de la nature de la représentation. La représentation ne peut pas être à la fois le but ultime de l’art dramatique et être, simultanément, dépourvue d’intérêt aux yeux de la critique en raison des contingences théâtrales dont elle dépend — c’est‑à‑dire, en raison du fait qu’il s’agit d’une représentation. (p. 927)

20Une notice très instructive est consacrée aux clichés beckettiens, en parfaite coïncidence avec l’actualité des recherches beckettiennes puisqu’un numéro de la revue en ligne Limit[e] Beckett est justement sur le point d’être consacré à cette question. Enfin la dimension théâtrale de l’œuvre n’est pas laissée de côté avec trois belles notices, l’une sur les objets scéniques par Catherine Naugrette, l’autre sur la scène comme enjeu philosophique par Nicolas Doutey, la dernière enfin sur la lumière par Stanley Gontarski. Chacune de ces analyses s’efforce de tenir compte de la double dimension, littéraire et théâtrale, écrite et technique, de ces notions :

Traditionnellement traitée comme le parent pauvre de la représentation, ou du moins comme un élément de moindre intérêt, la lumière a joué un rôle de plus en plus important et même un rôle prédominant dans le théâtre de Samuel Beckett, au fur et à mesure qu’il a poursuivi, en tant qu’écrivain et metteur en scène, l’exploration des possibilités qu’elle offre. (Stanley Gontarski, p. 584)

21Vestiges du quotidien, accessoires ludiques, les objets remplissent aussi un rôle symbolique dans le théâtre beckettien. L’exemple le plus remarquable de ce fonctionnement en est le chapeau, ce chapeau melon expressément voulu par Beckett pour les personnages d’En attendant Godot, qui, outre son appartenance aux costumes et sa contribution au portrait des personnages, ainsi que sa parenté ludique avec le cirque et la prestidigitation, concentre un réseau de symboles forts (Catherine Naugrette, p. 741). Cette dimension est bien ce qui est en jeu à la fois dans la pratique de la mise en scène (comprise comme plateau), où il s’agirait de faire apparaître ce qui jusque‑là reste texte, et dans l’écriture d’une scène (comme unité dramaturgique), où il s’agirait alors de faire apparaître quelque chose entre les personnages (Nicolas Doutey, p. 963).

Quand un dictionnaire réfléchit…

22La variété des approches — dramaturgie du texte, rhétorique, poétique, esthétique théâtrale — dépasse largement ce que l’appellation de thématique paraissait devoir recouvrir au premier abord. Le dictionnaire retranscrit les principales lignes de force du paysage des études beckettiennes contemporaines. La question de la traduction et du bilinguisme se voit donc naturellement accorder une place très importante, avec une analyse très complète de la traduction par Beckett du « Bateau Ivre » de Rimbaud (Jean-Christophe Cavallin, 100-104). Meilleur ami du chercheur, il offre aussi un panorama des principales études réalisées sur Beckett à travers trois notices : « lectures génétiques », « lectures psychanalytiques » et « lectures thématiques ». La convergence de telles notices, « méthodologiques », avec des notices « pratiques » est un atout indéniable de l’ouvrage. L’ensemble fournit un tableau vivant de la recherche sur Beckett, marqué par la volonté d’intégrer aux recherches déjà faites les recherches en cours, par la mention des principales revues scientifiques consacrées à Beckett et la description d’un certain nombre d’archives. C’est le cas pour le ‘Dream’ Notebook dont la cote est fournie : « Il s’agit là de l’un des carnets de travail les plus anciens de Beckett : il est à présent conservé à Reading par la Beckett International Foundation (cote : UoR MS5000). » (Mark Nixon, p. 358).

23On passe donc au sein de cette catégorie « thématique » de thèmes que l’on qualifiera de « traditionnels », bien que très précis, à des concepts appliqués, pour aboutir à certaines curiosités stimulantes. Rares sont ceux qui chercheraient de prime abord dans un tel dictionnaire des éléments sur les jeux combinatoires, les troubadours ou le structuralisme, mais ils y ont pourtant une place reconnue, ainsi que le remarque l’auteur de cette dernière notice, Evelyne Grossman : « On n’a guère jusqu’ici pris la mesure de cette donnée historique : la décennie 1950‑1960 n’est pas seulement celle du Nouveau Roman ou du « théâtre de l’absurde » — puisque c’est de ces modèles que l’on s’est plu souvent à rapprocher l’œuvre de Samuel Beckett ; cette décennie, c’est aussi le triomphe du structuralisme. » (p. 1013).

Regrets et remarques : où l’on constate que le lecteur n’est jamais content

24Quelques regrets demeurent cependant, liés en partie aux qualités qui viennent d’être mentionnées. La réelle originalité de certaines notices rend d’autant plus regrettable l’absence d’index ou de recensement des notions abordées. Le système de renvoi d’une notice à l’autre12 ne masque pas ce manque qui permettrait une utilisation plus aisée de ce dictionnaire. L’ouvrage constitue un formidable outil de travail, mais sa lecture linéaire restant ardue, le risque est fort de rater certaines notices, pourtant stimulantes, faute d’avoir pensé à les chercher. Lors d’une utilisation en bibliothèque, l’étudiant pressé et le chercheur avide de temps passeront à côté de véritables perles, à moins que le hasard ne s’en mêle…

25Autre regret, l’absence de certaines notions, pourtant essentielles et abordées par Beckett lui‑même. On pourrait regretter, notamment, de ne pas trouver d’entrée sur le burlesque, le tragique ou le comique (bien qu’on en trouve sur l’humour, l’ironie et le rire). Les enjeux génériques dans leur ensemble, et en particulier ceux liés au théâtre, manquent parfois à l’appel, alors même que l’appellation de tragicomedy appliquée à Waiting for Godot et l’importance de la question de genres chez Beckett, les rendaient dignes de figurer dans cet ouvrage. On s’étonnera d’ailleurs que la notice consacrée au récit scénique ne mentionne pas dans sa bibliographie Défis du récit scénique13, ouvrage qui fait le point sur un sujet qui n’a pas fini de faire débat. De la même façon, pourquoi l’entrée sur le personnage romanesque ne trouve‑t‑elle pas d’écho sur le personnage théâtral, quand Beckett a considérablement bouleversé cette dernière catégorie ? Certes, ces enjeux se trouvent, pour la plupart, abordés au fil des notices : ainsi du comique dans Fin de partie, ou du personnage dans les notices des différents dramaticules. Mais au vue de la qualité des entrées consacrées aux notions littéraires, on ne peut que regretter de ne pas en avoir plus. En outre, si le dictionnaire s’ouvre largement aux pistes de la recherche non‑francophone, certaines résistances demeurent. Dans la notice consacrée à l’« Histoire », il est symptomatique qu’aucune référence ne soit faite à l’ouvrage de Pierre et Valentin Temkine14, ne serait‑ce que pour en signaler la portée polémique. Enfin, alors même que le public du dictionnaire est avant tout un public de connaisseurs, voire de spécialistes, certaines notices, notamment celles consacrées à des personnages, paraissent parfois quelque peu redondantes.

26Mais ces quelques regrets ne sont que l’autre versant d’une qualité d’ensemble absolument indéniable, aussi ne boudons pas notre plaisir !

Conclusion : où l’on voit que tout finit bien, même lorsque le cap est au pire !

27Les objectifs de l’ouvrage étaient clairement établis : combler un vide, et présenter l’état actuel des connaissances sur Samuel Beckett. Au fil des semaines passées à employer et à lire ce dictionnaire, le constat s’impose : ces objectifs sont remplis, et même dépassés. Outil d’abord destiné aux spécialistes — même s’il offre aussi aux amateurs un véritable intérêt —, ce Dictionnaire Beckett est indispensable à quiconque s’engage dans les méandres des études beckettiennes. Véritable fil d’Ariane, il restitue Beckett dans tous ses états. A l’instar de Starobinski sur Montaigne15, Marie‑Claude Hubert nous offre un « Beckett en mouvement », relevant un défi que la forme même du dictionnaire paraissait transformer en gageure.