Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Juin-Juillet 2011 (volume 12, numéro 6)
titre article
Florian Louis

Métamorphoses de l’événement

François Dosse, Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre Sphinx et Phénix, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Le nœud gordien&nbsp:», 2010, 348 p., EAN 9782130585244.

1Avec Renaissance de l’événement, François Dosse livre une ample fresque retraçant l’évolution de la place dévolue à l’événement dans le discours historien et plus largement dans l’ensemble des sciences humaines depuis le xixe siècle. On n’y lit cependant pas une histoire linéaire et continue des mutations de l’événement dans le discours historien, mais une série de vingt chapitres tous consacrés à une figure ou à un courant des sciences sociales dont l’auteur tente de montrer en quoi il a infléchi la perception de l’événement. Le choix de ces vingt « coups de sonde » ne surprendra pas le lecteur familier de Fr. Dosse : on y retrouve Péguy, Deleuze, Foucault, Ricœur ou encore Pierre Nora, à qui il a par ailleurs consacré de nombreux travaux. S’il serait assez vain de reprocher à l’auteur le choix, par nature non exhaustif, de sa galerie de portraits, on regrette cependant son caractère par trop franco‑centré, notamment concernant les historiens. Par ailleurs, la structure de l’ouvrage en vingt chapitres nettement distincts complique pour le lecteur le dégagement d’une trame continue transversale. Mais il faut sans doute voir là une volonté de l’auteur de ne pas donner à son ouvrage une forme — monolinéaire — en contradiction avec son fond — une apologie de l’événement comme objet polysémique brouillant la lisse continuité chronologique.

2L’attention portée par Fr. Dosse à la question de l’événement n’est pas nouvelle. En 1987 déjà, il publiait un premier livre qui, par bien des aspects, constituait un pavé dans la mare historiographique annaliste alors dominante. L’Histoire en miettes, c’est son titre, se présentait d’abord comme une histoire de l’école des Annales, de ses origines à ses manifestations les plus contemporaines. C’était aussi et surtout un pamphlet contre les « nouveaux historiens » caractéristiques de ce qu’il identifiait comme la « troisième génération » de ladite école. Alors que la première génération des Annales, celle des fondateurs Marc Bloch et Lucien Febvre, et la deuxième, celle de Fernand Braudel, auraient incarné chacune à leur manière une « perspective humaniste globalisante » et ferraillé pour faire de l’histoire la reine des sciences humaines, leurs successeurs auraient « rendu les armes », acceptant de réduire l’historien au vulgaire rôle de « mineur de fond qui apporte les matériaux à étudier aux autres sciences sociales ». Aussi Fr. Dosse diagnostiquait-il alors le risque pour l’histoire « de disparaître comme la zoologie hier ou de connaître la crise et la marginalisation qu’a connues la géographie1 ». Le remède à cette mort annoncée ? Un retour à l’événement. Pour Fr. Dosse, il était plus que nécessaire que « l’histoire redevienne science du changement », ce qui selon lui impliquait qu’elle rompe « avec le discours annaliste du temps immobile, avec la vision passéiste de l’historien qui se prémunit de toute velléité de transformation en présentant un monde social doté d’une respiration naturelle, régulière et immuable. En devenant ethnologique, l’histoire s’est niée, elle s’attaque à son propre fondement : la durée, avec ses rythmes lents et rapides, ses bouleversements. La renaissance d’un discours historique passe par la résurrection de ce qui a toujours été rejeté depuis le début de l’école des Annales : l’événement2 ».

3Même s’il n’était pas ostensiblement mis en avant par Fr. Dosse, Emmanuel Le Roy Ladurie, membre du comité de rédaction des Annales depuis le départ de Fernand Braudel en 1969, faisait figure de principal accusé. N’avait‑il pas en 1973, à l’occasion de son élection à la chaire d’histoire et civilisation moderne du Collège de France, prononcé une leçon inaugurale dont le titre, appelé à rester célèbre, a des allures d’oxymoron : « L’histoire immobile ». Affirmant que c’est « dans l’économie, dans les rapports sociaux, et plus profondément encore dans les faits biologiques, beaucoup plus que dans la lutte des classes, qu’il faut chercher le moteur de l’histoire massive », il y dénigrait l’« histoire événementielle » qui se résumait trop souvent selon lui à une histoire « cocardière ou barricadière » et revendiquait haut et fort « une assez remarquable indifférence aux phénomènes qui se passent à la surface3 ». En ces temps de structuralisme triomphant, l’événement, traditionnellement considéré comme l’objet et le matériau fondamental de l’opération historiographique, semblait donc en être devenu l’ennemi qui par son illusoire scintillement détourne le regard historien de l’essentiel que constituerait l’invariance des phénomènes de longue durée. Pour cette historiographie nourrie d’anthropologie, l’événement était contingent et seule la permanence pouvait receler de la signifiance.

4Pour battre en brèche l’ « histoire immobile » et redonner le sens du changement à l’historiographie, Fr. Dosse esquissait donc en conclusion de L’Histoire en miettes les bribes d’un programme :

Il n’est pas question de prôner le retour à l’événementiel de l’histoire lavissienne […]. Il faut rejeter cette fausse alternative entre le récit événementiel insignifiant et la négation de l’événement. Il s’agit de faire renaître l’événement signifiant, lié aux structures qui l’ont rendu possible, source d’innovation […]. Le travail de l’historien passe aussi par le dépassement de la coupure présent‑passé4.

5Ce que n’avait pas encore perçu Fr. Dosse lorsqu’il publiait ces lignes en 1987, c’est que son appel avait été devancé et son programme pour partie appliqué quelques années plus tôt. En 1973 en effet, l’année même où Emmanuel Le Roy Ladurie annonçait le triomphe de l’« histoire immobile », Georges Duby publiait dans la collection « Les trente journées qui ont fait la France » des éditions Gallimard, une étude consacrée à la bataille de Bouvines dont on ne mesure qu’avec le recul à quel point elle contenait les germes d’un profond renouvellement épistémologique5. Loin de se livrer à un exercice d’« histoire‑bataille » à l’ancienne, le médiéviste prenait prétexte de la commande qui lui avait été passée pour renouveler la manière même d’aborder un événement en historien. La description du déroulement de la bataille était ainsi confinée dans une première partie intitulée « L’événement ». Celle‑ci servait de tremplin à une deuxième partie, « Commentaire », dans laquelle était esquissée une sociologie de la guerre au xiiie siècle. Enfin dans une troisième partie intitulée « Légendaire », il montrait comment l’événement avait fait l’objet de lectures et d’usages fluctuants au fil des siècles. Démonstration était donc faite que l’événement n’entrait pas en contradiction avec la longue durée, précisément parce que c’est dans la durée qu’il prenait forme et sens. Ce qui dès lors allait attirer l’attention des historiens sur l’événement, ce n’était plus tant ses causes ni même ses conséquences immédiates, que les traces qu’il laissait dans l’épaisseur du temps, les germes d’abord invisibles qu’il y semait et qui, un jour ou l’autre, finissaient nécessairement par féconder le présent.

6Depuis l’étude pionnière de Duby, dans laquelle Pierre Nora trouva l’inspiration pour son entreprise des Lieux de mémoire, le vœu formulé en 1987 par Fr. Dosse a été exaucé. C’est donc avec satisfaction qu’il peut aujourd’hui constater qu’« on assiste de toutes parts au “retour” de l’événement », comme en témoignent la renaissance aux éditions Gallimard de la collection « Les journées qui ont fait la France » ou le succès de librairie des Grandes dates de l’histoire de France dirigées par Alain Corbin6. Et comme Fr. Dosse l’avait prédit et souhaité, ce retour en grâce n’est pas un simple retour au même : l’événement qui revient n’est pas l’événement qu’on avait (dé)laissé. Il n’a en effet plus « grand chose à voir avec la conception restrictive qui était celle de l’école historique des méthodiques du xixe siècle ». Aussi Fr. Dosse préfère‑t‑il caractériser cette vogue nouvelle de l’événement comme une « renaissance » plutôt que comme un retour, insistant par là sur le fait qu’il s’agit tout autant d’une réinvention que d’une résurrection à l’identique. Ce faisant, il se démarque du célèbre diagnostic de Pierre Nora annonçant dès 1974 le « retour de l’événement7 ». Pour P. Nora, qui tirait alors les conclusions des événements de mai 1968 dont il fut le témoin, ce n’étaient pas les historiens qui faisaient revenir l’événement en grâce, mais les mass media : « l’information colle à l’événement au point d’en faire partie intégrante. Non qu’elle le crée artificiellement, mais elle le constitue8 ». En parlant renaissance, Fr. Dosse montre pour sa part que l’appropriation journalistique de l’événement au point de le transformer en un « événement monstre » (dixit P. Nora) ne s’est pas traduit par son abandon par les historiens, mais par un travail de redéfinition de sa nature et de sa portée. Empruntant une formulation nietzschéo‑deleuzienne, il présente le renouveau de l’événement comme un « retour de la différence9 ». De ces métamorphoses de l’événement, dont l’historiographie n’est qu’un des champs d’expression, Fr. Dosse retrace la généalogie avec les qualités d’exposition qu’on lui connaît. Il montre bien notamment que l’événement, combattu en son temps par l’école des Annales, s’inscrivait dans une logique linéaire et téléologique qui en faisait l’aboutissement nécessaire d’une histoire orientée, alors que l’événement qui a depuis fait retour est « devenu indice ou trace signifiante ». Désormais « saisi doublement, comme y invite son étymologie, comme résultat et comme commencement, comme dénouement et comme ouverture de possibles10 », l’événement n’est plus ce qu’il était. L’historien ne se donne donc plus pour mission, comme au xixe siècle, de « refouler la force disruptive de l’événement pour le pacifier dans un ordre établi11 », mais cherche au contraire à mettre en valeur son éclat, sa dissonance, tout en en mesurant les échos sur la longue durée. Quand le temps linéaire de l’historiographie classique œuvrait à domestiquer les événements, la puissance et la force créatrice de l’événement tel qu’il est aujourd’hui manipulé par les historiens en font au contraire un facteur de déchirement et de délitement du temps. L’événement n’est plus confiné dans un passé clos, il n’est jamais totalement fini ni jamais totalement passé, car toujours réinvesti par et dans le présent.

7Aussi la question fondamentale que soulève la lecture de l’enquête de Fr. Dosse n’est pas tant de savoir pourquoi l’événement a fait retour que de se demander si ce qui a fait retour sous le nom d’« événement » en est vraiment toujours un. Autrement dit, c’est la nature même de l’événement qui fait question, car c’est bien la multiplicité des réponses à la question « qu’est‑ce qu’un événement ? » qui explique la plasticité des usages qu’on a pu faire de l’événement. Qu’est-ce donc au juste qu’un événement ? Si on se fie à l’étymologie, c’est « ce qui advient » (evenire) et dont il convient de rechercher les causes et de diagnostiquer les conséquences. Michel de Certeau, insistant sur les perpétuels réinvestissements dont il est l’objet, préférait pour sa part avancer que « l’événement est ce qu’il devient », ce qui ne nous éclaire guère sur la nature fondamentale de cet événement déjà donné dont le devenir serait l’essence. Conciliant les deux dimensions de l’événement, fruit d’un processus en amont et prélude à une germination en aval, on serait tenté d’affirmer que l’événement est ce qui devient. Toujours déjà en devenir et donc jamais susceptible d’être saisi « à l’arrêt », l’événement est en perpétuel mouvement et ne saurait donc être situé. Mieux que nul autre peut-être, Michel Foucault a rendu compte de cette ubiquité ontologique de l’événement, dont il disait qu’il n’est pas « une unité insécable qu’on pourrait situer de manière univoque sur des coordonnées temporelles et spatiales » avant de proposer sa propre définition : « un événement, c’est toujours une dispersion ; une multiplicité. C’est ce qui passe ici et là, il est polycéphale12. »