Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Avril 2011 (volume 12, numéro 4)
titre article
Stéphane Lojkine et Valérie Dupuy

Proust, l’écriture comme dispositif

Patrick Mathieu, Proust, une question de vision. Pulsion scopique, photographie et représentations littéraires, Paris : L’Harmattan, 2009, 309 p., EAN 9782296103870.

1Prendre Proust au mot. Voilà le projet et l’ambition affichés dès le début de l’essai de Patrick Mathieu. Si l’on pose comme point de départ de la réflexion le célèbre passage du Temps retrouvé1 dans lequel Marcel Proust définit le style et expose sa conception de l’art, il est frappant en effet, et plus encore à la lumière de cet essai, de voir combien la vision, jusqu’à la métaphore photographique, occupe une place centrale dans le projet romanesque. P. Mathieu y voit une clef de l’œuvre, à prendre au premier degré : si le style est vision singulière, cette vision, cette compréhension du monde « ne se font‑elles pas d’abord au moyen du regard ? » (p. 10) Et analyser ce regard dans l’œuvre ne nous conduit‑il pas à retrouver le sujet dans le discours, comme l’avait esquissé Antoine Compagnon dans Le Démon de la théorie ?

2L’essai de P. Mathieu s’intéresse d’abord à l’implication intime du « sujet » Proust dans l’élaboration poétique. Sous la « surface » du style, ce n’est pas une biographie singulière que le romancier donne à lire, mais l’universalité méta-biographique de la matière subjective :

Le travail de l’artiste est de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent […], notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’« observer », dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées.2

3Envisageant la Recherche comme un moyen pour le romancier d’accéder à soi, mais aussi comme un « discours qui se forme sur la littérature », P. Mathieu considère le texte comme « embrayé sur le moi de la manière la plus intime qui soit » (p. 12), et entend l’analyser tout particulièrement sous l’angle de la vision et, à travers elle, de l’image, du cadre et du dispositif photographiques. L’essai repose donc sur l’idée d’une tension entre deux ordres sémiotiques : celui de la langue et celui de la vision. La figure de la métalepse, envisagée de façon large, permet de mettre en évidence le lien entre le fictionnel et le biographique. Mais le caractère figural de la métalepse ne doit pas masquer la nature essentiellement scopique de cette liaison, de ce processus de création : il y a une « œuvre visuelle » (p. 19) de la Recherche, qui soumet la création proustienne à une logique de la pulsion scopique.

4La médiation est le principe directeur de cette œuvre visuelle. Gérard Genette avait déjà remarqué que la réalité se donne chez Proust comme une représentation préalable du monde. P. Mathieu approfondit cette idée en la mettant en rapport avec la notion de style comme vision, et, en tant que vision travaillée par le scopique, comme modalité d’expression de l’érotisme proustien. Parce que la vision engage à la fois la forme d’un style et un contenu érotique, elle conduit P. Mathieu à redéfinir radicalement la pratique proustienne de la description, et toutes les médiations qu’elle met en œuvre : intertextualité, intermédialité, liaisons avec la photographie et avec la peinture, où sont engagés, comme structures formelles du dispositif fictionnel, des cadres, des fenêtres, des chambres… Ces médiations s’opèrent toujours à partir du même seuil, de la même expérience : « Les premiers regards disent invariablement ce que tout le texte s’efforcera de révéler. » (p. 149)

5Dès lors que « chez Proust, la littérature se nourrit essentiellement d’images » (p. 20), comprendre la démarche créatrice de Proust revient à dégager, dans l’œuvre, non seulement les médiations visuelles de l’auto-fiction, mais la forme que prennent ces médiations, non directement comme structures du texte, mais, conditionnant ces structures, comme dispositifs optiques de représentation.

6Au-delà de l’appréhension sensible des images, P. Mathieu souligne l’obsession de Proust pour tous les jeux et les mécanismes optiques, et son expérimentation constante des dispositifs de représentation qu’ils induisent lorsque la littérature les importe, les sollicite comme médiations d’une vision du monde : les fenêtres et les reflets3, la lanterne magique4, le kaléidoscope5 sont les formes optiques du « système littérature », transformé en « machine perspective » (Louis Marin), dont la chambre fictionnelle proustienne exploite la puissance de pulsion, que ce soit sous le thème de la photomanie ou dans le jeu des regards et les scènes de voyeurisme auquel il donne lieu :

Les chambres et les pulsions qui s’y exercent sont le moyen de contourner une réflexion esthétique paralysante, le fait esthétique étant cette fois intégré au processus critique, au dispositif. […] Plus généralement, par la mise en place de la structure contenant/contenu des chambres […] Proust déploie un système répétitif abyssal : […] d’où un trouble biographique, une écriture métaleptique. (p. 227)

7Brassaï avait salué en son temps l’attention fervente de Marcel Proust à la photographie, et son influence sur sa vision artistique6. P. Mathieu reprend méthodiquement les nombreuses  scènes de la Recherche où la photographie est invoquée : le panneau de l’ordre de Rhodes, le portrait de la Berma, les photographies de Rachel qu’imite Gilberte, l’échange de vues sur les photographies d’Albertine et de Rachel, les nattes de Gilberte… Proust exploite bien sûr les effets techniques de la photographie, comme la révélation du vieillissement, de la distance, du flou. Il tire parti également du découpage objectif qu’elle opère dans la réalité au moyen des instantanés. Mais l’essentiel de la révolution photographique n’est pas là : ce qui émerge ici, c’est la présence dans l’écriture d’un nouvel ordre sémiotique, irréductible à l’expression verbale. La photographie manifeste un au‑delà du dicible, qui est signifié, à un niveau méta‑textuel, par le dispositif. Brassaï l’avait noté :

Chez Proust, par la magie de la chambre noire, le monde entier se transforme en un vaste atelier de photographe7.

8P. Mathieu explore la manière dont Proust mobilise la vision d’abord, l’écriture ensuite, pour opérer cette transformation du monde en dispositif optique, et de là mettre en œuvre cet « atelier du photographe » comme dispositif fictionnel. Par exemple le dôme de Saint‑Augustin vu dans l’encadrement d’une fenêtre8 n’est pas seulement saisi comme cliché avec un cadre ; il est littéralement photo-graphié parce qu’il est surimposé :

Le point de vue de Paris depuis une fenêtre donne sur un espace‑temps révolu, présent et absent à la fois, et que la tentative descriptive, à peine esquissée, tente de réveiller. Car le but n’est pas de plaquer une vue de Combray sur une fenêtre parisienne, mais de nous indiquer les modalités du dispositif de la réflexion de Proust ainsi que celles de sa mise en scène. Il n’y a au final, pas plus de Paris que de Combray ; il y a juste une béance encadrée sur laquelle, fragile, se dépose le texte. (p. 162)

9Cette prise de la vue entre deux images et la dépression représentative à quoi elle se réduit manifestent un ordre photographique qui n’a rien à voir avec la simple dénotation thématique, ni même avec la transposition littéraire d’un procédé technique. Proust se montre très critique envers la « littérature de notation », ou une littérature vue comme un « défilé cinématographique des choses »9. Ce qu’il convoque ici, c’est une fonction proprement heuristique de la photographie, qui va bouleverser dans ses fondements même le rapport de l’écriture à la représentation.

10L’image photographique n’apporte donc pas à la Recherche un supplément de réalité ; elle fonctionne au contraire comme indice, comme symptôme, ouvrant la représentation à la succession et à la multiplicité des points de vue. Elle est « signe », qui peut aussi bien travestir que révéler l’être, sans éluder le flou, le tremblement ou la fragmentation :

Je ne vois que [la photographie] qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyions une chose à l’aspect défini, les cent autres choses qu’elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime10.

11La fragmentation n’est pas un échec de la connaissance, mais un dépassement : elle opère concrètement la médiation photographique du réel, vers une connaissance qui se situerait au-delà de l’expérience synesthésique à laquelle on ramène trop souvent la démarche proustienne.

12Dans la continuité des analyses de Ginette Michaux, P. Mathieu dégage la dimension proprement heuristique de la photographie, et insiste sur sa puissance de basculement vers un au-delà du dire. Proust ne considère pas la photographie simplement comme une représentation dégradée du réel. En témoignent les comparaisons du Narrateur de la Recherche entre la contemplation d’une photographie et la découverte réelle du lieu photographié, au moment où il arrive à l’église de Balbec :

La photo n’est ni inférieure ni supérieure à l’original, elle lui est inférieure et supérieure à la fois11.

13Ginette Michaux y insiste, la photographie est un codage sémiotique : apprendre à le déchiffrer fait partie de l’apprentissage, de l’expérience du Narrateur proustien. L’enjeu de cette connaissance est la maîtrise de l’écriture :

Le visible en effet n’est pas seulement l’objet de la thématique et de l’intentionnalité proustiennes, c’est également le lieu où s’incarne son désir d’écrire. […] Mais son imagination, volontiers visionnaire, bute sur un point d’invisible, un trou dans le visible, un indescriptible12.

14Un tel constat oblige à une révision radicale des outils traditionnels (et notamment narratologiques) de l’analyse littéraire : il présuppose la primauté du visuel sur le verbal dans l’expérience littéraire, et la préexistence d’un lieu imaginaire de la fiction, qui s’élabore en amont de la mise en œuvre par l’écriture, pré‑conditionnant celle-ci. Définir la photographie chez Proust comme médiation optique du réel permet de penser ce lieu mental de l’élaboration fictionnelle.

15C’est dans cette perspective théorique que P. Mathieu analyse tour à tour les aubépines « cadrées » par les mains du Narrateur qui cherche à les isoler sous son regard, la fenêtre de Combray que l’enfant ouvre pour se rapprocher de sa mère, la fenêtre en ogive de Venise, les chambres comme lieux de spectacle, la scène de sadisme de Montjouvain surprise par la fenêtre, la rencontre de Charlus et de Jupien épiée depuis un vasistas, la séance sado-masochiste entrevue dans l’hôtel de passe de Jupien, autant de dispositifs qui créent un « cadre magique » permettant la description, et dont P. Mathieu met progressivement en évidence l’enjeu psychanalytique.

16Car tous ces dispositifs d’écrans et de cadres (étudiés particulièrement dans la partie III de l’essai) sont liés par P. Mathieu à un « motif sexuel ».

La Recherche ne tient que par le désir, qui en est la colonne vertébrale. Tout est fait en fonction du désir, y compris les actes qui en paraissent les plus éloignés, comme ceux de Legrandin, comme ceux de Charlus, comme le courage de Saint-Loup… Et dans ce désir protéiforme se tient la parole, forcément mensongère parce que les codes sociaux l’exigent, mais aussi parce que c’est la nature même de l’individu de dissimuler. (p. 247)

17À partir de ce désir se déploie tout un système connotatif qui baigne directement ou indirectement tout le roman (voir par exemple le passage sur les « cris de Paris »). Le projet de cet essai est ainsi de mettre en lumière une cohérence globale dans « la complexité et la diversité foisonnante de la Recherche », cohérence qui repose sur la vision, et permet de prendre certaines distances avec une lecture « intellectuelle » de l’œuvre de Proust, dont l’écriture ne serait ni fondamentalement philosophique, ni simplement sensuelle, mais franchement sexuelle.

18L’approche esthétique de l’œuvre proustienne prend ainsi une orientation neuve, en ce qu’elle n’apparaît plus absolument gratuite, ni même dépendante de théories intellectuelles, philosophiques ou artistiques (sur ce point, P. Mathieu prend ses distances, sans toutefois les réfuter, avec diverses approches critiques fondées sur le sensualisme ou la phénoménologie), mais au contraire, entièrement déterminée par la ou les pulsions. Désir des femmes, de l’aristocratie, des œuvres d’art, toutes les formes de désir ne peuvent se résoudre que dans l’écriture : « La seule possibilité pour s’approprier l’autre est par le langage, l’écriture, en un acte de dévoration supérieur, un besoin sophistiqué et symbolique » (p. 254). On touche là à un point‑clef de l’analyse de P. Mathieu, qui démasque, derrière la littérature donnée comme but à atteindre, la quête centrale, qui est celle de soi. Malgré ce que Proust soutient avec force, l’écriture et la littérature ne sont pas la finalité absolue :

Ce ne serait pas l’homme qui s’inscrit dans la Littérature, en devenant écrivain, mais le fait littéraire qui permet de constituer l’Être. […] La littérature se donne comme moyen, comme une force de changement. (p. 282‑3)

19Il est intéressant de voir là mis à jour un des paradoxes de l’œuvre :

Alors que les discours théoriques ou didactiques de Proust présentent toujours la littérature comme une finalité, un but à atteindre, justement sans doute par le « beau style », en quelque sorte un absolu kantien, elle est au contraire un outil, un miroir, une médiation de soi à soi. (p. 12)

20La littérature comme outil, voilà de quoi surprendre et décevoir plus d’un familier de la Recherche, mais P. Mathieu donne à cette idée une force logique, en montrant comment « l’impuissance et la frustration du regard » (p. 240), toujours écartelé entre la chose et sa représentation, nécessitent d’être transcendés dans le déplacement de la vision vers l’écriture. Les deux ordres sémiotiques de la vision et de l’écriture sont corrélés, et la littérature vient combler les angoisses et les pulsions qui envahissent le Narrateur.

21P. Mathieu en fournit un exemple dans l’analyse nouvelle qu’il propose d’une scène en chemin de fer, plutôt étudiée jusque là sous un angle référentiel et littéraire13, dans la mesure où elle convoque l’œuvre de la marquise de Sévigné. Assis dans le train qui le conduit à Balbec, le Narrateur s’absorbe dans la contemplation hébétée d’un store bleu qui masque la fenêtre14. Hypnotisé par cette toile tendue qui laisse filtrer la lumière du dehors, il en oublie un moment d’ouvrir le livre posé sur ses genoux, et ce n’est qu’au terme d’une longue absorption dans l’intensité de ce carré de toile découpée (un écran) qu’il se plonge dans la lecture des Lettres de Mme de Sévigné15, qui vont apaiser ses angoisses et sa hantise de la séparation. La scène est envisagée comme une suite d’étapes : les adieux à la mère sur le quai de gare (elle part en vacances de son côté avec le père) précèdent le malaise du Narrateur, suivis par la médiation visuelle du store bleu, dispositif‑écran qui vient « obturer la réalité » (p. 264), ramener le personnage à soi, et lui permettre dans un second temps de surmonter dans et par la littérature ce que P. Mathieu désigne comme une faille œdipienne : l’entrée dans la puberté, la perte de la communion avec la mère, et la haine du père qui en découle. La dimension fantasmatique est évidente et donne ici une valeur nouvelle au store bleu, interprété comme une variante du stade du miroir dans la mesure où il permet l’individuation. Il est frappant de noter alors que cette individuation s’articule immédiatement et comme naturellement avec la littérature, et le rapprochement entre le store et le miroir vient renforcer la thèse de P. Mathieu, qui associe en un mouvement fluide dispositif visuel, littérature et quête de soi.

22Pour autant, nulle trace d’une forme de dévaluation de la littérature, bien au contraire. Au‑delà de son foisonnement, l’essai de P. Mathieu, qui convoque un très grand nombre de scènes de la Recherche pour les soumettre à l’analyse, articule toujours la mise en évidence d’un travail de la pulsion scopique dans le texte à l’idée de la littérature comme horizon et comme « seul moyen de succès » (p. 270). C’est parce que cette articulation est constante qu’il y a médiation et, par là, dispositif. Face à tous les ratages, toutes les frustrations, les angoisses, les occasions manquées, les mauvaises interprétations, le Narrateur proustien place l’écriture « au‑delà », comme ultime planche de salut du moi confronté à « l’impuissance, [c’est‑à‑dire à] l’impossible aveu » (ibid.), au « choc », à la pulsion ou à la « crise » dont la vision est le déclencheur. Face à la réalité indicible, la vision est à la fois cause et indice (du désir, de la pulsion, de la crise).

23C’est dans ce contexte que l’on peut lire quantité de références à la littérature introduites par Proust dans son roman. Elles sont multiples, et P. Mathieu permet de revenir sur un grand nombre d’entre elles : Les Mille et une nuits, François le Champi, le Journal des Goncourt, la correspondance de Mme de Sévigné… Si le complexe d’Œdipe, le symbolisme incestueux, et divers thèmes liés à la sexualité ont été déjà largement commentés par la critique, P. Mathieu, en les rappelant, décentre le questionnement hors du biographique. Le propos de son essai n’est pas de « révéler » la personnalité d’un auteur caché derrière ses personnages dans un roman à clefs, mais de montrer, de façon bien plus complexe, le dispositif16 mis en œuvre via le roman, lui‑même tissé de multiples dispositifs optiques. Le recours à l’œuvre littéraire, dans la Recherche, vient alors « à l’appui d’un désordre personnel, indice pour le lecteur d’une médiation et d’un dispositif scénique » (p. 274). Pour « dire le moi », la littérature est d’une grande aide. L’idée a été relevée à de nombreuses reprises, et fait l’objet d’un chapitre de Marie Miguet-Ollagnier17. P. Mathieu y ajoute tout un pan de réflexion sur le rôle constitutif de l’image dans la création de l’ego, et prolonge ainsi la mise en lumière des pouvoirs de l’écriture. À ce titre, le commentaire autour du retour qu’opère Proust au roman de George Sand à la fin de la Recherche paraît éclairant (p. 281) : à la lecture lacunaire proposée par la mère, qui, dans Combray, passe les scènes d’amour et rend ainsi le roman bizarrement mystérieux, répond de façon savamment concertée le long développement du Temps retrouvé dans lequel Proust fait fondre en larmes son narrateur sous le coup de l’émotion :

Tel, je venais de reconnaître la douloureuse impression que j’avais éprouvée en lisant le titre d’un livre dans la bibliothèque du Prince de Guermantes, titre qui m’avait donné l’idée que la littérature nous offrait vraiment ce monde du mystère que je ne trouvais plus en elle18.

24Dans un roman où la plupart des personnages, « variables dans leur trajectoire », n’ont « qu’une connaissance fragmentée d’eux‑mêmes » (p. 237), la crise du sujet mise en avant par certains critiques n’est que partielle. Le Narrateur parvient à extraire de lui‑même une unité, une essence, dont la clef est la Littérature.

25« Toucher n’est rien, voir est tout ! » (p. 295), conclut Patrick Mathieu, au terme d’une analyse riche, qui convoque Lacan non sans tenir compte avec beaucoup de précision de tous les apports de la critique proustienne de ces dernières décennies. L’omniprésence du paradigme visuel (paradigme du spectacle, paradigme photographique…) est une manière pour Marcel Proust d’orchestrer la quête du Même, selon un schéma qui irait « du visible au lisible pour passer enfin au dicible ».

26Le célèbre essai de Jean‑Pierre Richard, Proust et le monde sensible, comme le livre de Julia Kristeva, Le Temps sensible. Proust et l’expérience littéraire, insistaient sur la dimension synesthésique de l’expérience phénoménologique proustienne. P. Mathieu semble à première vue opérer une terrible réduction en ne plaçant plus, au centre de l’écriture proustienne, qu’une seule et même pulsion, la pulsion scopique. Mais c’est précisément cette réduction qui lui permet d’opérer un progrès théorique.

27Présentée ici comme « œuvre de thérapie », la Recherche met en scène la toute-puissance de la vision, et instaure par elle un nouvel ordre, non verbal, du sens. Images, regards, cadres et mises en scènes révèlent les pulsions de l’auteur : on assiste là, et P. Mathieu l’assume pleinement, à un paradoxal « retour de l’auteur ». Sans doute Proust lui‑même est‑il pris à contre‑pied : mais c’est au prix de ce renversement de perspective que Proust, une question de vision, dépassant le face à face théorique entre critique structurale et critique biographique, dégage la puissance subjective de l’écriture, dès lors qu’elle est saisie comme dispositif.