Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Mars 2011 (volume 12, numéro 3)
Anne Rochebouet

« Ce que nous avom chi dit nous l’avons dit par soulas & par envoiseüre »

Corinne Denoyelle, Poétique du dialogue médiéval, Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2010, 371 p., EAN 9782753511743.

1« Ce que nous avons dit ici, nous l’avons dit pour nous divertir et nous égayer » : comme le laisse entendre cette phrase tirée du Trisan en prose, et sur laquelle s’ouvre Poétique du dialogue médiéval, la critique a souvent souligné la vivacité des dialogues dans les romans médiévaux ainsi que leur importance quantitative. Il semblait donc évident de leur consacrer une étude à visée générale. Le projet de l’ouvrage, tiré de la thèse de doctorat de l’auteur, soutenue en 2006, est ainsi d’étudier les dialogues des textes littéraires médiévaux à l’aide d’outils élaborés par la pragmatique et la narratologie à partir de corpus littéraires modernes et de données réelles. Les recherches menées jusqu’à présent sur ce point pour la littérature médiévale se sont en effet surtout intéressées aux caractéristiques énonciatives (insertion des discours, notamment rapportés, dans la narration, présence des différents discours indirects1) mais n’envisagent ni l’organisation interne des dialogues (enchaînement des répliques) ni leur ancrage dans la narration et ne les considéraient pas en tant qu’actes de langage.

2Dans cette perspective, Corinne Denoyelle utilise à la fois les travaux pragmatiques et narratologiques fondés sur l’étude des dialogues romanesques plus récents (notamment les travaux de Sylvie Durrer2) comme ceux de la linguistique conversationnelle appliqués à un corpus oral et immédiatement contemporain (Catherine Kerbrat-Orecchioni3). L’interaction entre les personnages et avec le cadre situationnel et narratif se voulant ainsi au cœur de l’étude, les monologues ont été logiquement écartés du corpus analysé, de même que tout ce qui relève d’une communication différée (lettres, pièces lyriques insérées). Servent en revanche de base aux analyses tous les dialogues, du discours direct à celui narrativisé, types dont les critères de délimitation ne sont cependant pas indiqués. La réalité manuscrite (ponctuation et mise en page) n’est pas intégrée à l’analyse. L’autre versant de l’étude consiste à analyser la différence qui, pour l’auteur, se fait jour entre les textes en vers et ceux en prose, que l’on pourrait relier à l’évolution des modes de lecture, de la performance orale dans un cadre communautaire à une lecture plus intime et progressivement silencieuse : dans les premiers, les dialogues apparaissent sous la forme de longs discours, fortement structurés, tandis que la prose diversifie la parole en utilisant notamment une syntaxe d’une complexité accrue.

3Le corpus choisi est centré sur des textes des xiie et xiiie siècles, à la fois en vers et en prose, de Chrétien de Troyes aux romans arthuriens en prose, qui ont pour point commun une même idéologie courtoise. Ce corpus, auquel le lecteur n’accède que par la consultation de la bibliographie, résulte, comme ce type d’études y oblige, d’un choix qui se fait sur le mode de l’échantillonnage. On peut se demander cependant s’il n’aurait pas été intéressant, afin de faire ressortir la spécificité, si elle existe, de ces romans (au sens médiéval du terme) relevant de l’idéologie courtoise, de les confronter à d’autres types de récits comme la chanson de geste. Par ailleurs, la bibliographie ne fait pas la liste de toutes les éditions disponibles pour chacun des textes retenus, et l’étude ne semble avoir porté que sur le seul texte édité cité. En tenant compte des limites imposées par des restrictions matérielles évidentes, il faut cependant envisager les conséquences qu’un tel choix pourrait avoir sur l’étude de ces textes, dont les éditions ne représentent qu’une version, résultant du travail d’un éditeur, que ce dernier ait choisi de donner la version d’un manuscrit ou de présenter un texte qui vise à être proche de l’originel. Pourquoi ainsi étudier Le Chevalier au lion dans l’édition de D. F. Hult qui donne le texte d’un manuscrit picard de la fin du xiiie siècle et non dans celle publiée à partir du manuscrit Guiot (premier quart du xiiie siècle) dans les Classiques Français du Moyen Âge ? Un texte de référence était nécessaire pour l’ensemble de l’étude (mais pourquoi telle édition a‑t‑elle été choisie et pas telle autre ?), mais l’étude des variantes, si elle ne pouvait être systématique, aurait dû entrer en compte dans l’analyse, par exemple dans l’emploi de tel ou tel verbe attributif4.

4S’ensuit une étude descriptive qui analyse les deux niveaux successifs des conversations mis en avant par C. Kerbrat-Orecchioni : le niveau externe, qui étudie les relations qui s’établissent entre les interlocuteurs, et le niveau interne, que représentent l’enchaînement des répliques et la cohérence générale de l’énoncé. La première partie s’arrête ainsi sur « la contextualisation des dialogues » et vise à décrire les différents cadres dans lesquels ceux-ci ont lieu, la seconde sur « la construction des dialogues ».

5C. Denoyelle étudie d’abord « le cadre situationnel », c’est‑à‑dire les conditions spatio‑temporelles dans lesquelles les conversations prennent place : les différents lieux où elles peuvent se situer, le positionnement des personnages les uns par rapport aux autres, enfin le moment des conversations. En ce qui concerne l’évolution entre les différents textes étudiés, elle constate que le souci du contexte est très faible dans les textes en vers, sauf chez Chrétien de Troyes, tandis qu’il paraît plus systématique dans les romans en prose.

6On aborde ensuite « le cadre participatif » qui analyse l’influence que peut avoir sur le contenu et le déroulement de la conversation le nombre et la nature de ses participants. L’étude se fait ici sur le plan quantitatif : le nombre de participants est envisagé en termes de rapports de force, du fait notamment des règles sociales, et une place est faite à la présence de témoins, aux statuts variés, dont le rôle peut se révéler indispensable même s’ils ne participent pas à l’échange. Le témoin peut ainsi être le destinataire indirect, voire premier, de ce qui est dit. Est également étudiée la construction des dialogues à plusieurs voix, ou polylogues, qui peuvent être formés de la juxtaposition de dialogues, ou synthétiser un ensemble de locuteurs en une voix collective ou encore en un porte‑parole.

7« Le cadre thématique » aborde le contenu des conversations. Le but des discours y est également examiné : il est essentiellement narratif, mais les conversations à finalité interne (passer du bon temps entre personnages) se développent un peu dans la prose. Enfin, l’étude du cadre situationnel se termine par l’analyse de ce qui ne relève pas du verbal, « les regards, gestes et mimiques ». Après avoir décrit l’insertion de ces données dans le dialogue, on constate qu’on les trouve surtout dans la prose arthurienne, qui prend davantage en compte la contextualisation des conversations. Ils relèvent dans ces textes soit d’un effet de réel, soit d’un nouvel accès à l’intériorité des personnages, le monologue d’introspection disparaissant parallèlement.

8La seconde partie s’ouvre sur une étude du passage progressif de discours structurés par la rhétorique dans les textes en vers à une représentation plus mimétique de la parole, cette notion de mimétisme étant envisagée par l’auteur comme la vérité des rapports de communications établis entre les personnages et non du côté des transcriptions d’effets de voix. Dans un chapitre sur « le style oralisé » sont ainsi envisagées les différentes marques de la production orale des dialogues (pauses, interjections), le réalisme, si tant est qu’on peut l’envisager, des dialogues médiévaux n’étant pas à rechercher du côté de la restitution d’une langue orale.

9« La construction des dialogues » est ensuite envisagée : la difficulté est ici de distinguer les différentes répliques qui constituent les conversations, et qui permettent d’étudier leur tempo, qui irait croissant entre les textes en vers et ceux en prose, sauf dans le Tristan en prose. Le mélange de tous les types de discours (directs, indirects, narrativisés) comme de deux modalités, le vers et la prose, difficilement comparables en termes de volume, amène cependant à envisager avec précaution les résultats des relevés effectués.

10Le chapitre sur « la syntaxe des dialogues » décrit, à partir de la liste des différents actes de langage possibles, les types d’enchaînement dans les conversations. L’impression de naturel qu’ont pu donner les dialogues médiévaux vient ainsi de l’enchaînement des répliques qui correspond à des schémas par ailleurs connus. L’élaboration d’une plus grande complexité mimétique entre le vers et la prose se verrait ici par la structure ouverte que présentent plus volontiers les dialogues en prose et qui paraissent ainsi au premier abord moins subordonnés à une efficacité narrative ; leur rôle essentiel reste cependant de faire progresser la narration.

11Enfin, « les modèles institutionnels des dialogues romanesques » recherchent une transposition dans les romans des formes historiques qu’ont pu prendre certains actes de langages sociaux (la confession, l’aveu judiciaire, la prédication, etc.). En dehors du problème d’anachronisme, notamment pour les textes du xiie siècle, ces pratiques ayant souvent été codifiées ultérieurement, l’auteur constate que ces modèles, s’ils sont utilisés, sont dans tous les cas subordonnés aux exigences du récit.

12L’ensemble de l’ouvrage est donc avant tout descriptif et illustratif, présentant de nombreuses analyses fines de plusieurs passages de dialogues dans les romans étudiés. Mais il est difficile d’en dégager un apport synthétique sur le dialogue dans les romans d’idéologie courtoise des xiiexiiie siècles : beaucoup des analyses éclairent avant tout le texte dans lequel est inséré le dialogue, et non ce dernier en tant que pratique linguistique et littéraire. Ainsi, Merlin apparaît comme modelant toutes les conversations dans le Merlin en prose, ce qui est représentatif du statut et du caractère de son personnage, mais ne se reproduit pas, avec un autre interlocuteur, dans les autres textes. La construction des dialogues semble surtout dériver de leur fonction dans le récit et des caractéristiques propres à chaque texte et à chaque auteur (d’où les efforts de contextualisation de Chrétien de Troyes qui écrit pourtant en vers et les répliques longues et tout imprégnées de rhétorique scolaire du Tristan, pourtant en prose). L’étude de la poétique du dialogue médiéval devrait ainsi peut-être envisager d’élargir son champ d’investigation vers d’autres récits et d’autres époques, ainsi que vers le rapport du dialogue avec la narration pour aboutir à des conclusions plus synthétiques.