Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Mars 2011 (volume 12, numéro 3)
Hélène Baty-Delalande

Diversité du monde & hantise du chaos : ambivalences modernes du cosmopolitisme à la française

Nicolas Di Méo, Le Cosmopolitisme dans la littérature française, de Paul Bourget à Marguerite Yourcenar, Genève : Droz, 2009, 351 p., EAN 9782600013116.

1À partir d’un vaste corpus de romans français, de Bourget à Yourcenar, Nicolas Di Méo s’attache à restituer toute la complexité de l’un des grands fantasmes des années 1890 à 1950 : le cosmopolitisme. La hantise de l’autre et du divers se mue alors volontiers en obsession : obsession du déracinement, du métissage et de la décadence qui s’ensuit nécessairement ; obsession d’un déclin moral, d’une dissolution des identités culturelles et d’une perte généralisée du sens dans le brouillage des signes. Au-delà des images convenues (le goût pour l’exotisme et le pittoresque du divers, d’une part ; l’exacerbation réactionnaire face à l’étranger, d’autre part), cet ouvrage analyse le tissage retors des idéologies et des sensibilités : pensée « différencialiste » et universaliste, conscience d’une ouverture du monde et sentiment de la décadence, séduction de l’étrangeté et mépris de l’infériorité — cosmopolitisme et sentiment national, surtout. Le postulat de départ est celui d’un historien de la littérature, qui apparaît comme « terrain d’enquête idéal pour une histoire des représentations attentive non seulement aux préjugés d’une époque, mais aussi aux formes de réagencement du monde les plus originales » (p. 21). C’est là le propos fondamental de N. Di Méo : montrer que la présence du cosmopolitisme dans le roman français du premier xxe siècle ressortit à une angoisse collective, face à un monde qui se défait ; la notion de cosmopolitisme renvoie ainsi à l’exigence partagée d’une harmonie à reconstruire.

2La première partie de l’ouvrage est consacrée aux rapports entre cosmopolitisme et décadence. Les réflexions de Paul Bourget qui constituent le point de départ de la réflexion illustrent une ambivalence essentielle : le cosmopolitisme, comme exaltation des différences, peut apparaître comme l’expression ultime d’une pensée différencialiste et réactionnaire ; mais le plus souvent, c’est en tant que dilution des cultures, brouillage des hiérarchies naturelles entre races et menace pensant sur les identités qu’il devient le symptôme d’une décadence universelle. Alors que Bourget semble se contenter de souligner la diversité des origines comme inaliénable principe d’explication du monde (Cosmopolis, 1892), Morand suggère inlassablement l’incompatibilité des races et des modes de vie ; la réalité du cosmopolitisme ne saurait effacer les singularités héréditaires, nationales, voire raciales. N. Di Méo montre que le différencialisme est également à l’œuvre chez Segalen, sous la forme renversée d’un exotisme humaniste, et même chez le Malraux de la Tentation de l’Occident, qui souligne le caractère absolu d’une altérité culturelle.

3De manière plus retorse, la différence française, qu’il faut sauver de la dilution cosmopolitique, peut être érigée en universel ; chez Barrès, l’enracinement est salvateur, on le sait, et le cosmopolitisme est l’une des expressions les plus regrettables du rationalisme moderne. Paul Morand distingue un atavisme français, dans les réflexes civilisateurs et les ambitions conquérantes de la nation ; portée par un déterminisme racial, la colonisation française a bien une vocation universelle.

4Plus attendue est l’étude de la représentation d’un cosmopolitisme menaçant, à travers un mélange des cultures dissolvant les identités : depuis Gobineau, l’idée d’un mélange des races conduisant inéluctablement au déclin a fait son chemin, comme en témoignent certains écrits de Morand, encore, ou de Drieu la Rochelle, qui associe à cette hantise de la décadence la haine des juifs, commodes incarnations de tous les travers du cosmopolitisme contemporain. Hétérogénéité, et pourtant uniformisation ; le métissage semble déjà trop avancé dans une civilisation industrielle indifférenciée, matérialiste et amorale. Le cosmopolitisme bouscule les hiérarchies traditionnelles et contrarie l’ordre des choses ; on ne s’étonnera pas de voir que c’est aussi à travers les représentations de femmes modernes qu’il est dénoncé. N. Di Méo évoque ainsi les types de l’excentrique ridicule (Cherbuliez, Margueritte), de l’ambitieuse lucide et impitoyable (Bourget) ou de la perverse insaisissable (Morand).

5Dans la deuxième partie, l’auteur s’attache à l’articulation entre cosmopolitisme et patriotisme, pour suggérer la complexité des enjeux et des représentations littéraires. En effet, même si la tentation d’une réaffirmation identitaire est forte, le besoin d’un renouvellement esthétique et culturel, grâce à des influences extérieures, demeure. Certains écrivains contribuent à définir un certain cosmopolitisme à la française, fondé sur l’harmonie et l’équilibre, assimilant au mieux la diversité culturelle mondiale, tels Morand, Giraudoux, Gide et Cendrars ; d’autres le valorisent comme une posture romantique et fascinante, mais nécessairement élitaire, tels Segalen et surtout Larbaud, « patriote cosmopolite » achevé, voyageur, critique, traducteur et poète, portant haut les couleurs de la langue et de la culture française, tout en promouvant l’idée européenne et la pensée de la diversité.

6La dernière partie est consacrée au cosmopolitisme envisagé du point de vue des idéologies internationalistes et des projets universalistes. Là encore, l’enjeu identitaire est fondamental, dans « l’articulation de l’un et du divers, du semblable et du différent » (p. 223). Certains critiquent le détachement mondain du cosmopolitisme distingué (Aragon, Margueritte), d’autres semblent revenir au sens universaliste du mot, cherchant à constituer un idéal au-dessus des patries, le plus souvent européen, plus (Benda) ou moins (Romain Rolland, Margueritte) franco-centré, non sans risquer d’en revenir à un différencialisme se révélant progressivement raciste (Drieu).

7N. Di Méo évoque pour finir deux cas à part : celui de Claudel, dont l’œuvre évoque une transcendance irrésistible, par-delà les tensions entre unité et diversité, forme mystique d’un universalisme qui se substitue à la problématique moderne du cosmopolitisme ; et celui de Yourcenar, dont Les Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au noir semblent exprimer le renversement essentiel des représentations, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale :

L’universalisme glisse de l’action politique, fondé sur la foi en une nature commune à tous les hommes, à la seule affirmation de l’existence de cette nature, en dehors de tout projet politique.(p. 307)

8Le cosmopolitisme ne saurait subsister en tant que tel, avec la dissipation de la confiance dans la vocation universelle des modèles occidentaux.

9Au terme de son parcours, N. Di Méo souligne que « amoral et sans attaches, le héros cosmopolite incarne ainsi, dans les années 1890‑1950, l’individu moderne sous son jour le plus inquiétant » (p. 323) ; mais la représentation complexe du cosmopolitisme, comme réalité paradoxale — entre choc des diversités et uniformisation — renvoie plus profondément à une exigence historique : restaurer une forme d’harmonie dans un monde privé de ses repères traditionnels, grâce, au choix, à la reformulation nationaliste du cosmopolitisme, à sa revendication élitiste, ou à une série d’anathèmes sur la décadence et le brassage des races. Ce processus semble avoir reçu un coup d’arrêt au tournant des années cinquante :

La littérature […] n’essaie plus guère de rétablir ou de reconstruire une cohérence globale en attribuant à chaque peuple un rôle et une place dans l’histoire mondiale, autrement dit en déterminant, ou plutôt en tentant de déterminer ce qui sépare et ce qui rapproche les différents groupes humains. (p. 332)

10Il faut saluer l’ambition de ce travail, qui repose sur l’étude d’un corpus considérable, associant des figures attendues (Bourget, Cendrars, Drieu, Gide, Giraudoux, Gobineau, Larbaud, Margueritte, Morand et Segalen) et d’autres qui le sont moins (Aragon, Benda, Claudel, Guilloux, Malraux, Yourcenar). Nicolas Di Méo choisit délibérément une posture d’historien de la littérature ; ses réflexions s’inscrivent dans le fil des travaux de Pierre Citti (Contre la décadence : histoire de l’imagination française dans le roman 1890‑1914, PUF, 1987), Pascal Dethurens (De l’Europe en littérature (1918‑1939), Droz, 2002) et Blaise Wilfert (Paris, la France et le reste… Importations littéraires et nationalisme culturel en France, thèse de doctorat, Paris I, 2003) entre autres, et répondent à des préoccupations très contemporaines de l’histoire culturelle, touchant à l’identité, à la possibilité de penser l’universel, et aux implications politiques des œuvres littéraires. De ce fait, les analyses se fondent dans la plupart sur des cas sur une lecture historienne, presque documentaire des textes, censés refléter une pensée, les obsessions ou les stéréotypes d’un écrivain et de son époque. Il serait sans doute envisageable de réfléchir sur les conditions esthétiques de représentation du cosmopolitisme, de ses figures, de ses conditions de développement, et de proposer, par exemple, l’étude des configurations formelles qui font émerger dans toute leur complexité un monde divers, aux valeurs heurtées et aux personnages contrastés, chez Morand ou chez Larbaud — mais il faudrait alors très certainement renoncer à l’ambition panoramique qui fait le prix du travail de N. Di Méo. Autre perspective ouverte par ce travail, l’étude du rôle des revues dans la constitution d’une pensée « cosmopolite » ou/et « nationale » du roman, qu’il s’agisse de Commerce, d’Europe, de La NRF, ou de La Revue universelle.