Acta fabula
ISSN 2115-8037

2011
Mars 2011 (volume 12, numéro 3)
Aurore Peyroles

Les oubliés de Weimar

Jacques Durand, Le Roman d’actualité sous la République de Weimar, Paris : L’Harmattan, coll. « Allemagne d’hier et d’aujourd’hui », 2010, 474 p., EAN 9782296128743.

1Qui connaît encore les noms de Felix Beielstein, d’Ernst Glaeser, d’Adam Scharrer ou d’Erik Reger ? Romanciers, ces hommes ont vécu et écrit la passionnante et éphémère période de la République de Weimar. De la révolution de novembre 1918 à l’accession au pouvoir du parti nazi, l’actualité de leur temps leur sembla assez riche pour en faire des romans. En consacrant son travail de thèse à leurs œuvres-reflets, Jacques Durand fait ressurgir tout un pan de la littérature allemande quelque peu tombé dans l’oubli, triste sort des romans ancrés dans l’actualité de leur avènement, destinés à leurs contemporains, engagés dans les combats de leur temps.

2Le Zeitroman, le roman d’actualité, ne naît pas avec la République de Weimar. Mais l’époque semble encourager les velléités de saisir les circonstances immédiates à travers l’écriture romanesque : les tensions politiques et sociales, le sentiment de vivre un temps contradictoire, « une époque entre les époques », l’impression d’assister au déroulement d’une tragédie, celle de la nation allemande ou celle d’une classe sociale, exhortent nombre de romanciers à prendre pour objet la réalité à laquelle ils sont quotidiennement confrontés. La Montagne magique, L’Homme sans qualités, Les Somnambules : les « grands » livres germanophones écrits entre 1918 et 1933 ne manquent pas. Considérés comme des sommets littéraires, ils ont caché de leur ampleur une production romanesque contemporaine foisonnante, majoritairement consacrée à l’actualité. Retrouver ces romans oubliés, c’est d’abord souligner à quel point l’époque s’est imposée aux romanciers, à quel point aussi elle les a poussés à prendre position, à s’engager dans sa compréhension et dans son façonnement. Les temps agités de la République de Weimar appelaient le Zeitroman.

3Le roman d’actualité résulte en effet d’une double volonté : celle de rendre compte de l’époque contemporaine, celle d’en influencer le cours. Quelle que soit l’interprétation politique qu’il défend, ce roman s’écrit contre le roman du siècle précédent, jugé obsolète ou inapte à saisir la réalité présente : l’analyse psychologique est rejetée pour la description des faits et des circonstances ; le type est préféré à l’individu ; la dénonciation de « la tendance esthétisante et élitiste de l’avant-guerre » est unanime. L’ambition de saisir l’actualité impose au Zeitroman une redéfinition de ses moyens, de ses techniques et de ses procédés : le modèle du Bildungsroman n’y suffit plus. Les nombreux romans étudiés par J. Durand font du simultanéisme la méthode première de leur investigation de l’époque. S’appuyant sur des recherches allemandes (non traduites pour la plupart), l’auteur mentionne — sans y insister et c’est dommage — les particularités formelles qui s’imposent au roman d’actualité : une multitude de personnages, typiques plutôt que singuliers, la progression par « scènes isolées et images instantanées (Augenblicksbilder) », la prédominance accordée aux dialogues. Le Zeitroman est un roman essentiellement « extraverti », tourné vers le monde et non vers l’intériorité individuelle. Genre fondamentalement caméléon, qui évolue au rythme de l’actualité dont il doit rendre compte.

4Une constante pourtant : ces romans, à des degrés divers certes, sont des romans politiques ; comme si écrire l’actualité weimarienne exigeait une prise de position explicite, une volonté de démontrer autant que d’expliquer. L’étude de J. Durand a le grand mérite de ne pas se limiter à des œuvres illustrant un seul parti pris idéologique, embrassant dans une vue aussi panoramique que possible l’ensemble des Zeitromane de la République de Weimar : il est assez rare de voir se côtoyer au sein d’une même analyse écrivains communistes et écrivains fascistes, de gauche modérée et d’extrême droite, pour le souligner. Parmi tous les romanciers mentionnés, peu de défenseurs du fragile régime républicain : l’enthousiasme premier saluant la fin de l’empire cède rapidement la place à la détestation d’un pouvoir qui a écrasé l’insurrection berlinoise de janvier 1919 et a mis fin à la République munichoise des Conseils. Les sujets de critiques abondent : insurrections, inflation, chômage, paupérisation, le contexte social de Weimar effare tout observateur. Il pousse sur la voie politique les romanciers les moins sensibles à la question de l’engagement. Malgré la diversité des convictions, malgré la disparité des décors et des ancrages sociaux, malgré la variété des personnages mis en scène dans ces romans d’actualité, ces derniers dressent un portrait presque uniforme du contexte historique, où dominent la déception et l’amertume — de la figure du soldat tout juste rentré du front qu’affectionnent les écrivains de droite, à celle du prolétaire réprimé que mettent en scène les auteurs communistes.

5Ainsi, si les intrigues diffèrent, à la mesure des divergences politiques des romanciers évoqués, on observe aussi une relative uniformité formelle : J. Durand convoque à de nombreuses reprises les analyses de Susan Rubin Suleiman sur le roman à thèse1 pour rendre compte des œuvres étudiées, quel que soit leur bord idéologique. Redondance, structures de l’apprentissage et structures antagoniques, exemplarité ou contre-exemplarité, sont des traits majeurs du roman d’actualité weimarien. L’époque contemporaine est envisagée au prisme de convictions politiques qui informent sa perception et sa représentation. Cette dernière est plus ou moins codifiée : les écrivains se réclamant de la Neue Sachlichkeit aspirent à une certaine cohérence, moins pour faire école que pour livrer une vision frappante et « typique » de la réalité contemporaine ; les communistes, concevant le domaine littéraire comme « une composante du travail organisé, méthodique et unifié du parti », se lancent à la recherche du roman intrinsèquement prolétarien : des correspondances ouvrières aux réflexions de la « Ligue des écrivains prolétariens révolutionnaires » puis aux instructions plus directes encore du Congrès de Kharkov, la littérature communiste se cherche tout en se faisant prescriptive ; les écrivains se réclamant de la droite privilégient certaines thématiques (solidarité entre guerriers, révélations de l’épreuve du feu, attachement au sol de la Heimat). Si les thèses divergent, les romans se ressemblent souvent dans leur volonté de convaincre.

6On regrettera pourtant que l’étude de ces romans se limite trop souvent à un résumé des intrigues, comme si elles seules étaient révélatrices et porteuses d’une intention politique, comme si elles seules reflétaient la volonté de saisir le temps. L’influence du cinéma ne fait par exemple l’objet d’aucune analyse précise ou systématique, non plus que l’éventuelle relation de ces romans avec les mouvements esthétiques contemporains — tels que le constructivisme ou le futurisme. Quels livres alors actuels lisaient donc les romanciers d’actualité ? Procédant plus par liste d’ouvrages que par vision synthétique, l’ouvrage de J. Durand ne prend pas le surplomb nécessaire à l’analyse d’un corpus aussi foisonnant. À l’autre bout de l’échelle de l’analyse littéraire, la rareté des citations — toujours en français — et surtout l’absence de tout commentaire critique qui viendrait en éclairer la portée reflètent un parti pris qui accorde peu d’importance aux remarques stylistiques ou structurelles ponctuelles, dans le corps du texte, pourtant très révélatrices elles aussi de l’écriture romanesque politique. On aurait aimé plonger davantage dans les textes évoqués, et non s’en tenir aux caractéristiques ou à la trajectoire, souvent linéaire, des protagonistes. Citant Susan Rubin Suleiman, J. Durand atteint rarement sa précision dans l’analyse des œuvres.

7C’est probablement le choix d’« une méthode qui s’inspire d’une approche sociologique, la méthode typologique, qui permet de mettre en valeur les différents types d’hommes apparaissant dans les romans » qui nuit le plus à l’ouvrage. La dernière partie, consacrée à « l’image de la stratification sociale », voit ainsi défiler « les couches supérieures », puis « les couches moyennes » et enfin « les couches inférieures », liste elle-même décomposée en listes de personnages romanesques et d’ouvrages. Cette parcellisation empêche l’auteur de dégager avec force ses conclusions. Ce travail de thèse aurait certainement mérité davantage de remaniements — l’auteur en souligne lui-même la « légèreté » : si son organisation permet de s’y orienter facilement, le listage thématico-bibliographique nuit à une lecture suivie. Surtout ce choix typologique, qu’il s’applique aux personnages fictifs ou aux romanciers catégorisés selon leurs opinions politiques, estompe quelque peu l’angle littéraire que l’auteur s’était pourtant promis de privilégier dans son introduction. Regrettant le discrédit pesant sur le roman d’actualité, lu seulement comme témoignage ou reflet documentaire, il annonçait son intention d’y consacrer une étude « poétique » : cette dimension semble pourtant s’estomper au fil de l’évocation, pour disparaître dans la dernière partie. Finalement, le roman d’actualité est bien envisagé — et à juste titre — comme révélateur et témoin de son époque. Souvent introduites par des paragraphes à caractère historique ou sociologique, les œuvres sont bien envisagées comme les illustrations ou les confirmations d’une vérité historique, plus que comme les objets d’une analyse spécifiquement littéraire. On ne saurait d’ailleurs le reprocher à l’auteur : l’intérêt documentaire de ces romans, dans la mesure même où ils reflètent souvent davantage les fractures et les interprétations politiques contemporaines que la réalité elle-même, ne fait aucun doute, et il est plus facilement mesurable qu’une hypothétique valeur littéraire, toujours définie de manière très floue. Il est cependant dommage que la manière dont ces romans rendent compte de l’actualité contemporaine ne fasse pas l’objet d’analyses plus précises.

8Il reste que l’ouvrage de J. Durand lance de nombreuses pistes de recherches. Ce n’était pas l’objet de ce travail de les développer, mais elles mériteraient assurément de l’être. Ainsi de la réception de ces romans d’actualité weimariens dans le contexte si particulier des deux Allemagnes. Quand il étudie les romans d’inspiration communiste, J. Durand est souvent amené à citer des critiques littéraires et des recherches universitaires de l’ancienne RDA, où la littérature encouragée par le KPD (Kommunistiche Partei Deutschlands) d’avant 1933 a fait l’objet de nombreuses études, à des fins politiques évidentes. Qu’en fut-il en RFA ? Quelles œuvres ont passé l’épreuve de la postérité, et selon quels critères ? Comment furent jugés les romans d’auteurs se réclamant du fascisme ou de l’extrême droite ? Quel est leur sort dans l’Allemagne d’aujourd’hui ? Ces interrogations croisent celles, passionnantes elles aussi, portant sur les politiques éditoriales à travers l’histoire allemande. J. Durand évoque les organisations communistes de l’époque weimarienne, dotées de leur propres maisons d’édition et désireuses d’atteindre les fameuses « masses » grâce à une collection de livres bon marché dont il étudie un certain nombre. Mais de façon plus générale, qui édite qui, et pour qui ? À quel moment ? La réception du roman d’actualité refléterait probablement d’autres actualités, celle de l’Allemagne de l’après-guerre et celle de l’Allemagne contemporaine.

9Panorama d’une exceptionnelle ampleur, les recherches de Jacques Durand ont surtout le mérite de s’intéresser à un objet doublement délaissé : le roman d’actualité, vite jugé obsolète et anachronique, qui se double d’une dimension politique, vite suspecte de priver une œuvre  de tout intérêt littéraire. Ce travail de thèse fait ressurgir une époque souvent étudiée par des historiens de l’art ou des historiens tout court, beaucoup plus rarement dans une perspective littéraire. Cependant les romans étudiés ne témoignent pas seulement de leur époque ; ils reflètent aussi une certaine conception de l’activité littéraire. Communistes ou fascistes, les romanciers à qui cet ouvrage redonne un nom considéraient comme un devoir d’intervenir dans l’actualité immédiate, concevant leurs œuvres comme des armes politiques. C’est cela peut-être qui nous semble le plus anachronique aujourd’hui : cette confiance accordée au roman n’est plus de mise depuis longtemps, et le sort du roman d’actualité weimarien a précisément démontré son inefficacité. Cette conception de la littérature, procédant « du désir de rendre aux mots leur poids et leur sens » et visant « à faire en sorte qu’un livre (re)devienne quelque chose qui compte vraiment, afin qu’on ne puisse plus balayer son propos d’un revers de main en disant “tout cela n’est que littérature”2 », méritait assurément et malgré tout d’être sortie de l’oubli.