Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2011
Février 2011 (volume 12, numéro 2)
Carine Roucan

Huysmans & le chemin de la conversion

Jérôme Solal, Huysmans avant Dieu. Tableaux de l’exposition, morale de l’élimination, Paris : Éditions Classiques Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuvièmistes », 2010, 230 p., EAN 9782812401015.

1Huysmans avant Dieu réunit dix articles de Jérôme Solal, publiés de 2002 à 2010 dans différentes revues. Chaque article porte sur l’un des dix premiers récits de Huysmans écrits de 1876 à 1891, de Marthe à Là-Bas, c’est-à-dire jusqu’à la conversion de l’auteur.

2La critique étudie traditionnellement l’œuvre religieuse comme étant en rupture avec les premières œuvres, la conversion spirituelle s’accompagnant d’une rupture littéraire. La conversion permet à Huysmans de sortir de « l’impasse naturaliste », de manière si marquée que certains ont remis en cause la sincérité de sa conversion, émettant l’idée que la religion n’aurait été qu’un objet d’étude nouveau pour l’écrivain naturaliste. Il est difficile de discuter de la sincérité de la foi de Huysmans. Certes, il est venu à la religion pour changer de sujet et explorer un domaine inusité par les naturalistes, thème qui lui permettait en outre de faire le lien avec la peinture, et notamment les Primitifs allemands. L’œuvre et la vie de Huysmans sont si intimement intriquées qu’elles évoluent de manière conjointe, son évolution littéraire suit en effet son évolution spirituelle. Il est certain que Huysmans a abordé la religion, la foi, la vie monacale et l’oblature comme des objets d’étude naturalistes, et que sa révolution littéraire et stylistique n’a jamais consisté à renier le naturalisme, mais à lui donner un supplément d’âme. Pierre Cogny, le premier, a souligné le fait que Huysmans reste « naturaliste jusqu’au bout », malgré tout le mal qu’il dit de Zola. Dans Là-Bas, Huysmans fait part, à travers le personnage de Durtal, de son projet de créer un « naturalisme spiritualiste », qui se situe donc dans la lignée zolienne, et il est en désaccord avec son ami des Hermies qui proclame la mort du naturalisme dès l’incipit de Là-Bas. Nous pouvons certes affirmer avec J. Solal que « la fidélité [de Huysmans] au capitaine [Zola] tangue assez vite »1, mais on ne peut considérer que Zola sert uniquement à Huysmans à « faire ses armes »2, et qu’« à suivre un tel modèle, la question de Dieu évidemment aurait peu de sens ». La référence à Dieu est constante chez Zola, et s’il s’agit pour lui de décrire le monde tel qu’il est, sans explication divine, il faut remarquer que son œuvre s’inscrit constamment en référence à la religion, même si c’est pour s’y opposer, comme lorsqu’il compare l’hérédité et le milieu au péché et à la grâce :

Seulement, il faut remarquer que le milieu joue ici le rôle de la grâce, dans la théologie : il faut la grâce pour faire son salut, l’homme ne se sauve pas lui-même, si Dieu ne lui accorde pas la grâce ; et de même mes Rougon-Macquart ne résistent pas à leur hérédité, si le milieu ne vient la combattre. De même que mon Serge se désespérait lorsque la grâce l’abandonnait, il faudrait donc qu’Angélique entrât en angoisse dès qu’elle sentirait le milieu ne plus influer, n’être pas assez fort, disparaître.3

3Ainsi, l’affiliation à Zola nous apparaît comme étant plus qu’une première étape dans le parcours littéraire de Huysmans, qui n’a effectivement pas suivi à la lettre le maître de Médan (mais être écrivain suppose de prendre son indépendance par rapport aux modèles), mais qui a poursuivi le dialogue avec lui jusqu’au bout, en particulier sur la question religieuse, comme lorsqu’il répond au Lourdes de Zola (1901) par Les Foules de Lourdes (1906).

4Le découpage de l’œuvre proposé par J. Solal est novateur : la critique étudie traditionnellement l’œuvre de conversion comme une unité, mais l’œuvre d’avant la conversion n’a jamais été envisagée en tant qu’unité. Cependant, ce découpage nous pose problème : J. Solal considère en effet Là-Bas, premier opus de la tétralogie de Durtal, comme un roman d’avant la conversion. Ce roman a certes pour sujet le satanisme, et certains critiques considèrent que les romans de la conversion commencent avec En Route, mais il nous semble peu judicieux de classer Là-Bas à part de la tétralogie qu’il forme avec En Route, La Cathédrale et L’Oblat car ces quatre récits sont soudés par le personnage de Durtal. J. Solal d’ailleurs, dans le dernier article de ce recueil (« Cène. Là-Bas, 1891 »), affirme lui aussi que l’expérience satanique de Durtal le place tout à côté de Dieu, malgré ses tâtonnements. Cependant, il s’agit là de la première œuvre mystique, sinon religieuse, de Huysmans, qui affirmait d’ailleurs la proximité et même la complémentarité entre Dieu et la Diable, « De sa patte crochue, le Démon m’a conduit vers Dieu », affirmait-il, le satanisme se présentant comme une première étape nécessaire vers le divin.

5J. Solal pose un regard neuf sur l’œuvre de Huysmans qui n’a été envisagé jusqu’ici que sous l’angle de l’unité de l’ensemble de l’œuvre romanesque ou de l’unité de l’œuvre religieuse, mais l’on peut se demander s’il est une autre unité à découvrir. J.‑K. Huysmans lui-même considère une rupture dans son évolution artistique, qu’il situe en 1884 avec À Rebours. Comme il l’explique dans la « Préface écrite vingt ans après le roman », il a écrit ce roman pour tenter du naturalisme, qu’il ne renie pas mais qui est selon lui dans une impasse et qui « s’essouffl[e] à tourner la meule dans le même cercle »4, et il réalise, vingt ans après, que « tous les romans qu’[il a] écrits depuis À Rebours sont contenus en germe dans ce livre. Les chapitres ne sont, en effet, que les amorces des volumes qui les suivirent.»5 J. Solal, lui, étend cette amorce de conversion aux dix premiers récits de Huysmans, qu’il envisage comme un « Décalogue ». Nous nous demanderons ce qui lui permet de considérer que Huysmans est en route vers Dieu dès le début, reprenant ainsi l’affirmation de Huysmans sur « l’orientation si claire, si nette d’À Rebours sur le catholicisme »6 aux dix premiers récits, alors même que l’auteur affirme qu’« À Rebours rompait avec les précédents, avec Les Sœurs Vatard, En Ménage, À Vau-l’eau » et qu’il l’« engageait dans une voie dont [il] ne soupçonnai[t] même pas l’issue »7.

6Nous nous interrogerons également sur la cohérence de cette collection d’articles : en effet, J. Solal réunit dans cet ouvrage dix articles écrits par lui-même, portant chacun sur l’un des dix premiers récits, qu’il présente dans l’ordre chronologique de publication des romans étudiés, et qu’il soumet à une problématique.

7Selon J. Solal, les dix premiers récits de J.-K. Huysmans sont « dix stations » vers Dieu :

À Huysmans, auteur de fictions naturalistes, il faut un décalogue pour aller vers la croix, cette croix qu’on entrevoit à la nuit, dans les reflets de l’étang d’En Route : en 1895, le ciel apparaît au bord de la noyade. (p. 13)

8Le critique définit ces dix commandements comme ceux de la « vie intérieure », confrontés à la « vérité ultime de l’extériorité ». C’est ainsi que J. Solal énonce la problématique générale de son ouvrage. Ce questionnement intéressant correspond à la poétique huysmansienne de l’intériorité et de l’extériorité, dont l’exemple le plus net est la réclusion de des Esseintes dans la ville de Fontenay-aux-Roses, que Daniel Grojnowski étudiée en terme de « limites » et de « frontière » à franchir : il montre que des Esseintes est très attiré par « ce qui se passe au-dehors », qu’il « est sollicité tour à tour par le monde extérieur et par la vie intérieure »8. Cette tension entre l’intérieur et l’extérieur se retrouve également dans les œuvres de la conversion, avec le personnage de Durtal qui ne peut se résoudre à une réclusion monastique complète et qui fait le choix de l’oblature afin de garder un pied dans le monde extérieur. Cette poétique du dedans et du dehors est à mettre en relation avec la découverte de l’âme, qui offre à Huysmans une issue hors de l’impasse naturaliste. Les personnages en effet trouvent un reflet de leur âme dans les lieux extérieurs, ce qui est une réécriture de la figue des « châteaux de l’âme » de Thérèse d’Avila qui visite son âme pièce par pièce, comme elle visiterait un château. L’âme huysmansienne est encore trop floue pour être visitée ainsi, et elle se reflète dans les lieux extérieurs, à Paris comme à Chartres, ce qui explique que Huysmans et ses personnages ne peuvent se contenter de leur propre intériorité comme le fait sainte Thérèse.

9Certains articles de J. Solal reprennent bien cette métaphore filée du lieu et de la tension entre l’intérieur et l’extérieur, cependant certains s’éloignent de cette problématique. De plus, l’agencement du recueil suivant l’ordre chronologique des œuvres empêche parfois la réflexion de se développer selon la problématique définie.

10Il faut mettre l’accent sur les points communs entre les trois femmes de ces deux romans : Marthe, tout comme Céline et Désirée, habitent Paris et de nombreuses scènes se passent dans la rue, que ce soit sur le trottoir pour la prostituée Marthe, ou lors des rendez-vous galants des deux sœurs. J. Solal ne souligne pas le lien entre ces deux récits, mais souligne avec pertinence que Marthe est tout entière exposée à la rue, par la perte de sa famille, qu’il s’agisse de ses parents, de son compagnon et de son bébé, ou de l’échec de sa vie avec Léo, la vie à deux revenant à s’exposer à l’autre chez soi. Marthe est obligée de sortir, de s’exposer au dehors. Dans Les Sœurs Vatard, ce n’est pas tant les jeunes femmes qui s’exposent elles-mêmes au dehors (ce ne sont pas des prostituées), mais le dehors qui envahit leur espace intérieur, notamment par l’invasion des bruits de la vie parisienne, comme le montre J. Solal. De même, le spectacle est vécu selon un point de vue différent : Marthe est sur scène, et J. Solal montre que le cabaret donne à l’exposition un peu plus de beauté, puisque le théâtre représente pour Marthe un moment d’intensité, contrairement par exemple à Nana, qui n’y voit qu’un moyen de s’imposer dans la société. L’exposition y est heureuse, pour Marthe, contrairement aux instants où la prostituée est exposée et soumise aux coups de son amant Ginginet, ou à la brutalité et à l’obscénité de ses clients, dont les fantasmes se font « tout puissants ». Les sœurs Vatard quant à elles substituent au bruit qui envahit leur logement l’harmonie de la musique et du spectacle des cafés-concerts qu’elles fréquentent. Il nous faut noter qu’à aucun moment elles ne s’exposent elles-mêmes, et que toute l’évolution entre le premier au second roman est là : alors que Marthe s’exposait, et ne trouvait refuge nulle part, même pas dans l’atelier de perles qui, comme l’affirme J. Solal, fait écho aux rumeurs de la rue, les deux sœurs trouvent un abri dans les cafés, ce qui leur permet d’échapper aux bruits de leur logement et au « tohu-bohu » qui règne dans l’atelier de brochage où aucune information ne peut être transmise correctement. De plus, l’article sur Les Sœurs Vatard aurait pu s’attarder sur le fait que, alors que Marthe est exposé aux désirs de ses clients, Céline et Désirée mènent la danse en matière de relations amoureuses, Désirée délaisse en effet Auguste pour se marier avec Amédée, et Céline se remet avec Anatole, après une aventure avec Cyprien.

11L’article sur Marthe s’inscrit bien dans la problématique de l’exposition et de l’élimination, comme le montre l’abandon de soi dont fait preuve Marthe, avec le décès de son premier compagnon, la rupture avec le second, et la vie sous les coups de Ginginet. Cependant, l’article sur Les Sœurs Vatard, s’il rend bien compte d’une exposition aux bruits, répond également à une problématique concernant la vue (puisque le roman met en scène un peintre et qu’il comporte de nombreuses scènes impressionnistes), et qui place les deux sœurs en position de spectatrices.

12Le troisième récit naturaliste de Huysmans, Sac au Dos, raconte la sortie hors de Paris d’Eugène Lejantel, univers « qui structurait son existence (paresse estudiantine, protection maternelle) et qui lui semblait garantir une identité à venir (de petit employé un peu dégoûté) et une intériorité confortable (un quant-à-soi bohème et littéromane) » (p .57). J. Solal souligne que ce départ à la guerre n’aboutit à rien, puisque l’ennemi est complètement absent de ce récit, qui ne raconte que le désœuvrement de Lejantel. La guerre racontée est, selon le critique, une « guerre intestinale », de soi à soi, et il fait le parallèle entre le transit ferroviaire et le transit intestinal, le départ de Paris provoquant en effet chez Eugène une incapacité à « faire le vide », et il ne sera délivré qu’à son retour à la case départ. Nous pouvons donc dire qu’Eugène Lejantel est exposé à lui-même, et non à l’ennemi, et que l’éloignement de Paris le fait se retrouver seul face à son intériorité. Pour J. Solal, si Lejantel ne rencontre pas d’ennemi dans ce récit qui s’annonce comme un récit de guerre, c’est que c’est l’exposition qui est l’ennemie.

13Ce face-à-face du personnage avec lui-même se retrouve dans le récit suivant, En Ménage, qui « se présente comme un roman qui à la fois met en œuvre et en procès la puissance naturaliste » (p. 71). J. Solal insiste sur l’individuation, « à minuit », qui désolidarise Cyprien et André. Ce dernier perd tout à mesure que le récit avance : artiste sans œuvre, mari sans femme et habitant sans logement, il nous semble que sa déchéance n’a d’égale que celle de Marthe. Cependant, cet article insiste sur le fait qu’en perdant tout, André devient lui-même, lui qui refuse d’écrire pour l’argent et de sacrifier son art à la morale bourgeoise, comme le montre son incompatibilité avec Désableau, l’oncle de Berthe. Cependant, cette existence plus authentique lui apparaît comme une « régression » (p. 86), et J. Solal en conclut à la « victoire du rien », puisque André se révèle être un écrivain ni maudit, ni bohème, et qu’il vit de ses rentes. Comble du nihilisme : André retourne vivre avec son épouse adultère, tandis que Cyprien opte pour le collage « avec une vache puissante et pacifique ». Selon J. Solal, cet échec de l’envol marque la fin de la « littérature qui colle à la réalité » et signe « l’arrêt de mort » du naturalisme (p. 90).

14Le récit suivant, À Vau-l’eau, nous paraît être une expérimentation : le personnage huysmansien y change de milieu. Huysmans y observe le célibat, pour la première fois dans son œuvre — Lejantel était certes célibataire, mais sa mère lui assurait un confort domestique, alors que sœur Angèle et Reine étaient un réconfort affectif. Folantin, lui, est seul, et son existence est « répétitive et monotone », marquée par le « presque rien » (p. 93), puisque la structure de ce récit tient dans la « dramatisation du prochain repas », non pas dans son existence, dans sa composition (p. 94) : « que manger, où, quand, avec qui ? » (p. 95). J. Solal cite Huysmans qui affirme qu’il s’agit-là de la mise en scène générique du « célibataire isolé et triste » (note 4, p.95), à un moment de sa vie où il doit se réaliser comme adulte : mais Folantin vit le drame du « devenir-banal » (p. 115) : le dehors a pris toute la place du dedans : « il n’y a pas de lieu sauf » (p.104), à part peut-être la chambre : l’étude de J. Solal souligne la manière dont ce lieu intime inverse les valeurs bourgeoise, au moment même où Folantin commence à s’apparenter au bourgeois.

15La progression que nous voyons entre ces trois récits peut s’exprimer en ces termes : alors que Lejantel retourne à Paris pour y retrouver un certain confort domestique, qui lui permet de laisser sortir son intériorité (au sens le plus scatologique) dans un milieu extérieur qui lui correspond, André et, dans une moindre mesure Cyprien, optent pour le confort domestique en choisissant de vivre avec une femme, mais cela tue leur nature artiste. Folantin, représente le personnage huysmansien qui tente de se passer d’une femme à la maison, mais sa vie de célibataire fait que toute son énergie se concerte sur les problèmes domestiques, notamment sur la nourriture, alors que le mariage lui ôterait ce souci.

16Le thème de la chambre, esquissé dans À Vau-l’eau, se retrouve dans le roman suivant. Dans cet article particulièrement pertinent, J. Solal s’appuie sur le choix qui s’offre à des Esseintes à la fin du chapitre V :

Il n’y avait pour lui que deux manières d’organiser une chambre à coucher : ou bien en faire une excitante alcôve, un lieu de délectation nocturne ; ou bien agencer un lieu de solitude et de repos, un retrait de pensées, une espèce d’oratoire ». Des Esseintes opte pour la deuxième solution, ce qui rapproche la chambre du cloître, mais dans une mise en scène décadente dont Françoise Gaillard a montré le manque d’authenticité : la religiosité de la chambre est toute théâtrale, et des Esseintes est, selon Pie Duployé, « un décadent qui joue au chartreux.

17J. Solal en conclut que ce roman permet à Huysmans de dépasser l’opposition entre le faux et le vrai, notamment en passant par le jeu, ce qui porte un coup à la mimesis naturaliste. J. Solal voit dans cet isolement dans la chambre une référence à Pascal, pour qui « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de na savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Contrairement aux autres personnages huysmansiens, des Esseintes n’a pas à se soucier des conditions matérielles de son habitat, ce qui lui donne une certaine liberté, celle de demeurer seul, de se couper du monde et de son siècle, notamment en s’éloignant des finalités que le xixe siècle attribue à la chambre. Cette pièce est en effet soit un logement complet, soit le lieu intime du couple, soit un lieu social, puisque l’on pouvait recevoir dans sa chambre. J. Solal souligne également l’absence de miroir, pourtant très en vogue à cette époque : des Esseintes ne veut ni être vu, ni se voir lui-même. La chambre de la villa de Fontenay-aux-Roses ne sert qu’à une chose : se reposer, mais le repos est ici un mode de vie, et non un repos réparateur puisque le Duc ne travaille pas. Elle symbolise le néant de l’existence que Des Esseintes trouve à Fontenay-aux-Roses, l’ennui, le spleen baudelairien auquel il avait tenté d’échapper.

18Si nous reprenons la problématique de l’ouvrage, nous pouvons en conclure que des Esseintes refuse toute exposition, comme le montre l’absence de miroir dans sa chambre. Le refus de l’exposition induit l’élimination de toute compagnie et de toute vie, elle est à lier avec la façon dont des Esseintes investit non seulement la chambre, mais aussi toute la villa, fermée sur elle-même dans la négation quasi-totale du monde extérieur, comme l’a montré Daniel Grojnowski dans son étude d’À Rebours9.

19Nous regroupons ces trois récits car J. Solal considère que Un Dilemme raconte la mort de la femme, En Rade la mort du signe et La Retraite de Monsieur Bougran la mort de l’intériorité.

20Dans son article sur Un Dilemme, J. Solal suit le fil de la narration pour montrer que Maître Le Ponsart est opposé aux femmes, et que cela mène à un « féminicide », puisque l’on nie leur droit d’exister. Les trois personnages féminins de cette nouvelle, Mme Dauriatte, Mme Champagne et Sophie ne font pas le poids face à Me Le Ponsart et à M. Lambois, garant du code bourgeois qu’aucune des femmes ne maîtrise. Sophie ne peut faire valoir son droit à l’héritage, elle se retrouve à la rue, comme Marthe et comme Monsieur Bougran. L’épilogue raconte la mort de Sophie, après sa fausse couche. Me Le Ponsart a tué en elle la veuve, en lui refusant tout héritage de son compagnon, la maîtresse, en la poussant à se déclarer bonne du défunt, puis il a tué la bonne, puisque Sophie se retrouve sans maison à entretenir, et c’est ensuite la mère qui trépasse. Seule la prostituée de chez Peters échappe au massacre. Nous pouvons souligner qu’elle ressemble à Marthe : sans argent, sans nom, sans origine et sans descendance, mais c’est cette fois ci ce qui la sauve. Selon nous, des Esseintes est passé par là, et l’isolement est considéré comme la solution. Cependant, Me Le Ponsart et Lambois, en tuant la femme, ont également tué leur descendance, ce qui est une faiblesse pour eux, bourgeois, car ils se retrouvent sans avenir.

21L’article sur En Rade met l’accent sur « la mort du signe », provoquée par le « retour à la terre » (p. 161). Le refuge hors de la capitale s’inscrit dans la dialectique de la vie parisienne de Huysmans : « Il écrit à Paris, il écrit sur Paris, il écrit Paris : toute sa vie d’écrivain se passe à déchiffrer, célébrer et haïr Paris » et « la vie parisienne ne mérite d’être vécue que dans la mesure où l’on s’efforce avec acuité de s’y soustraire » (p. 162). Le château de Lourps permet de fuir la vie parisienne, de se retrouver dans un espace qui s’étend « à perte de vue », et de faire « l’expérience de l’antériorité », puisque ce « vide château » fait le lien avec le roman précédent (des Esseintes préférait délaisser le château familial de Lourps pour la villa de Fontenay-aux-Roses), renvoie au Moyen Âge et à l’aristocratie (p. 165). Mais ce château est en ruines, ce qui sollicite l’imaginaire, qui se réalise notamment à travers les rêves de Jacques Marles. J. Solal explique ces rêves par une perte de sens : alors que le réel s’endort, les rêves prennent leur place et permettent au signe de surgir, dans trois micro-récits, qui servent la structure duelle du livre, entre le jour (la réalité) et la nuit (le rêve). En effet, comme le précise J. Solal, le rêve ne l’emporte pas sur le réel dans ce récit. La nature y a même une place primordiale, en complète opposition avec l’artifice chez des Esseintes, comme le montre l’opposition entre les odeurs de la nature en décomposition dans En Rade et les parfums rares recomposés avec science par des Esseintes. La nature renvoie à la bestialité et à l’inconscient, loin du raffinement de la civilité, et loin du signe, qui meurt ici, comme le montre l’impossibilité de discuter avec les gens du village qui ne s’expriment que dans leur patois. J. Solal considère ainsi En Rade comme le roman le moins humain de Huysmans, l’animalité prenant le pas sur la civilisation, dont le signe est l’une des marques.

22Pour J. Solal, M. Bougran est le reflet inversé de des Esseintes, ce qui s’observe entre autres dans les trois mouvements entre l’intérieur et l’extérieur. Des Esseintes passe du dehors au-dedans (lorsqu’il emménage dans la villa), pour ensuite se retrouver à nouveau dehors, ce qui fait d’À Rebours le roman de « l’intériorité invivable ». Les trois phases de La Retraite de Monsieur Bougran sont inversées par rapport à celles d’À Rebours : M. Bougran passe en effet du dedans au dehors, lorsqu’on le met à la retraite, avant de retrouver une intériorité qui lui convienne avec son bureau fictif. Il se sent perdu hors de son univers de travail. Il trouve cependant une correspondance dans le jardin du Luxembourg, où, comme le souligne J. Solal, la torture qu’y subit la nature par l’action de l’homme est un écho à celle de M. Bougran, exposé au dehors par une volonté humaine. Le monde végétal serait alors le reflet de M. Bougran qui végète au Ministère de l’Intérieur, mais qui se plaît dans cette position rassurante. Il décide alors de se replier dans sa maison, mais il n’y trouve pas la protection de son bureau, car son logement est administré par Eulalie, servante agressive, dont la présence atteste que le dehors a envahi le dedans. M. Bougran restaure alors son ancien bureau, mais chez lui, ce qui lui permet un repli spatial, mais aussi temporel, puisqu’il échappe ainsi au temps de la retraite — J. Solal précise que M. Bougran enlève le miroir de son bureau, ce qui l’empêche de voir le temps qui passe sur son visage. M. Bougran devient « le chef » par procuration, ce qui lui fait revivre sa vie au bureau, mais d’une manière plus acceptable. Il change ainsi non seulement son présent, mais aussi son passé.

23Après avoir tué la femme et avec elle le bourgeois, Huysmans s’en prend à la civilisation, puis à la vie, plus précisément au réel face à la fiction. Si l’on suit la problématique de J. Solal, c’est dans ces trois récits que le lien entre l’exposition l’élimination est le plus développé. En effet, c’est la femme exposée au code qui meurt, tuant cependant elle aussi le code en retour, c’est l’homme exposé à la nature qui perd sens et qui passe d’un état civilisé à la bestialité, et c’est enfin l’homme jeté à la rue qui perd ici le sens de la réalité et s’invente une vie fictionnelle pour ne pas mourir, mais il passe ainsi du statut de personne réelle à celui de personnage fictif.

24Dans son dernier article, J. Solal précise que Durtal n’a pas encore trouvé Dieu, mais qu’il « se situe contre Dieu, tout contre. Il flirte avec les abîmes, croise volontairement le diable et, sans trop le savoir, rencontre quelque chose de Dieu » (p. 197). Le titre inscrit ce récit dans un mouvement vertical qui désigne une descente aux Enfers, dans une dynamique contraire au mouvement vers le Haut. ; Durtal se promène entre les deux abîmes, et Huysmans fait ainsi une nouvelle fois référence à Pascal. J. Solal précise que ce mouvement vertical se double d’un mouvement horizontal, lorsque Durtal dévie sa recherche du « là-bas » sur Hyacinthe Chantelouve, sur l’art ou sur la religion. Cette errance vers le satanisme est complétée par une errance spatiale concrète : Durtal recherche un logis à lui, ou à partager avec quelques élus. Il ne fréquente que des espaces privés et intérieurs, dans lequel l’arrivée d’un individu non choisi est vécue comme une intrusion. Ainsi, ne se sent-il pas chez lui à cause du concierge Rateau. La typologie de Là-Bas se divise en quatre points : la tour de Saint-Sulpice (domaine de Dieu), la chambre de Durtal (où il écrit), l’appartement des Chantelouve (qui représente sa liaison avec Hyacinthe) et la chapelle de la messe noire (dans laquelle il vit son expérience sataniste). Ces lieux placent Durtal à un carrefour. La chambre et l’appartement des Chantelouve sont des voies sans issue : ni l’écriture de la vie de Gilles de Rais, ni le sexe ne lui permettent de s’épanouir. Par contre, la tour et la chapelle sont opératoires, car elles permettent « une religiosité de la présence » (p. 212), à l’opposé des précédents récits qui étaient « en rade ». Après la messe noire, Durtal et des Hermies dînent chez les Carhaix, avec les compagnons « apôtres de l’anti-progrès » (p. 214). Les repas se font entre « élus qui se sont reconnus et choisis » (p. 215) : Carhaix, Durtal, des Hermies, et parfois Gévingey, sans femmes (Mme Carhaix va sa coucher dès qu’elle a fini de les servir), dans une scène proche de la cène, pour reprendre l’un des nombreux jeux de mots à notre goût, J. Solal multipliant les calembours tels que le « vide château », la « fin du travail » et le « travail feint », la « scène » et la « cène », ou encore Durtal se situant « contre Dieu, tout contre ».

25Pour conclure, nous devons dire que cet ouvrage laisse un goût d’inachevé. Les articles considérés un par un sont intéressants et les études et références de Jérôme Solal sont pertinentes, mais plusieurs points sont laissés dans l’ombre.

26Tout d’abord, il élude totalement le choix du découpage de l’œuvre, sauf quand il parle de « décalogue », et ce critère du chiffre dix tout comme la question des « commandements » ne se justifie pas, d’autant plus que la problématique de l’exposition (l’extérieur) et de l’élimination (l’intériorité) traverse l’ensemble de l’œuvre. Le lecteur, en refermant cet ouvrage critique, ne sait pas en quoi Là-Bas marque la fin de cette « morale » pour reprendre le sous-titre C’est peut-être là le problème : le terme « morale » annonce une étude psychologique, alors qu’il s’agirait d’étudier la poétique des lieux et les représentations de l’espace extérieur et de l’espace intérieur, par rapport à un itinéraire spirituel et artistique.

27Ensuite, l’évolution littéraire de Huysmans n’est évoquée qu’en introduction : la question du naturalisme n’est plus posée après cela, alors que l’enjeu est de savoir comment Huysmans transforme le naturalisme en « naturalisme spiritualiste », en se mettant lui-même au centre du roman expérimental, et en insufflant une âme à ses personnages. L’ordre chronologique se justifie donc, à condition de souligner d’une part l’évolution de l’écriture naturaliste, et d’autre part l’évolution du personnage huysmansien, qui sous-tendent son évolution vers Dieu. L’étude de Huysmans « avant Dieu » n’est pertinente, que si l’on se penche avant tout sur le style, et non principalement sur la « morale ».

28La problématisation de chaque article est réelle, et J. Solal a pu se rendre compte que l’interrogation tournait autour du rapport au monde et à l’intime, mais le vrai travail reste à faire : problématiser vraiment pour trouver l’unité des premiers récits, proposer un classement, un plan à l’étude, et s’inscrire dans les recherches récentes sur l’intimisme menées par Stéphanie Guérin10, par Sylvie Thorel-Cailleteau11 ou encore lors du colloque organisé par M. Smeets (dir.), J.‑K. Huysmans chez lui.