Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2010
Novembre-Décembre 2010 (volume 11, numéro 10)
Roman Shapiro

Le drame social russe et ses avatars en traduction chinoise

Contribution au dossier critique d’Acta fabula (Novembre-Décembre 2010, volume 11, numéro 10) : « Confins, fiction et finitude de la traduction ».

1Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, sous l’influence des littératures européennes, y compris celles de la France et de la Russie, la littérature chinoise développe des genres et des styles nouveaux, et même, une nouvelle langue, dite guoyu, la langue nationale. Traditionnellement, la langue parlée n’était employée que dans les drames et les genres prosaïques pour les lecteurs populaires. Les réformateurs veulent rompre avec cette tradition et introduire les concepts culturels européens, dont beaucoup existent en Chine depuis des temps immémoriaux, mais seulement à la périphérie de la société : l’individualisme, par exemple. Un poète lyrique aux tendances taoïstes, comme Li Bai, ou une courtisane d’une nouvelle de l’époque Tang, pouvaient se permettre de parler de la liberté individuelle. Cependant, la tendance générale littéraire et culturelle était de souligner le rôle de valeurs collectivistes. Voilà pourquoi les Chinois commencent par traduire les livres dits politiques.

2L’homme politique chinois célèbre Liang Qichao1 écrit:

La traduction de livres est le commencement de la transition aux nouvelles mœurs. Pierre le Grand [tsar russe] alla à l’étranger, collectionna tous les livres imaginables et les fit traduire en russe pour l’instruction publique. La Russie est toujours forte.2

3La littérature et la critique russes introduisent en Chine différentes notions : « la prose des questions d’actualité », les « petites gens », les « inutiles », les « nouvelles gens3 », « la mission historique de l’intelligentsia », entre autres. La personne de Maxime Gorki joue un rôle particulièrement important. Le romantisme révolutionnaire et le réalisme révolutionnaire chinois (qui est analogue au réalisme socialiste soviétique) remontent à lui en grande partie.

4Les écrivains russes influencent également la prose et la poésie de la Chine de la fin du siècle. Les œuvres chinoises de l’époque renvoient directement à la littérature russe (Yuan Shuipo cite une comparaison gorkienne de La Vie de Klim Samguine : « les passants vont et viennent dans l’avenue Nevski comme des poissons4 ») et de manière oblique (l’héroïne du Passé de Yu Dafu est probablement inspirée de Klara Militch et Le Premier amour de Tourgueniev ; Tourgueniev était l’écrivain étranger préféré de Yu Dafu)5.

5Dans le même temps, dans la première moitié du XXe siècle et particulièrement au début du siècle, la littérature russe se répand en Chine à travers des versions occidentales et japonaises. Quoiqu’un grand nombre d’œuvres soient traduites des originaux dès les années 1920, y compris durant les années 1950, les classiques russes sont parfois traduits indirectement. Par exemple, dans les années 1950-1958, une maison d’édition de Shanghai publie les Œuvres choisies de Tchekhov en vingt sept tomes. La perception et l’appréciation de la littérature russe sont influencées, elles aussi, par les critiques européens et américains. Zheng Zhenduo cite près de trente livres en anglais dans son Précis historique de la littérature russe (1924)6 : on y trouve entre autres M. Baring : Landmarks of Russian Literature (1910), G. Brandes : Impressions of Russia (1908), A. Bruckner : Literary History of Russia (1908), J.M. Marry : Fyodor Dostoyevsky: a Critical Study (1916), W.L. Phelps : Essays of Russian Novelists (1911). Cela s’explique par le fait qu’à l’époque la maîtrise du russe est assez rare parmi les hommes de lettres chinois. En outre, de par leur éducation européenne, les interprétations des experts occidentaux leur sont plus compréhensibles.7

6Tout d’abord, la quantité des traductions concernant des écrivains russes est très modeste. Quant aux auteurs occidentaux, leurs premiers traducteurs, parmi les plus actifs, sont Yan Fu (De l’esprit des lois de Montesquieu, l’œuvre d’Adam Smith et Herbert Spencer) et Lin Shu. Ce dernier ne connaît pas de langues étrangères et recourt aux traductions littérales pour ses interprétations en wenyan (la langue littéraire archaïque), dont La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas-fils et La Case de l’oncle Tom de Harriet Beecher-Stowe.

7La première œuvre russe publiée en Chine est La Fable russe (1873) traduite par le missionnaire américain Parsons (connu en Chine sous le nom de Ding Weiliang), et selon toute probabilité basée sur la fable de Léon Tolstoï Deux camarades. Des sujets analogiques peuvent être trouvés chez Ésope, Aviane, La Fontaine, mais certains détails liés au contenu, ainsi que le style, nous font relier ce texte à la version tolstoïenne8.

8Des romans dits « nihilistes » constituent un autre genre populaire de l’époque. Ce sont des remaniements libres de sources principalement occidentales de révolutionnaires russes dont l’œuvre Les Héroïnes de l’Europe orientale est la plus célèbre. Du point de vue du genre, ils sont très proches des romans de chevalerie chinois traditionnels.

9Peu à peu, des intellectuels chinois prêtent attention à la littérature russe plus sérieuse (La Fille du capitaine de Pouchkine, 1903 — traduite en chinois comme L’Histoire amoureuse russe de Mary Smith ou le rêve d’un papillon parmi des fleurs ; Le Moine noir de Tchekhov, 1907). Lu Xun, le classique de la prose chinoise moderne, écrit dans son essai De la puissance de la poésie démonique (1907) :

La littérature nouvelle et indépendante russe parut au début du XIXe siècle, elle s’épanouissait de jour en jour, égala les pays progressifs, et couramment tous les européens sont étonnés par sa beauté et grandeur. Ses trois autorités sont Pouchkine, Lermontov et Gogol. Les deux premiers s’illustrèrent par leur poésie, influencée de Byron. Au contraire, Gogol est renommé grâce à ses descriptions de l’obscurantisme de la vie sociale. Il s’intéressait aux autres choses, et il appartient à une catégorie toute différente.9

10L’attitude de Lu Xun  à l’égard de Gogol démontre la vue typique des intellectuels de l’époque sur le rôle de la littérature :

Le silence de la Russie renferme un grand cri. La Russie est un bébé, mais pas un sot ; un courant sous-marin, mais pas un puits tari. Au début du XIXe siècle surgit Gogol. Il ne pouvait voir ses larmes et son chagrin. Il éveillait ses compatriotes, comme Shakespeare — ce qu’admirait et exaltait Carlyle.10

11En l’an 1909, les fondateurs de la littérature chinoise moderne, Lu Xun et Zhou Zuoren, publient à Tokyo La Collection de la prose étrangère en chinois, traduite du japonais et du français, dont presque une moitié des titres revient aux auteurs russes (Garchine, Andréeve, Stepniak-Kravtchinski, Tchekhov, F. Sologoub).

12Voici la statistique des traductions vers le chinois dans les années 1890-1910 :

littérature anglaise : 81 œuvres

littérature française : 38 œuvres

littérature russe : 28 œuvres (Andréev, Garchine, Gorki, Lermontov, Pouchkine,

F. Sologoub, Stepniak-Kravchinsli, A.K. Tolstoï, L. Tolstoï, Tchekhov)

littérature américaine : 8 œuvres

littérature polonaise : 4 œuvres

littérature grecque moderne : 3 œuvres

littérature bosniaque : 2 œuvres

littératures hongroise, finlandaise, suisse, allemande (!) : 1 œuvre chacune.11

13Bien que la littérature russe n’occupe que la troisième place, on a cependant traduit les écrivains russes de premier rang.

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15Après le mouvement de la gauche du 4 mai 1919, la littérature russe pénètre en Chine plus activement. On la perçoit comme « le maître à penser » et on y voit en premier lieu son contenu social et sa conviction idéologique. Ce n’est pas par hasard que, de toute l’œuvre de Tolstoï, on choisisse de traduire ses récits didactiques avant tout. La littérature russe touche de près aux Chinois comme « littérature des oppresseurs et des oppressés ». Son humanisme est également apprécié. Wang Tongzhao remarque ainsi dans Un regard sur la littérature russe :

La littérature allemande est trop sérieuse, la française est portée à la vivacité, et l’italienne à l’élégance... La littérature  russe est la seule qui saisisse l’étendue la plus secrète du malheur humain... amène le lecteur à réfléchir profondément, fait battre son cœur... le fait verser les larmes de commisération sincère.12

16Yu Dafu de son côté, en 1926, affirme également:

De toutes les littératures du monde, la russe exerce la plus grande influence en Chine... Il n’est pas exclu, que la prose narrative chinoise suive l’exemple de la littérature russe.

17Mais notons qu’elle est souvent traduite par l’intermédiaire d’autres langues. À partir des années vingt, on publie des traductions faites du russe, hérissées de fautes, par exemple « чайка » (mouette) est rendu comme « чайник » (théière)13 ; néanmoins jusque dans les années cinquante, la littérature russe est traduite en Chine du japonais, de l’anglais et du français (on y trouve entre autres : Gorki, Tchekhov, Tolstoï).

18Après cette brève introduction à l’influence initiale de la littérature russe en Chine, concentrons-nous sur le drame russe et ses avatars en Chine. Tout d’abord il est à noter, que « le drame parlé » européen n’existait pas dans la culture chinoise traditionnelle (bien que la tradition du drame chanté et acrobatique soit très riche). Les premiers drames parlés (dont la mise en scène d’un fragment de La Dame aux camélias) ne paraissent qu’à la fin du XIXe siècle. Le premier drame russe mis en scène en Chine est Le Carnaval, c’est-à-dire Le Révizor de Nicolaï Gogol. L’action est transportée en Chine des années 1920, mais les metteurs en scène ont gardé l’esprit et les dialogues de l’original. Le film du même nom est réalisé par Shi Dongshan en 1935. La version chinoise des Bas-Fonds de Gorki (L’Asile de nuit) paraît en 1931, et la nouvelle version de l’an 1945 devient la pièce la plus populaire en Chine de cette période. Le film du même nom réalisé par le metteur en scène du drame, Ke Ling, paraît en 1947. Le sujet est complètement transporté en Chine, outre cela, le film met en relief la vie épouvantable des misérables en Chine, mais ignore presque la philosophie de consolation de Louka. Cette technique de « localisation », typique d’ailleurs pour les interprétations du drame russe en Asie (cf. les films de Akira Kurosawa au Japon et de Chetan Anand en Inde, fondés sur les Bas-Fonds14), est employée dans nombre de mises en scène, dont L’Hyménée de Gogol, Le Pouvoir des ténèbres et La Résurrection de Tolstoï, La Fille sans dot de Ostrovski, etc. Les mises en scène fidèles a l’original existent également — par exemple  les pièces de Tchekhov : L’Oncle Vania (1930 et 1954); Les Trois sœurs (1936), les comédies Demande en mariage, L’Ours et L’Anniversaire (1941), mais elles sont plus rares. L’influence du théâtre soviétique est très prononcée dans le choix du répertoire ainsi que dans les méthodes de mise en scène, surtout dans la région communiste de Yan’an durant les années 1940 et dans le pays entier après la révolution de 1949.

19Concentrons-nous à présent sur la comparaison du Révizor de Gogol (1836) et une comédie de Lao She On regarde vers l’ouest, vers Chang’an (1956). Le Révizor fait partie des drames les plus connus et représentés au monde, aussi n’en ferai-je qu’une très brève présentation. Le bourgmestre et toute l’administration d’une petite ville russe sont en émoi, dans l’attente du Révizor, inspecteur envoyé par le gouvernement... Comment le recevoir au mieux ? Et d’ailleurs, comment le reconnaître, s’il surgit incognito ? Deux habitants croient l’identifier, en la personne d’un jeune citadin exigeant, récemment arrivé à l’auberge. Au lieu de l’ardoise qu’il attend, celui-ci va être couvert d’honneurs et de flatteries, ne comprenant pas puis se jouant de la méprise des fonctionnaires abusés, terrorisés et se prêtant à toutes les bassesses pour leur plaire... La pièce se termine par la célèbre scène muette, quand tout le monde apprend, qu’un vrai révizor (inspecteur) vient d’arriver à la ville15. Chaleureusement accueillie par les libéraux, la pièce est très violemment décriée par les conservateurs. Gogol écrit cette pièce à l’humour corrosif sur une idée de Pouchkine, il compose une satire sur le pouvoir et s’attaque ouvertement aux systèmes de l’administration et de la corruption. Gogol est avant tout un auteur comique. Montrer les plus hauts gradés ou notables en fripons vils de basses mœurs nous fait penser au genre de vaudeville, qui était très populaire en Russie au XIXe siècle. Pourtant Gogol ne se satisfait pas d’un comique bruyant et fanfaron. Le rire doit être celui « qui prend tout entier son essor du fond de la nature lumineuse de l’homme »16, dit Gogol (Sortie d’un théâtre).

20Le Révizor est populaire en Chine : avant les années 1950 il est traduit quatre fois et mis en scène onze fois. Au début des années 1940, Le Révizor est mis en scène à Yan’an, le centre communiste, pour deux raisons : premièrement, pour élever le niveau des travailleurs culturels à Yan’an, et deuxièmement, pour marquer le mécontentement de l’intelligentsia lié à la situation militaire, politique, économique et culturelle, dont les fonctionnaires du parti communiste sont partiellement responsables. Pour les raisons similaires, on met en scène Le Bourgeois Gentilhomme de Molière, et L’Hyménée de Gogol. Ai Qing, le célèbre poète communiste, dit, que « l’écrivain n’est ni une alouette, ni une courtisane, qui chant pour les visiteurs »17.

21Pendant l’anniversaire de la mort de Gogol en 1952, deux articles importants sur ce sujet paraissent, de Chen Yong, spécialiste de Lu Xun, et de Mao Dun, écrivain célèbre, qui a étudié la littérature russe18. Tous les deux croient que la critique de Gogol concerne les fonctionnaires chinois, pré-communistes et communistes, aussi bien que les fonctionnaires de la Russie tsariste. Les deux auteurs parlent de la paresse, de l’épicurisme, de la corruption, de l’immoralité des fonctionnaires notamment. En 1955, Luo Ruiqing, ministre de la sécurité publique, invite les auteurs dramatiques chinois à écrire une pièce chinoise dans l’esprit du Révizor de Gogol. Lao She (1899-1966), écrivain et dramaturge vraiment remarquable, répond à cet appel, en produisant une comédie fondée sur une histoire réelle. Le titre de la comédie, On regarde vers l’Ouest, vers Chang’an, est un calembour traditionnel, dit xiehouyu. Le poète classique Li Bai a écrit en exil : « Je regarde vers l’Ouest, vers la ville de Chang’an, mais je ne vois pas ma maison19. » Les mots « je ne vois pas ma maison » sont homonymes de l’expression « finir mal » (xi wang chang’an, bu jian jia). Le personnage central de la comédie fait sa carrière (c’est important peut-être, que Chang’an fut la capitale de la Chine ancienne, bien qu’elle ne le soit pas à l’époque de la comédie), mais il est détenu à Xi’an (le nom contemporain de Chang’an) et donc, il finit mal à Chang’an.

22La comédie commence en automne 1951. Li Wancheng, un imposteur, prétend qu’il est le héros de la guerre de la Libération, le héros de la guerre Coréenne, qu’il est officier supérieur, blessé et décoré de nombreux ordres. Ses collègues et supérieurs le croient totalement et l’aident à devenir chef d’un département, où il touche son salaire, mais ne travaille point, se déclarant malade et passant son temps dans les hôpitaux aux frais de l’État. Grâce à ses collègues, Li Wancheng épouse une fonctionnaire carriériste, qui ne soupçonne rien : elle ne s’indigne que parce qu’elle trouve que les services de son mari ne sont pas suffisamment récompensés. Finalement, Li Wancheng, ayant participé à une réunion du Comité révolutionnaire du peuple, passe par Xi’an, où il est détenu et interrogé.

23Lao She lui-même dit, que sa comédie est différente des pièces satiriques classiques, comme Le Révizor. La satire est évidemment moins explicite dans On regarde vers l’Ouest, vers Chang’an. Cela peut s’expliquer de diverses manières. Premièrement, le drame parlé chinois n’avait pas de tradition du vaudeville ou du burlesque. Bien sûr, le théâtre traditionnel connaissait la comédie, mais les techniques employées étaient très différentes : elles étaient fondées sur la danse, l’acrobatie, le chant et la déclamation traditionnelle. Cependant, le vaudeville était très populaire sur la scène russe au temps de Gogol. Quoique Gogol critique  « le rire vide » du vaudeville, il emploie cette tradition dans sa pièce. Deuxièmement, décrivant une ville très éloignée de la capitale, Gogol se permet d’être beaucoup plus direct et caustique dans sa satire. Lao She doit être plus prudent, voila pourquoi la critique de Lao She est graduée, il respecte la hiérarchie sociale, et il y a même un personnage positif, un policier, Tang Shiqing, qui est cultivé, intelligent, et diligent. Si, pour Gogol, son personnage central, Khlestakov, est principalement un moyen de révélation des vices des fonctionnaires, pour Lao She, Li Wancheng est l’objet immédiat de la critique, tandis que les autres personnages ne sont que ses complices et admirateurs naïfs. En conséquence, la critique de Lao She est beaucoup plus limitée, il ne parle que de l’adoration excessive devant les héros, de l’aspiration aux privilèges, de la crédulité, du formalisme, de l’arrivisme et de l’insuffisance de l’instruction. Les critiques de l’époque passent la comédie sous silence. Liu Zhongping écrit en 1956, que ses collègues « ne diront tout ce qu’ils pensent ». Liu Zhongping critique l’humour trop bénin de Lao She. Les lecteurs et spectateurs des années 1950, qui écrivent des lettres à Lao She, ainsi que les critiques d’aujourd’hui, lui reprochent la même chose. Mais Lao She devait être très circonspect s’il ne voulait pas être frappé d’une sanction. La malchance voulut qu’il n’ait pas évité le malheur plus tard, en 1966, lorsqu’il a été tué ou invité au suicide par les gardes rouges. On peut dire que Lao She a fait preuve de bravoure pour son temps, d’autant plus qu’il emploie les noms à peine modifiés des généraux chinois réels d’alors. Ainsi, sa satire était assez caustique, à l’époque même où toute critique du gouvernement s’avérait dangereuse.