Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Juillet 2010 (volume 11, numéro 7)
Estelle Mathey

Odyssée entre poésie et prose

Élisabeth Cardonne-Arlyck, Véracités. Ponge, Jaccottet, Roubaud, Deguy, Paris : Éditions Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2009, 416 p., EAN 9782701153681.

1Dans une époque où se démultiplient les échanges entre domaines, genres ou formes, donnant lieu à des productions hybrides qui brouillent, redessinent ou abolissent les frontières traditionnellement établies, l’on peut s’interroger sur le maintien de la dualité que la langue présente encore en se scindant entre vers et prose. Si pour beaucoup cette distinction apparaît périmée dans un contexte littéraire aux multiples subversions, certaines œuvres témoignent d’un dialogue explicite entre ces deux formes d’expression, précisément fondé sur leur différence et dans lequel l’écart agit non pas comme un facteur d’exclusion mais comme un appel à redéfinir l’autre et à retrouver sa propre singularité. Élisabeth Cardonne-Arlyck se propose dans cet ouvrage de considérer l’élan qui porte la poésie versifiée vers la prose et le mouvement de retour de celle-ci sur celle-là, au sein d’une même œuvre ou entre deux œuvres distinctes, dans la poésie de Francis Ponge, Philippe Jaccottet, Jacques Roubaud et Michel Deguy. Le point d’ancrage de la dynamique étudiée demeure le champ poétique qui apparaît comme le lieu du partage inclusif entre prose et vers, qui, à partir de l’alternative qu’ils proposent, instaure la perspective dialogique de valorisation réciproque fondée sur la différence de l’autre. Il s’agit, pour l’auteur de l’ouvrage, de déterminer, chez ces quatre écrivains, quelle plus-value jaillit de la rencontre de ces deux formes lorsque l’écart, faisant surgir l’autre, reçoit une finalité interrogative et appelle au renouvellement de la poésie. Chez chacun d’entre eux, le questionnement permanent de ces deux formes s’observe dans un balancement entre l’un et l’autre au fil de l’écriture sans qu’il y ait succession et hiérarchisation mais davantage retour sur l’autre, dessinant un trajet en boucle mimant le mouvement involutif et le repli de la prose sur le vers qui caractérise une poésie moderne se cherchant dans la différence.

2Si É. Cardonne-Arlyck s’attache à décrire les particularités de ce retour amorcé au sein du partage vers/prose dans la poésie de ces quatre auteurs, c’est qu’elle y perçoit des fondements éthiques : entre écriture de soi et attention envers l’autre, ces quatre œuvres entremêlent éthique et esthétique autour du sujet lecteur qui rejoint les deux premiers et entre dans une lecture offerte au dialogue, relançant les interrogations du texte, invitant à y répondre. C’est donc par le biais de ce dispositif de relance opéré par le partage inclusif des deux formes que surgit l’impératif éthique d’une subjectivité émergeant dans de pareils fondements temporels : ceux-ci convoquent un sens à travers l’usage des figures structurelles que sont le retour et l’adresse. Fondant en un seul corps éthique et esthétique dans la notion de poéthique reprise à Deguy1, É. Cardonne-Arlyck affirme que cette poétique tournée vers l’autre et revenant à soi se justifie par la responsabilité envers autrui qui devient constitutive du sujet2. Car entre enjeu identitaire et partage de formes du discours, il s’agit pour la poésie et le récit de découvrir et d’entrer dans le temps de l’autre. Cela implique de s’ouvrir au réel comme mesure du temps et de prendre le temps qu’il offre pour approcher cette altérité. Se travaille dès lors dans ces quatre œuvres une forme de ralentissement, d’attardement et d’approfondissement de cette temporalité devant la figure de l’autre à accueillir, à apprécier, et non à capturer. Le recourbement spiralé de la prose sur le vers se trouve ainsi exprimé dans ces quatre œuvres à travers un temps verbal mimant ce même repli prospectif : le futur antérieur. Celui-ci se meut dans une expérience de vie et d’écriture qui projette l’avenir dans le présent faisant de celui-ci un désormais passé que l’on considère rétrospectivement, lui conférant, par la mise à distance, une altérité nouvelle. L’altérité surgie de cette configuration temporelle noue ainsi l’horizon éthique qui pointe au cœur de la rencontre entre le vers et la prose procédant par rétroaction. Rappelant la discontinuité et l’asymétrie de ce partage sur les quatre décennies qui recouvrent les quatre œuvres étudiées, É. Cardonne-Arlyck se propose de n’envisager dans la production littéraire de leurs auteurs que les points de confluence qui rejoignent ces deux entités formelles, la figure de l’autre et les données temporelles qui la convoquent, pour dégager une poéthique définissant le soi à partir de l’autre.

3En prenant le parti des choses, Francis Ponge exhibe sa responsabilité de poète face aux actes du temps, écrivant après coup, sur fond de dissolution, mais en produisant tout à la fois une parole édificatrice. De l’aveu du poète lui-même, qui « contresigne l’œuvre du temps »3, É. Cardonne-Arlyck rappelle la double dynamique temporelle de l’œuvre de Ponge, à la fois rétrospective et prospective, tournée vers les vestiges du passé auxquels elle aspire à ressembler ainsi que vers sa réception future. Cette articulation temporelle paradoxale rejoint celle qui s’établit entre vers et prose, les uns non pas abandonnés pour l’autre (comme pourrait le faire penser le Parti pris des choses) mais plutôt horizon d’un retour (tel que l’atteste Pièces) fondé sur une différence qui aura inauguré une réflexion méta-poétique à partir d’une variation dans l’écriture. Cette même articulation reçoit en elle la figure de l’autre, de la chose envisagée dans sa singularité propre et vers laquelle le poète fait retour : rétablie après le délaissement qu’a manifesté l’histoire envers elle, la chose est entourée d’une attention visant à prévenir son oubli. C’est à la parole que revient la tâche de revenir à l’altérité des choses, par des retours récurrents sur des textes antérieurs, des autocitations, des réécritures et une maturation lente prenant la mesure d’un retour sur soi. La volonté de dire autre chose en s’éloignant de la poésie versifiée, de trouver une vérité ailleurs que dans la rime qui imposerait sa règle à la chose, poursuit un même objectif différentiel favorisant l’émergence d’une altérité dans l’écriture. Le texte se déploie entre rythme et syntaxe, mesure et discours, convoquant la poésie de manière ponctuelle pour y puiser sa valeur essentielle. Le mouvement d’involution de la prose sur les vers atteint son achèvement moins par une recherche accomplie que par une reprise constante qui relance l’échange entre les deux alternatives selon les impératifs que se donne la parole à l’instant de son écriture. C’est ainsi le temps de l’autre qui se profile face auquel le poète fait figure de passeur, s’adressant au lecteur, autre qui reçoit l’altérité des choses, et projetant son écriture vers la réponse future à laquelle elle aspire. La charge éthique de l’adresse inscrit donc l’actualité de la parole au delà du texte, dans le temps de la lecture, nouvel autre convoqué au seuil du texte.

4Quittant la figure du passeur de Ponge, nous entrons dans l’œuvre de Jaccottet avec une autre forme de transmission enjoignant à « laisser passer » les choses, dans l’acception duelle que sous-entend l’expression, entre acceptation et perte, entre captation et écoulement. Le poète avance, porté par la mission de recevoir les réalités éphémères, fugaces, du monde qui ne se perçoivent que si elles s’approchent par elles-mêmes, et inversement, il marche vers elles pour provoquer la rencontre. De cette ambivalence, naît la vérité du rapport entre l’univers et la poésie de Jaccottet ainsi que la responsabilité éthique qui la soutient et la requiert : en effet, cette poésie se doit de transmettre à autrui le don d’un instant partagé avec le monde comme salut contre les menaces et les épreuves de la vie. Expressions renouvelées de ce dualisme, la prose et le vers, par leur alternance et le repli de l’une sur l’autre, convoquent le principe d’altérité dans le langage de par leur temporalité divergente : entre remémoration et projection, étalement et suspens, la parole donnée par l’une et l’autre affleure dans une incertitude d’elle-même face à l’autre désiré.4 Le temps du futur antérieur apparaît pour témoigner de la réalité présente déjà évanescente par le regard rétrospectif qui s’y porte, creusant incessamment l’altérité de celle-ci aux yeux de celui qui la considère. Ouverte sur le monde et revenant à soi, l’écriture de Jaccottet mime ce geste de repli sur soi pour rendre compte de l’instant perdu déjà mais porteur de promesses vivifiantes : ainsi le regard porté sur des objets privilégiés ou sur des écrits antérieurs dont on redit à nouveau la rencontre. Indéfectiblement éthique et source de vie, sa poétique, se focalisant sur l’Autre et s’adressant à lui, offre à l’autre lecteur des formes de résistance devant la détresse humaine. C’est par l’autre prose que la poétique de Jaccottet se cherche inlassablement à travers les circonvolutions réflexives de cette dernière : la prose relève ce que le poème n’est pas et en élabore un modèle idéal. La réponse que peut apporter ainsi la poésie à la modernité serait bien plus à entendre comme un chant et un rythme essentiel que comme un discours.

5Avec Jacques Roubaud se donne à voir la forme d’un retour mémoriel inscrit dans le moment présent qui, en recevant le passé, s’imprègne d’une mélancolie qui anticipe la perte. Un dédoublement du sujet s’opère par là même, par ce regard tourné vers sa propre intériorité, entre celui du passé qui a vu et celui du présent qui voit à travers celui d’autrefois.5 Le temps du futur antérieur apparaît comme un mode d’expression de prédilection pour cet auteur afin de rendre compte de l’étendue du temps dans les resserrements qu’il instaure entre ses différentes dimensions : cette dynamique temporelle spiralée, à la fois rétrospective et prospective et amorçant une lecture herméneutique, s’offre comme une énergie neuve, une réponse à l’aporie et à la vanité du présent. Le présent ne se profile que comme expérience du temps, en relation avec un passé qui place la mémoire comme principe moteur de l’écriture : le « maintenant » n’est que ce qui aura été l’instant d’un présent. Pour lui, comme pour les trois autres auteurs, c’est le partage de la langue entre vers et prose qui engendre la poésie : son travail sur le nombre et le rythme conçoit la poésie comme source de vie. Se pensant à partir de l’autre, sa réflexion sur la forme reçoit une portée existentielle aux accents éthiques : les doubles notions jeu de langage et forme de vie, convoquées à de nombreuses reprises, synthétisent une poéthique édifiée sur un double choix6, prose ou vers, poétique et mathématique au sein de l’Oulipo, posé comme une décision de vie. Dans un sens repris indéfiniment, prose et vers établissent une communication ludique aux formes complexes, à l’enjeu vital et indéniablement éthique, tourné vers l’autre : la négation de l’un qui invite à reconstruire à partir de lui participe à sa convocation renouvelée et paradoxale7.

6Chez Michel Deguy, la préoccupation éthique d’une poétique se pensant à partir de l’autre et pour l’autre s’ancre sur l’idée d’un partage à exprimer et à transmettre, d’une bipolarité dans la langue entre vers à prose à offrir à l’autre à qui le texte s’adresse. Une telle responsabilité envers autrui est soutenue par un semblable devoir envers le monde, dans un souci de vérité qui relance une interrogation sur la poésie et, plus largement, sur la décision d’une prise de parole. Mais chez Deguy contrairement aux trois autres, éthique et poétique se rencontrent dans une analogie instable, toujours inédite. La dualité de la langue scindée en vers et prose se pense à partir de leur articulation et de leur nouage : cette double possibilité fait de l’écriture une hésitation permanente qui réinterroge inlassablement le partage qui la provoque et une recherche de soi à partir du manque de l’autre désiré. Cela se traduit par un appel à la répétition, reprise de la structure duelle visant à un retournement, dans une poétique du retour du même altéré qui fait surgir une temporalité involutive marquée par le ralentissement.8 Le présent devient ainsi le temps d’une remémoration éclairante et signifiante – telle que le profile le futur antérieur – qui pose une œuvre se développant en mémoire d’elle-même, dans une opération d’anamnèse visant à s’approfondir et à se partager par l’emploi de formes structurelles de retour – autocitation, réécriture, reprise de textes antérieurs. La poésie de Michel Deguy se profile ainsi comme cheminement et ouverture à l’autre bien plus que captation immédiate de la réalité et capture de l’autre.

7Cet ouvrage extrêmement dense plonge au cœur de quatre poétiques, volontairement rendues dans leur singularité. Il n’en reste pas moins qu’il se livre dans une écriture qui resserre trop souvent le propos critique au détriment de notions identifiables, définies avec précision et mises au travail, de citations signifiantes nécessaires du texte littéraire analysé — généralement taillé et fondu dans le corps du discours analytique —, et d’un fil conducteur régulièrement convoqué ou monopolisé. Plus particulièrement, le principe analogique qui régit l’écriture et sa recherche d’expressivité confère bien plus aux notions envisagées un contour métaphorique et une valeur connotative qu’un statut d’outil méthodologique : leur connaissance s’acquiert ainsi au fil d’un discours qui les fait émerger à de nombreuses reprises comme déjà connues, citées ou étudiées. L’on peut, de ce fait, regretter l’absence d’un esprit de synthèse — conséquence d’une perspective comparatiste sciemment en retrait — ou, du moins, de lieux où il pourrait apparaître et/ou serait attendu, à l’issue de ce parcours approfondi : ainsi en est-il de l’introduction compacte qui poursuit un cheminement analogique, et des conclusions clôturant chacun des chapitres consacré à un auteur qui font cruellement défaut. Un paratexte quelque peu appauvri — sans index ni bibliographie générale — et une table des matières aux titres métaphoriques ou poétiques tirés des œuvres littéraires elles-mêmes révèlent la difficulté d’une exploitation et d’une utilisation pratique de l’ouvrage dont on peut s’interroger sur la nature du public visé : un public acceptant le pacte d’une lecture intégrale et exigeante et ayant une connaissance suffisamment approfondie des quatre auteurs pour suivre les circonvolutions d’une analyse qui va immédiatement au détail et aux infimes replis de l’œuvre littéraire.