Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Janvier 2010 (volume 11, numéro 1)
Élisabeth Souny

Les Bretagnes de Colette : un espace (r)ouvert par le roman

Francine Dugast-Portes et Marie-Françoise Berthu-Courtivron, Les Bretagnes de Colette. Régénération et ambivalences, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2007, 134 p., EAN 9782753504356.

1Les Bretagnes de Colette reçoivent d’une image — une photographie de Colette à Rozven placée en couverture — les cordonnées d’une réflexion qui pourrait être convenue, soit présenter « une vie, une œuvre » selon une logique causale. Or, le choix critique des Bretagnes au pluriel, et non de la Bourgogne natale de l’écrivain, signale tout de suite à l’attention du lecteur que la réflexion se place à un autre niveau — qu’elle envisage le pays dessiné par la fiction comme une figure plastique, autrement dit un objet construit, le lieu d’une appropriation et d’une projection de soi qui en fait aussi une fiction de l’intime.

2Le livre s’accompagne d’un DVD, riche en documents historiques tels fragments de lettres et photographies, qui permet toutefois de ne pas sacrifier totalement le référent breton. L’étude adopte donc une perspective géocentrée qui place le lieu de la fiction au centre de la réflexion dans une perspective mobile.

3Francine Dugast-Portes mène la première partie de l’étude intitulée « Bretagne, provinces : archéologie d’un cheminement de l’écriture». Elle est probablement la plus réussie de l’ouvrage car sa finalité est clairement affirmée : il s’agit de mettre à mal l’image, en partie formée et transmise par l’institution scolaire au travers de textes choisis à des fins édifiantes1, d’une Colette ancrée dans une géographie de la Province, certes gracieuse mais quelque peu mièvre. La problématique de la présente étude est, au contraire2, de comprendre les enjeux sociaux, politiques et idéologiques impliqués par tout un travail conscient d’élaboration littéraire d’un pays.

4Le titre du premier chapitre « Broderies provinciales3 » reprend une comparaison que l’on trouve dans l’œuvre de l’écrivain lui-même entre la plume et l’aiguille. La critique nous montre une autre facette de l’écrivain, connu pour ses dons multiples et son mépris du scandale. Elle se révèle ici assidue et rigoureuse en son métier, aimant à se représenter en artisan des lettres, amoureuse de la « belle ouvrage ». Ainsi se constitue peu à peu une matière bretonne que Colette distille avec plus ou moins d’intensité au fil de son œuvre, entre romans explicitement bretons4 et fictions urbaines encore traversées par quelque réminiscence de cette terre des confins. L’œuvre de Colette n’est donc pas réduite à un régionalisme breton surprenant et pittoresque sous la plume d’une bourguignonne fière de l’être. Elle apparaît au contraire changeante, ouverte aussi à d’autres possibles, telle la Provence, du moment qu’ils lui offrent un territoire synthétique, entre terre et mer, adapté à la jouissance du corps comme de l’esprit. Le roman ancré dans un terroir peut alors, au fil des métaphores marines, se muer en roman d’aventures. L’étude n’est par ailleurs pas exempte de clins d’œil malicieux, tel ce propos d’un Proust à la fois exaspéré et admiratif de « la sauvageonne », réchappée de quelque terre des extrêmes :

« Quand vous aurez fini avec tous vos châteaux de Bretagne, de Corrèze, de partout, dites-le moi, ce serait si gentil de se voir 5».

5Toutefois, cette familiarité complice de l’universitaire ne l’empêche pas de mettre au jour les enjeux de cette représentation de l’ici. Qu’il s’agisse de la Bretagne, de la Provence, ou encore du pays parisien, Colette met en œuvre les mêmes qualités, et montre une intelligence profonde de l’horizon d’attente de ses lecteurs. Le chapitre révèle, d’une façon neuve, les sources de cette attention quasi ethnologique au monde qui l’entoure. Cette sensibilité en éveil s’expliquerait en partie par l’initiation sociale que Colette a connue dans le Paris du tournant du siècle6. Elle perçoit chaque pays exploré comme un « monde social » (Norbert Elias) à part entière. Enfin, sa situation d’écrivain extérieur au monde décrit, soit allogène, lui permet de saisir, dans une veine proto-sociologique, ce qui est déjà en train de disparaître, soit les marques d’une civilisation agraire à l’agonie, non encore reproduites en série à des fins commerciales, touristiques, et idéologiques. La critique s’interroge, en dernière instance, sur le rapport de cette littérature de pays avec l’idéologie traditionaliste et ruraliste du régime de Révolution nationale.

6Le chapitre deux, « Prédilections personnelles et résonances idéologiques 7», donne des éléments de réponse. Parler du pays dans les années 1920-1930, soit en un temps de forte polarisation politique, ne peut être un acte littéraire neutre8. Colette assume ainsi une sorte de vertu pédagogique de son œuvre, permettant de retrouver une Province ancestrale, avec ses rites et son rythme, ses « accessoires9 » indispensables, son « esprit ». Ce faisant, elle entend assurer le moi contre les aléas du temps et les changements d’espace, lui assurant un pays synthétique, « image archétypale10 » que seule peut fournir le travail de composition de l’écriture. La Province de papier devient une image du retrait, de la protection, du retour à soi en temps de crise. Colette joue donc des images convenues de la province et, en particulier, de la Bretagne, perçue comme terre de tradition, sans pour autant tourner le dos à l’Histoire en cours. La critique montre ainsi, de façon convaincante, comment l’œuvre colettienne est conforme à un air du temps et entrera en consonance, le moment venu, avec le projet vichyste de « régénération fondée sur le passé 11».

7Le troisième chapitre, « Exaltation de l’imaginaire12 », tend toutefois à tempérer cette lecture en la rapportant à un contexte particulier. Ces textes de pays ont tendance à être démonisés au lendemain de la période de Révolution nationale. Pourtant, l’œuvre de Colette est encore lue aujourd’hui, le succès maintenu de ces textes atteste leur intérêt et leur actualité. Quelle actualité peut-on reconnaître en particulier aux textes bretons de Colette ? L’étude démontre que la question est mal posée en ces termes. La Bretagne colettienne se fonde sur une articulation de l’actuel et du pérenne. En d’autres termes, elle offre une synthèse originale de différentes images à la fois présentes et passées. La critique met, par exemple, en relation la description, connue pour sa sensualité, avec une tendance générationnelle, soit une apothéose du corps elle-même à l’origine d’une évolution contemporaine de l’anthropologie. La vie apparaît donc dans ces romans de pays comme mouvement, parcours, métamorphose. Mais l’étude montre de façon renouvelée, notamment par le rappel de l’innutrition balzacienne de Colette, que son roman ouvre aussi la voie à une sociologie en prise avec l’éternel. Colette reconnaît dans ses personnages des figures quasi immuables. Elle produit une véritable tératologie de province avec sa galerie de personnages au-delà du bien et du mal, non dénués de saveur. Ainsi des lois de fonctionnement d’une micro-société inscrite dans une géographie restreinte sont-elles mises au jour jusqu’ à faire émerger un « tuf archaïque impressionnant13. » Du pays à la mythologie, il n’y a donc qu’un pas que la Bretagne, pays littéraire s’il en est, aide particulièrement à franchir. Réseaux thématiques et mythèmes s’articulent pour ouvrir la voie à des fables du temps comme de l’espace. Francine Dugast-Portes parvient alors à mettre au jour la portée métadiscursive de cette écriture du petit pays. Écrire, c’est apprivoiser l’espace et le temps, se les approprier dans une soif toujours renouvelée d’expérience.

8Au terme de ce chapitre, il paraît donc possible d’entrer dans l’alchimie secrète d’un style. C’est le sens du chapitre suivant intitulé « De la sorcellerie bien tempérée aux sources de l’écriture : l’alchimie du leurre14. » Si le chapitre insiste avec justesse sur les conditions matérielles nécessaires à l’écriture,« conditions de retranchement », « clôture provinciale », il est quelque peu décevant par rapport au titre donné. La critique reconnaît un moyen proustien employé par Colette pour avancer dans le travail de création, soit la stimulation du souvenir, « la réminiscence, un sentier de l’enfance, une série de sensations15 » que quelques pays de choix permettent particulièrement de (re)trouver, mais l’on regrette alors que l’étude n’entre pas davantage dans une analyse stylistique de l’œuvre.

9Francine Dugast-Portes insiste en conclusion et avec justesse sur la « diversité des réseaux 16» dans lesquels se situe l’œuvre de Colette. Jouant sur l’ensemble des notions liées à la province et brassant les stéréotypes, elle les recompose en un chant du quotidien à la fois rassurant, puissamment sensuel et subversif.

10L’étude de Marie-Françoise Berthu-Courtivron, intitulée « La fluctuation des genres et des identités sexuelles dans les romans bretons de Colette », déplace la perspective pour proposer une réflexion originale sur le gender à partir du cycle romanesque breton. L’étude est riche d’éléments intéressants qui permettent de renouveler la vision de l’espace romanesque, mais la perspective géocentrée initiale est parfois moins nette que dans la précédente étude du fait de l’organisation du commentaire selon une analyse successive des œuvres.

11Le chapitre premier propose une analyse détaillée de L’Entrave montrant comment le paysage marin est le « réceptacle idéal de l’incommunicabilité entre les êtres17 », notamment pour le couple formé par Renée et Jean. La critique décèle l’une des raisons de cette incommunicabilité dans le véritable « chassé-croisé des genres » que permet la Bretagne fictive. D’une part, elle dessine un espace de liberté et de libération de la femme, entravée par le regard masculin et social. D’autre part, elle est terre d’ambivalence pour le personnage masculin qui y exhibe une « grâce féminine18 » alors même que la Bretagne, terre réputée difficile et hostile, pourrait être le terrain d’exercice univoque d’une puissance de domination virile.

12 L’étude du Blé en herbe dans le chapitre suivant permet de prendre conscience d’un double brouillage, à la fois temporel et générique. En choisissant deux héros adolescents, Phil et Vinca, l’auteur intègre un espace ultra-référencé dans un contexte temporel qui n’est pas celui que l’Histoire a consacré. La Bretagne fonctionne donc, selon Marie-Françoise Berthu-Courtivron, comme une fontaine de jouvence dans l’oeuvre, étant pour Colette dans la vie un lieu de régénération. La critique montre, de façon précise, comment l’écrivain se montre capable de s’approprier les spécificités d’un lieu pourtant d’adoption, telle la brume, pour en faire les éléments d’une géographie symbolique. Le pays breton est un lieu de projection de l’intime si bien que la Bretagne que l’auteur dessine serait l’autre nom de la sphère d’intimité. Marie-Françoise Berthu-Courtivron déploie enfin une analyse fine des propos du personnage masculin afin de mettre en évidence la reprise ironique des stéréotypes les plus marqués d’une culture ancestrale de la propriété et de l’héritage. Ainsi se trouve mis en scène et dénoncé « le leurre existentiel de l’identité collective empruntée au genre19. »

13La nouvelle Bella-Vista vient clore l’étude dédiée au brouillage des repères sexuels. La Bretagne y apparaît cette fois en négatif sur le mode du manque et de la nostalgie puisque l’action se déroule dans un autre lieu, le pays de Provence, désormais lieu de nouvelles villégiatures pour l’écrivain. On peut apprécier le choix de ce texte dans le corpus d’étude car il permet de prendre en compte le caractère d’autofiction acquis par le roman de pays. Colette (re)joue, en effet, le scénario de la perte et de la disparition, de la Bourgogne à Paris, de la Bretagne à la Provence, qui avive la conscience de l’exceptionnalité de l’espace perdu. Il n’y aurait donc de pays choisi que sur fond de disparition et de menace, à l’instar du monde natal et du pays de l’enfance. Le mélange des genres se généralise dans cette nouvelle avec un infléchissement important. L’auteur développe à travers le personnage de la narratrice l’idée que l’amalgame rêvé des sexes est une pure vue de l’esprit, autrement dit un sujet de roman. Le cycle breton s’achève donc sur la prise de conscience des vertus propres au roman, soit la capacité à gérer l’hétérogène qui est en nous et qu’une géographie complexe, mêlée, vient exemplairement illustrer.

14Le pays colettien, en tant que lieu restreint, apparaît donc dans l’étude de Marie-Françoise Berthu-Courtivron comme un laboratoire expérimental des relations interpersonnelles et intergénériques. Cette vision renouvelée du pays romanesque permet de montrer qu’un paradigme hérité, et donc a priori vieilli, permet en réalité de tester par les seules vertus de l’écriture, l’enrichissement social que constitue, au sein d’une micro-société, l’ambivalence sexuelle, poussée à son terme. Sa figure est donc celle de l’être hybride.

15L’étude des Bretagnes de Colette constitue donc une voie d’accès à une Bretagne « décanonisée », non figée sur ses accessoires attendus et, de fait, utilisés, soit une Bretagne « (r)ouverte sur le narratif20. » Elle pourrait être prolongée par l’étude d’autres représentations littéraires de la Bretagne car il s’agit d’un espace factuel qui s’est transformé en dénominateur commun pour un ensemble d’écrivains. Ainsi aurons-nous la confirmation que « toute identité culturelle n’est que le fruit d’un incessant travail de création et de recréation21. »