Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Novembre 2009 (volume 10, numéro 9)
titre article
Perrine Coudurier

Jean Paulhan & l’empreinte de la Terreur

Éric Trudel, La Terreur à l’œuvre, théorie, poétique et éthique chez Jean Paulhan, Paris : Presses universitaires de Vincennes, coll. « L’imaginaire du texte », 2007, 220 p., EAN 9782842922054.

1Étudier l’œuvre de Jean Paulhan, soit. S’intéresser à son concept majeur de Terreur (développé dans son essai bien connu Les Fleurs de Tarbes ou la terreur dans les lettres1), et le comprendre dans toutes ses implications, la tâche devient plus ardue2. Mais essayer d’entrecroiser les deux fils, cela peut paraître relever de l’impensable ; et pourtant c’est le défi qu’a brillamment relevé Éric Trudel, dans son essai La Terreur à l’œuvre. Théorie, poétique et éthique chez Jean Paulhan.

2Éric Trudel part de la définition de la Terreur telle qu’elle est donnée par Jean Paulhan lui-même dans Les Fleurs de Tarbes3. Sa longue introduction a cette vertu pédagogique de définir les termes de Terreur, Rhétorique et Maintenance, termes-clés de l’ensemble de son étude. Mais nous verrons que le terme central de « Terreur » est polysémique : le lecteur n’est pas toujours sûr de savoir de quelle terreur il s’agit (terreur paulhanienne, terreur historique, terreur dans le sens plus global de résistance du texte ?).

3Toutefois, si nous nous cantonnons à la première définition qu’en donne É. Trudel, la Terreur, métaphore d’origine historique, prend avec Paulhan un ancrage littéraire fort, elle est à relier à la crise du langage que l’écrivain voit apparaître dans l’entre-deux-guerres. La Terreur prône l’originalité à tout prix, l’inédit, que ce soit dans l’ordre des idées ou sur un plan langagier4, elle s’oppose au signifiant pour ne se consacrer qu’au signifié. Pour ceux que Jean Paulhan nomme « terroristes », le langage est dangereux pour la pensée et ces personnes là sont qualifiées de « misologues » (néologisme forgé par Jean Paulhan) ; ils désirent en fait que la littérature fasse oublier qu’elle est littérature5. Face à cette illusion, Jean Paulhan redonne à la Rhétorique ses lettres de noblesse. Au cœur de la Rhétorique, Paulhan insiste sur le rôle bénéfique des lieux communs. Cet intérêt pour les lieux communs est ancien chez lui, comme le rappelle É. Trudel ; il remonte au temps où, professeur à Madagascar, il s’enthousiasma pour les joutes oratoires malgaches6 (ces poèmes énigmatiques appelés les « hainteny ») qui se finissaient toujours par l’usage de proverbes, qui étaient comme la pointe de la joute et qui engendraient l’adhésion de tous. Selon Paulhan, les lieux communs, loin de trahir l’idée ou de ne s’occuper que de langage, permettent au contraire un accès direct à l’idée puisque l’expression s’efface et le sens est immédiatement saisissable pour le lecteur. Mais Paulhan n’est pas dupe de cette bipartition entre deux tendances du langage. Il sait que « Terreur ou Rhétorique sont à chaque instant susceptibles de se métamorphoser en leur contraire, à condition de bien vouloir les “pousser à bout” vers leur conclusion logique7. » D’où la recherche d’une voie médiane par Paulhan : ce qu’il nomme la Maintenance. Celle-ci consisterait en un retour à la Rhétorique bien compris. Jean Paulhan veut écrire un nouveau Discours de la méthode, une base solide pour refonder le langage alors en crise. Cependant, É. Trudel montre dès l’introduction que cette idée de Maintenance est un objectif, un vecteur plus qu’une solution réalisable. Le fait que les tomes devant succéder aux Fleurs (et qui devaient remettre en compte la toute puissance de la Rhétorique pour proposer un entre-deux) n’aient jamais été écrits, vient corroborer ce vide de la troisième voie envisagée.

4É. Trudel affronte ainsi dès l’introduction les difficultés de la démarche paulhanienne annonciatrice d’un dépassement de la dualité Terreur/Rhétorique non réalisé dans les faits. Partant de ce postulat, É. Trudel a toute latitude pour se concentrer sur la notion de Terreur qui accapara la pensée de Paulhan puisque son questionnement majeur touchait au langage et à ses effets et que la Terreur déconstruisait en quelque sorte le langage, qu’il soit littéraire ou simplement quotidien. Jean Paulhan recherche alors une méthode, une clef capable de concilier connaissance, méthode et Rhétorique d’une part, expérience, événement et Terreur d’autre part. C’est la recherche de cette clef secrète qui va guider l’essai d’É. Trudel, comme elle avait guidé les recherches de l’écrivain.

5Ayant défini la notion de Terreur, É. Trudel l’examine selon deux angles  complémentaires, à savoir la façon dont Jean Paulhan la décline dans l’ensemble de son œuvre, mais surtout la façon dont elle investit l’œuvre paulhanienne. D’où le titre retenu par É. Trudel de « Terreur à l’œuvre » et non de « Terreur dans l’œuvre », qui aurait identifié la Terreur à un simple thème. D’où également le titre de notre article : « Jean Paulhan et l’empreinte de la Terreur », puisque la Terreur agit en profondeur dans l’œuvre du célèbre directeur de La Nouvelle Revue française, parfois peut-être à son insu.

6É. Trudel choisit un parcours ambitieux et complet qu’il annonce dès le sous-titre de son œuvre : « théorie, poétique et éthique ». La théorie repose surtout sur sa longue introduction à valeur définitionnelle. L’aspect poétique sera relié à la question du traitement de l’événement chez Jean Paulhan et à sa critique d’art. Enfin, l’aspect éthique sera double : il concernera la position de Jean Paulhan pendant et après l’Occupation mais surtout l’éthique de la lecture présupposée par l’œuvre  paulhanienne. Il faudra en effet toujours avoir à l’esprit ce double plan qu’É. Trudel met en évidence : Jean Paulhan ne dissocie jamais le réel et le figural ; ce qui relève de l’événement et de l’expérience se transmuera en expérience de lecture. Car l’événement excède le langage, le traduire est chose impossible. À défaut de représentation, Jean Paulhan, et É. Trudel à sa suite, selon un procédé quelque peu mimétique, aboutissent à une présentation des mystères du réel (mystères de la poésie, de l’expérience de soi, de l’œuvre d’art, du secret). Tout ce qui est en œuvre est donc à l’œuvre….

7Pour mettre en valeur le retournement constant de la Terreur-objet en Terreur-sujet, É. Trudel ne procède pas de manière chronologique. Le questionnement autour de la Terreur étant récurrent chez Jean Paulhan, É. Trudel privilégie une étude allant du plus simple (la théorie) au plus complexe (l’éthique), tout en balayant l’ensemble des arts et des connaissances abordés par Jean Paulhan : poésie, récits, peinture, Histoire. Et tout d’abord la poésie.

À la recherche de la clef

8La qualité majeure de l’essai d’É. Trudel est paradoxalement d’être déceptif. Nous nous expliquons : en effet, à l’instar de Jean Paulhan, É. Trudel ne ménage pas son lecteur et s’il avoue que Jean Paulhan expérimente des méthodes, fait des hypothèses, il n’ignore pas qu’il n’arrive pas toujours à un résultat efficient. Le lecteur malmené par Jean Paulhan l’est aussi par É. Trudel en quelque sorte ; il est forcé de comprendre des raisonnements complexes mais est parfois déçu dans son attente car il arrive que le texte se fasse terroriste alors qu’il s’annonçait rhétorique. É. Trudel, dans la lignée des travaux de Michael Syrotinski8 à qui il se réfère, n’ignore pas les échecs et les failles dans les textes de Jean Paulhan mais les explicite. Il déplie les arcanes de la pensée de Paulhan mais ne veut nullement l’enfermer dans un système. Ce qui importe est l’expérience, qu’elle parvienne à dépasser la dichotomie Rhétorique/Terreur ou non.

9La première preuve avancée par É. Trudel de la traversée de l’œuvre de Jean Paulhan par la Terreur concerne la chose poétique. É. Trudel procède à deux analyses de texte très fines ; il étudie successivement La Clef de la poésie9 et le récit « Orpaillargues », qui appartient aux Causes célèbres10. Dans sa première étude, il démontre que dans le contexte de l’épistémé en crise décrit en introduction, que Jean Paulhan nomme la Terreur, naît chez l’écrivain l’envie de rechercher une méthode qui assure un sens partagé. Dans sa correspondance avec Francis Ponge, c’est ce qu’il dit souhaiter. Il désire que Ponge reste poète (ce que celui-ci refusera, lui qui se voulait avant tout savant) et espère lui-même devenir théoricien. Dans La Clef de la poésie, Jean Paulhan a l’ambition d’expliquer le mystère de la poésie, de délier le vrai du faux, de proposer un texte logique sur le genre poétique. Or É. Trudel marque l’échec de cette tentative ; partant du lieu commun de l’indissoluble lien entre fond et forme en poésie, Jean Paulhan le questionne et conclut à sa véracité. La « clef de langage » et la « clef du sens » ne peuvent donc être séparées. Mais É. Trudel montre que ce texte n’est qu’un semi-échec dans la mesure où Jean Paulhan a mis à l’épreuve un lieu commun, et se l’est approprié en connaissance de cause (ambition réalisée de la Maintenance). C’est-à-dire que la Terreur qui l’avait engagé à dissocier signifiant et signifié n’a pas abouti. Le texte, à effet poétique, est finalement lui-même la clef recherchée : « la méthode n’a pas expliqué le mystère, n’en a pas donné la preuve ; en se contentant de réinvestir le plus commun des lieux communs sur la poésie, elle a plutôt manifesté ce mystère, elle lui a fait place, elle en a fait l’épreuve.11». L’analyse du poème de Ponge, La Lessiveuse, paru en miroir du texte de Jean Paulhan en 1944 dans la revue Messages suit la même logique : É. Trudel montre que ce poème dépasse sa vocation d’art poétique pour devenir cathartique et s’ancrer dans l’Histoire contemporaine de l’Occupation. Méthode et poétique ne sont donc pas exclusives mais complémentaires. En conclure que Terreur et Rhétorique le seraient par métaphore est encore trop prématuré à ce stade de l’essai.

10La seconde analyse fait une plus large place à la démaîtrise. Ici l’impact de la Terreur est plus visible. « Orpaillargues », présenté initialement tel un récit ethnographique retraçant les rites nuptiaux de « naturels » dévie progressivement vers le mythe. Ici, É. Trudel propose des analyses très intéressantes sur l’opposition rite/mythe, se référant notamment aux travaux de Levi Strauss. L’ethnologue distingue ainsi le rite, qui tente de « refaire du continu à partir du discontinu », du mythe, qui « retrace l’institution des différences ». Et ce que constate É. Trudel, c’est que l’on passe du premier au second dans ce récit paulhanien. Ce qui s’énonçait comme méthode aboutit à une errance du sens. La Terreur s’insinue et fait de ce texte un texte ouvert, qui reçoit de multiples explications de la part de son propre auteur. Le doute final touchant la violence faite à la fiancée laisse planer l’ombre de la Terreur dans son acception historique de peur et de violence. L’événement échappe à l’énonciation, le rite devient au fur et à mesure des hypothèses comme inexplicable. Stylistiquement, É. Trudel relève que l’usage répété par Paulhan de la figure de la métalepse12 opacifie les choses et aboutit à des renversements successifs qui masquent le sens plus qu’ils ne l’explicitent.

11Dans les deux analyses, l’excès (la volonté de découvrir LA méthode dans La Clef et la volonté de comprendre un rite échappant aux coutumes du découvreur) est sanctionné ; il dépasse toute traduction, toute représentation et éprouve le texte plus qu’il n’est épuisé. La Terreur s’insinue, la serrure résiste à la clef…

Le clair-obscur

12É. Trudel poursuit sa recherche de la présence de la Terreur dans l’œuvre paulhanienne en abordant deux nouveaux domaines : la fiction autobiographique et les écrits sur l’art. Nous prenons le parti ici de traiter conjointement deux chapitres disjoints (chapitres 2 et 3) car ils abordent une problématique commune : celle de la traduction d’une expérience a priori indicible.

13On retrouve dans ces chapitres consacrés à la problématique de l’événement la thèse d’É. Trudel selon laquelle les textes de Jean Paulhan seraient moins le récit d’un événement que l’événement à l’œuvre dans le récit. L’opacité du réel, la difficulté d’en rendre compte ressurgissent. É. Trudel constate à juste titre que les textes de Jean Paulhan sont toujours simultanément des essais et des récits ; la référentialité s’efface devant le performatif, le problème de l’événement devient celui de son discours. Aussi É. Trudel rapproche-t-il l’analyse de l’événement de celle du lieu commun dans la mesure où le lieu commun ne s’explique pas de façon univoque et définitive ; chez Jean Paulhan tout est toujours lié et les thèmes antithétiques de familier/événementiel, héritage/création, singulier/commun deviennent progressivement interchangeables. Mais surtout, à partir du moment où l’on cherche à expliquer récit ou lieu commun, on expérimente le texte lui-même : « Ainsi paraît-il impossible de s’extraire du récit sans immédiatement le perdre (en perdre le fil), de la même manière que pour qu’un lieu commun opère, il vaut mieux tenter de le prononcer ou de l’écrire sans même y penser. Comme si toute connaissance du texte devait toujours aussi (plutôt ?) être expérience, épreuve du texte13. »

14Au prisme de ces aspects théoriques, É. Trudel  analyse deux incidents narrés par Jean Paulhan dans Le Clair et l’obscur, texte datant de 1958. Ces deux incidents posent la question de l’énonciation de l’événement. Jean Paulhan est marqué par la phénoménologie et est toujours frappé d’étonnement devant l’apparaître : cet étonnement peut se traduire en terme de Terreur (même si É. Trudel ne le fait pas de façon claire dans ces pages), c'est-à-dire que le réel résiste à un saisissement langagier qui expliquerait le monde de façon certaine. Le signifiant ne peut toujours traduire le signifié. Jean Paulhan explore en fait les limites du langage, lui qui pensait originellement que la Rhétorique permettrait une saisie clarifiée du monde.

15Le premier incident se déroule pendant la guerre de 1914-1918 ; le narrateur se trouve en pleine bataille, cerné par l’horreur. Cet excès du figural (amas de morts, tirs en tous sens…) crée un dangereux sentiment d’irréalité (le narrateur voit les morts tels des pantins, les tirs deviennent des feux d’artifice) que vient rompre le bris d’une glace. En brisant cette glace, le narrateur réintègre le monde réel de la guerre. On passe ainsi du figural au littéral. L’événement est-il pour autant compris, rien n’est moins sûr.

16Le second incident est plus banal. Le narrateur éclaire furtivement la chambre où dort sa femme afin de se faire une idée claire de l’espace et d’éviter les objets-obstacles. Cette traversée nocturne fait redécouvrir son atelier au narrateur ; c’est donc ici un processus inverse au premier puisque l’on passe du banal au figural.

17Jean Paulhan conclura que le sens de ces deux événements (qui pour lui n’en font qu’un) échappe et que l’événement reste obstinément irreprésentable. Mais ces aventures sont des lieux communs (comme le laissait présager le titre du recueil) et l’on sait que chez Jean Paulhan les lieux communs sont protéiformes. Ces deux textes constituent donc des épreuves du lieu commun. Ils viendraient illustrer, selon É. Trudel la théorie énoncée dans les Fleurs. Néanmoins, un doute persiste : les incidents créent-ils le texte ou est-ce le contraire (l’ombre de la figure de la métalepse relevée par É. Trudel plane toujours) ? Ces expériences restent inexplicables et Jean Paulhan les rapproche des expériences d’ordre mystique ou zen.

18É. Trudel déduit de ces deux incidents des aventures de lecture comme il l’a fait dans les chapitres précédents. Ces deux textes symboliseraient alors deux types de lecture opposés : d’une part une lecture littérale, d’autre part une lecture permettant de redécouvrir les métamorphoses du texte. C’est une des caractéristiques de la lecture d’É. Trudel que de proposer fréquemment une lecture allégorique possible. Ces propositions enrichissent l’interprétation même si elles semblent se systématiser au fil de l’essai. Quatre grands types de lectures se répètent : lecture littérale ; lecture figurée et allégorique ; lecture de type « art poétique » (le texte comme expérience de lecture), lecture « métaleptique ». Les signifiés sont multiples, comme le prône la Terreur pour laquelle les signifiants réduisent et étouffent la pensée. En cela, la pensée de Jean Paulhan est véritablement traversée par le phénomène de la Terreur littéraire de la même façon que l’auteur est traversé par ses expériences comme le note Philippe Jaccottet dans son introduction au Clair et l’obscur14.

19Cette thématique de l’expérience dans le texte/expérience du texte est approfondie dans le chapitre consacré à l’art. É. Trudel établit un parallèle entre la démarche cubiste et la démarche de Jean Paulhan. Ce dernier cherche dans la peinture moderne les réponses à ses questions portant sur le langage. Il met en avant la tendance phénoménologique de la peinture cubiste, ainsi que sa façon de présenter les choses au lieu de les représenter, ce qui s’apparente à sa propre façon d’aborder le réel. Expérience et connaissance, art et événement semblent se confondre, alors que ce rapprochement semblait interdit au signe linguistique. Mais littérature et esthétique ne coïncident pas et cette expérience picturale n’est pas transposable en intégralité sur le plan littéraire. Les modalisateurs, les jeux de mots qu’É. Trudel met en valeur dans les textes de Jean Paulhan sur l’art15 laissent à penser que l’idiome du silence qui est l’apanage de la peinture n’est pas transposable en mots. Le tableau résiste à l’interprétation comme le fameux « pan de mur jaune » de la Vue de Delft de Vermeer résiste à l’écrivain Bergotte dans la Recherche. À la suite de cette comparaison, É. Trudel fait un long développement sur le pan tel qu’il est appréhendé par Georges Didi-Huberman16 et le punctum barthésien17. Disons brièvement que le visible tel qu’il est donné dans une œuvre picturale échappe au dire, dépasse la simple « ressemblance » pour devenir « reconnaissance ».

20É. Trudel rapproche alors à nouveau cette notion de reconnaissance (nommée « spectre » par Jean Paulhan ou « inspect », en référence à l’étymon specere) de celle du lieu commun. À l’instar du lieu commun à sens multiple, le spectre rend au familier toute son étrange présence. Ainsi donc la peinture est le lieu de la manifestation de la Terreur, Terreur intraduisible (en mots).

21Cette aporie se retrouvera dans les textes de Paulhan18 et de Ponge19 consacrés aux toiles intitulées Les Otages de Jean Fautrier. Ces textes permettent de lier esthétique et éthique. Ces toiles représentent des anonymes torturés sous l’Occupation, anonymes que le peintre entendait hurler de douleur tandis qu’il était caché dans un hôpital psychiatrique, près de Paris. Ces toiles posent à nouveau le problème de la Terreur et de sa traduction langagière. La question principale est de savoir comment peintre et spectateur doivent se comporter devant ces otages. Jean Paulhan répond en termes de maintenance : pour lui, ces œuvres maintiennent l’évidence de l’homme, elles dépassent le singulier pour représenter la condition humaine, elles ont une fonction commémorative. Cette idée de maintenance est conjointement esthétique et éthique (le spectateur doit ‘tenir le coup’ aussi). Pour Francis Ponge, tout texte sur la série des Otages est à son tour otage du tableau, la peinture de Fautrier est gênée et gênante. La question du comportement à adopter devant ces toiles perdure et É. Trudel propose comme réponse à la question de Ponge des mots de Jean Paulhan, à savoir qu’il faut se reconnaître en Fautrier.

Le secret perdure : avons-nous trouvé la clef ?

22Parvenu au terme de son essai critique, É. Trudel revient sur un topos de la critique paulhanienne, la thématique du secret, pour le redéfinir, l’explorer sous un nouvel angle, non plus stylistique mais éthique. Cette thématique du secret est étudiée ici dans des textes ancrés dans la période historique de l’Occupation.

23É. Trudel démontre que les textes de Jean Paulhan sont souvent insaisissables à première lecture ; l’écrivain désire que le texte résiste au lecteur dans une visée éthique : il s’agit que la littérature soit avant tout une expérience. « Secret » et « résistance » ont donc un sens littéral et éthique dans les œuvres de Jean Paulhan. É. Trudel explique néanmoins qu’il ne faudrait pas confondre secret et insensé du langage. Si Jean Paulhan veut qu’il y ait une expérience de défamiliarisation, il n’est pas nihiliste ; un sens existe, il est à décrypter.

24C’est ici qu’il faut traiter de l’opposition entre Jean Paulhan et Jean-Paul Sartre sur laquelle É. Trudel revient à plusieurs moments de son essai, souvent en notes. En effet, pour Jean-Paul Sartre, le langage est avant tout action20. En revanche, Jean Paulhan distingue acte et parole. Il s’oppose à la littérature engagée qui souhaite, dans la lignée de la Terreur, être un langage absolument transparent. Maurice Blanchot va dans le même sens que Jean Paulhan, il s’élève contre cette exigence totalitaire du « tout dire » dans La Part du feu21 en 1949. Selon lui, la littérature au sortir de la guerre est privée de tout droit, hormis du droit à la mort.

25É. Trudel démontre que le secret chez Paulhan est une obligation à la fois heuristique, esthétique et éthique. Et dans un rapport de mimétisme, Jean Paulhan choisit de traiter du secret en adoptant une rhétorique du secret. C’est le cas avec son texte intitulé Une semaine au secret. À la résistance du narrateur qui semble ne pas tout avouer aux enquêteurs qui l’interrogent sur ses activités clandestines de résistant, répond la résistance du texte. É. Trudel relève en effet les incohérences qui entourent cette œuvre. La première a trait à son contexte de publication. Publié initialement le 9 septembre 1944 dans Le Figaro tel un texte de témoignage, Jean Paulhan le placera vingt ans plus tard au moment de l’établissement de ses Œuvres Complètes dans la catégorie « récits et textes fictifs ». Or on sait avec Jacques Derrida que « Un témoignage ne doit pas être, en droit, une œuvre d’art ni une fiction. Dans le témoignage, Wahrheit exclut Dichtung22. » Le témoignage pourrait-il avoir un sens figuré et traiter du secret de la littérature au lieu du secret gardé par un résistant ? La seconde incohérence concerne le texte même. L’interrogatoire est raconté (mais on ne saura jamais ce qu’a véritablement avoué le narrateur aux enquêteurs) mais finalement la semaine au secret reste secrète. La conjonction du témoignage (devoir de tout dire) et du secret (devoir de tout taire) semble irréalisable et le texte résiste ; il se clôt sur la liste des camarades disparus, mémorial littéral qui surpasse le figural.

26C’est que pour É. Trudel, ce texte n’est pas seulement littéraire, il a une valeur politique. Là réside peut-être son secret. À la Libération, on reproche à Jean Paulhan de quitter le Comité National des Écrivains (CNE), et des rumeurs de traîtrise fondent sur lui. Pour rappeler son rôle éminent pendant la résistance et sa discrétion exemplaire, il publie ce témoignage. C’est en effet l’époque où le CNE se radicalise, propose des purges devant punir les écrivains qui ont collaboré et établit des listes noires : la Terreur littéraire devient politique. Jacques Lecarme confirme cette tendance relevée par É. Trudel, lorsqu’il écrit : « À la surprise générale, mais d’une manière fort logique, Paulhan attendra les années 1944-1950 pour faire l’anatomie de cette Terreur d’État anti-littéraire, à propos de la “liste noire” du Comité National des Écrivains. Au nom des valeurs littéraires et intellectuelles, il condamne l’épuration des écrivains, et la Terreur qui l’accompagne, avec son cortège de procès expéditifs, de condamnations, d’exécutions, et de proscriptions morales qui peuvent tourner à l’interdiction professionnelle.[…] Seul contre tous, Paulhan soutient que la Terreur qui vient du pouvoir d’État constitue une trahison par rapport à la littérature et à la Résistance23 ». Jean Paulhan prend conscience de la contamination de la politique par la logique de la Terreur24.

27Face à la Terreur politique qui se fait jour, Jean Paulhan réclame une nouvelle clandestinité qui maintienne la mystique de la résistance. C’est ce qu’il explicite dans son texte Les Morts, daté de décembre 1944. Pour lui, la Libération dissout le temps où le secret était la vie quotidienne, elle est une véritable rupture épistémologique. La maintenance de la clandestinité est selon E.Trudel, interprétable sur deux plans : elle est une façon d’éviter les purges demandées par exemple par le CNE mais elle est aussi un questionnement d’ordre littéraire : en effet comment la littérature peut-elle reprendre voix sans trahir le secret partagé ? L’écrivain a en fait pour vocation d’exprimer le secret de « ceux qui se sont tus » (euphémisme-lieu commun utilisé par Jean Paulhan qui exprime une vérité : les morts ont su garder leur secret de résistant jusqu’au bout). Et pour l’écrivain, Jean Paulhan réclame un « droit à l’erreur », c'est-à-dire une indulgence que refuse d’accorder le CNE. É. Trudel rappelle ici que ce « droit à l’erreur » n’est pas un « droit à l’innocence » comme le nomme Anne Simonin : auteur et lecteur ont la responsabilité de ne jamais oublier le secret mais ils ont droit à l’erreur. Ainsi Jean Paulhan semble-t-il résister aux formes extrêmes de la Terreur ; il refuse la transparence absolue et le désir de pureté revendiqué par les terroristes. Mais sa rhétorique du secret est une autre forme de Terreur : le secret s’éprouve mais ne se dévoile pas, une certaine violence est faite au lecteur ; c’est du moins l’interprétation que nous pouvons donner de ces analyses, É. Trudel n’explicitant pas toujours la présence de la Terreur.


***

28In fine, Jean Paulhan ne propose pas de solution pour lutter contre la Terreur dans les lettres, mais il l’a éprouvée. É. Trudel comme Jean Paulhan ne résout pas l’opposition Terreur/Rhétorique. Mais tous deux posent des questions, c’est cela qui importe. É. Trudel explique d’ailleurs sa démarche de façon claire dans une note faisant référence aux travaux de G. Michaud : « histoire d’une lecture qui “ne chercherait pas à trouver trop vite la solution ou la résolution de son trouble rapport tranférentiel au texte, qui ne voudrait pas délier ou dissoudre ce qu’elle ne comprend pas en lui, mais qui, de manière inexplicable, s’attacherait avec insistance à la résistance elle-même, à la sienne d’abord, qui se traduit par un arrêt de l’interprétation et de la possibilité d’analyser, mais aussi à celle du récit même qui résiste, qui bute sur un impossible à dire”25. »

29É. Trudel a mis à l’épreuve l’œuvre paulhanienne ; il conclut son essai en écrivant : « on aura cherché à lire une terreur insistante, au cœur même de l’écriture, l’ayant reconnue tour à tour comme excès illisible, événement du lieu commun, spectre, secret ou résistance26. » Cet essai complexe et complet a le mérite de proposer une analyse à rebours en cherchant à déceler la Terreur dans un grand nombre d’œuvres du directeur de la NRf. La difficulté tient à la grande extension que É. Trudel accorde au terme de « terreur », au fait qu’il l’entende en quelque sorte comme une résistance à l’explicitation, comme un mystère au cœur du langage.

30Cette polysémie du terme « Terreur » rend compte de l’ambivalence de la position paulhanienne. La Terreur est à la fois une menace pour la littérature (la tentation du silence rimbaldien est forte chez les « terroristes ») et un moteur pour la réception : la résistance du texte oblige le lecteur à créer l’interprétation.