Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Octobre 2009 (volume 10, numéro 8)
Nathalie Vincent-Arnaud

Variations sur le traduire

Traduction(s) - confrontations, négociations, création, TLE n° 25, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2008, 255 pages.

1Lors de sa conférence inaugurale des Treizièmes Assises de la Traduction Littéraire d'Arles en 1996, Yves Bonnefoy affirmait que "traduire a [...] à être considéré non comme une tâche ancillaire, aux marges de la véritable invention, mais comme l'activité primordiale de la pensée au travail".1 L'impression recueillie par le lecteur des vingt-deux études et des deux entretiens réunis dans le présent volume ne peut que faire écho à ce credo, l'oscillation singulier/pluriel du titre ainsi que la définition tripartite de ce qu'il vise à englober dessinant d'emblée un très vaste territoire conceptuel et méthodologique dans lequel peu de zones d'activité de cette "pensée au travail" semblent être laissées en friche. Préfacé avec un grand souci de précision par Yves Abrioux qui signe lui-même un article consacré aux "Translations du Louvre" – où l'ancienne acception du premier mot du titre est évidemment prise en compte dans la discussion –, ce recueil constitue un véritable manifeste d'un traduire qui, envisagé dans ses réalisations, ses ouvertures et ses expérimentations les plus diverses, apparaît bel et bien comme étant le propre de l'(honnête) homme. Ce sont précisément, comme on peut s'en douter à travers l'incursion mentionnée plus haut dans le registre pictural et muséographique, les différentes translations pratiquées entre les langues, les systèmes sémiotiques, les arts, les divers modes d'actualisation de certains concepts, qui fournissent la matière chatoyante, et souvent déroutante – pour le meilleur –, de cet ouvrage. Ce dernier inaugure d'ailleurs ainsi avec à-propos le nouvel intitulé de la revue, Théorie Littérature Epistémologie, même si la dimension d'ouverture didactique affichée par l'ancienne appellation (Théorie Littérature Enseignement) n'est, à de nombreux égards, guère négligée par les auteurs dans leurs analyses minutieuses des différents phénomènes de déplacement qui font l'objet de ces études en forme de variations sur un thème fédérateur défini par Yves Abrioux dans sa préface (p. 8) comme "l'idée de la traduction [...] productrice d'une équivalence sans identité" (à l'appui des conclusions dégagées par Marc de Launay dans son essai "L'Identité de l'original" qui ouvre le recueil).

2Ce qui pourrait à première vue relever d'un certain émiettement épistémologique est en réalité traversé par une puissante force centripète qui, d'une étude à une autre, d'un champ d'exploration à un autre, ramène de manière incessante à la problématique d'une activité traduisante conçue à chaque fois, selon la formulation judicieuse d'Anne-Laure Fortin-Tournès à propos des relations entre danse et poésie mallarméenne, comme "l'invention d'un mode nouveau de mise en circulation du sens" (p. 225). Les "correspondances" baudelairiennes, abordées par Danielle Follett sous l'angle foncièrement traductif de "la versibilité d'une chose dans des analogies presque infinies" (p. 43), semblent fournir la tonalité de l'ensemble, ces correspondances ressurgissant, bien plus loin dans le recueil, à travers le témoignage que Peter Welz, sculpteur et vidéaste berlinois, apporte de sa pratique qui s'enrichit des arts les plus divers (danse à travers sa collaboration avec le chorégraphe William Forsythe, mais aussi théâtre, cinéma, littérature). Des contraintes énonciatives auxquelles le traducteur est confronté (Françoise Doro-Mégy) aux transformations – ou distorsions – subies, d'une langue à l'autre, par des concepts sociologiques ou historiques (Celia Bense Ferreira Alves, Christine Cadot), du rôle de révélateur social joué par certaines dérives urbanistes (Laurence Gervais-Linon) à la mise en tension des pratiques traductives inhérentes aux gender studies (Claude Cohen-Safir, Anne E. Berger), de la danse dans ses rapports avec le poétique et le théâtral (Anne-Laure Fortin-Tournès, Caroline Marie) à la rencontre entre poésie et musique (Mathieu Duplay) en passant par les problèmes de "corporalisation"2 du texte traduit (Marie Nadia Karsky, Camille Fort), du statut hybride de l'adaptateur dans le domaine audiovisuel (Stéphanie Genty) aux diverses transformations opérées par les nouvelles technologies et au processus plus général de "transcodage" qui s'y manifeste (Roussi Nikolov et Jean-Yves Dommergues, Kenneth J. Knoespel et Jichen Zhu), s'élabore au fil des pages une construction très convaincante d'un "champ critique de la transmodalité" extrêmement foisonnant dans lequel Caroline Marie, au terme de son étude sur la danse en théâtre, identifie l'aboutissement possible, et fortement souhaitable, de la traduction comme "théorie du rapport entre deux codes" (p. 232). Plus axées sur le champ littéraire proprement dit, les questions connexes de l'œuvre bilingue et de la traduction bilingue sont évoquées successivement par Mireille Bousquet et Geneviève Cohen-Cheminet. L'auto-traduction pratiquée par la poétesse et traductrice américaine Cole Swensen à travers ses "chaînes de poèmes bilingues" fait écho à ces préoccupations puisque, comme le montrent de manière fort éclairante ses propos recueillis par Yves Abrioux et Noëlle Batt, son approche interroge et revisite à loisir "les concepts traditionnels d'œuvre originale et de traduction, d'identité ou d'altérité, ainsi que les notions d'auteur et de texte en rapport avec la question du sens".3 Sont ainsi convoqués, à travers ces divers essais, tous les modes de transformation, de translation, de recréation qui, à l'instar des pratiques alchimiques d'un Faust et d'un Méphistophélès analysées par Julia Peslier dans son étude d'un "corpus copiste", "inquiètent le langage" (p. 39), voire, d'une manière générale, déstabilisent et déterritorialisent la forme (linguistique ou non) en lui proposant de nouveaux habillages parfois surprenants mais jamais totalement aliénants dans les "devenirs-autre" dont ils signent l'avènement. La "Conclusion à la translation" proposée par le traducteur Valéry Kislov – en guise d'un de ces exercices de style auxquels il est rompu – offre une parfaite illustration de ce phénomène en faisant surgir de diverses manières la figure récurrente de cet étranger dans la langue dont Cole Swensen, quelques pages plus loin, relate l'expérience renouvelée (p. 102).

3Comme on le voit, la perspective dégagée par l'ensemble de ce recueil, qui fait la part belle aux carrefours, aux rencontres et aux dialogues entre les langues, les arts, les modes de représentation, les territoires frontaliers ou plus éloignés, contribue à lisser encore davantage l'espace de la réflexion sur l'activité traduisante déjà largement ouvert et unifié par un certain nombre de spécialistes, tel François Rastier :

La question de la traduction spécifie une question générale qui concerne non les rapports de langue à langue, mais les rapports de texte à texte, puisque tout texte en transforme d'autres : quels sont les rapports sémiotiques entre deux textes qui dérivent l'un de l'autre, qu'il s'agisse de réécriture créatrice, de commentaire ou de traduction ?4

4Ces "rapports sémiotiques" sont ici, en effet, envisagés sous des angles multiples comme l'atteste l'aperçu donné plus haut de l'éventail des contributions. Une part de ces orientations intersémiotiques est fournie, comme on pouvait s'y attendre, par une perspective transartistique qui arbore, au fil des pages, des visages variés. Si le phénomène n'est pas entièrement nouveau, tant se sont multipliées depuis plusieurs décennies les mises en relation de cet ordre, c'est avec une vigueur renouvelée qu'il se fait jour ici, aussi bien par le caractère inédit ou rare de certaines rencontres que par les esquisses conceptuelles et méthodologiques qui se dessinent bien souvent sous la plume des contributeurs. Le passage de la sculpture et de la peinture à la vidéo, du mouvement arrêté à l'image mouvante témoigne ainsi, chez Peter Welz, d'une volonté de "retranslation" (p. 192) d'une réalité que le recours à la chorégraphie permet – à tous les sens du terme – de figurer. Ce franchissement des frontières sémiotiques est également à l'étude, chez Mathieu Duplay, dans ce "pas de sens" –5 selon la formule de Lacan – qui articule la poésie de Williams Carlos Williams et la musique de Steve Reich dont la fonction est de révéler cet "autre du discours" que Christian Doumet associait, dans une conférence intitulée "La Musique comment dire", à une forme de "désarroi du langage".6 Comme mentionné plus haut, l'art chorégraphique est également à l'honneur comme "lieu de la transmutation des valeurs" (p. 226), "ligne de fuite" (p. 227), "espace éthique de négociation avec l'altérité" (p. 230) : autant de traits distinctifs et convergents qui invitent à des relectures attentives des textes habités par une dynamique du corps dansant et des figures qu'il y trace, génératrices d'un véritable métamorphisme de la matière textuelle.7 Les autres contributions, autant par l'originalité de leur propos que par le décloisonnement des catégories conceptuelles qui orchestre l'ensemble, offrent des pistes de réflexion tout aussi prometteuses en la matière : on retiendra ainsi, entre autres, les ouvertures multipliées sur le domaine sociologique où la figure du traducteur apparaît tour à tour dans "la production de concepts" (p. 139), dans la "relecture idéalisée et restrictive" (p. 147) du tissu social que proposent, aux Etats-Unis, les gated communities, ou encore, sur le plan sociolinguistique appliquée aux gender studies, dans la "construction d'une représentation" (p. 148) aux enjeux politiques multiples. Enfin, l'extension du concept d'activité traduisante aux technologies informatisées se révèle des plus convaincantes à travers la mise au premier plan des notions corrélées d'émergence (p. 239) et d'herméneutique active (p. 244) dans une perspective cognitive et philosophique qui fournit le point d'orgue de ce recueil traversé par les échos et les correspondances en tous genres. On notera à ce propos l'extrême cohérence d'une construction d'ensemble dont la rigueur et la force de conviction ne reposent pas seulement sur la division en quatre sections – non intitulées – mais aussi sur les ponts jetés çà et là, d'une section à l'autre, entre des domaines qui n'en finissent pas de dialoguer (telles ces "correspondances" anciennes et nouvelles signalées plus haut).

5L'élégance du propos, l'érudition et, sans aucun doute, la passion qui marquent ces diverses contributions, ajoutées à une très belle qualité éditoriale et photographique – détail non dénué d'importance dans cette série de passerelles entre les arts et les techniques –, sont des qualités que le lecteur appréciera à leur juste valeur dans cet ouvrage, florilège d'une diversité féconde, vecteur d'un authentique enthousiasme et, à ce titre, particulièrement stimulant.