Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Août-Septembre 2009 (volume 10, numéro 7)
Anne Besson

Tolkien, la légende et l’histoire

Isabelle Pantin, Tolkien et ses légendes. Une expérience en fiction, Paris : CNRS Editions, 2009.

1Professeur seiziémiste à l’ENS, spécialiste de l’édition des livres scientifiques et notamment de la cosmologie à la fin de la Renaissance, Isabelle Pantin met ses qualités de chercheuse reconnue au service d’un sujet bien différent en apparence de ceux qui la préoccupent habituellement : l’œuvre de J.R.R. Tolkien, qu’on associerait à tort plus spontanément, en France, au divertissement populaire qu’à l’exigence érudite. Démontrant pleinement la fécondité d’un regard « extérieur » pour le renouvellement d’un objet d’études, I. Pantin fait également honneur aux études tolkieniennes telles qu’elles se développent aujourd’hui dans l’université française – citations en version originale, connaissance et exploitation de l’intégralité de l’œuvre, recours intelligent au meilleur de la critique anglophone (Shippey, Flieger…), appareil de notes impeccable, toutes ces qualités qui semblent aller sans dire, sont pourtant loin d’être toujours présentes quand on s’intéresse à un « phénomène » tel que Tolkien1, et d’autant plus appréciables ici.

2Le titre un peu trompeur de l’essai, Tolkien et ses légendes, ne rend pas totalement compte de cette originalité de l’approche : on s’attendrait avec ces « légendes » à une énième investigation des sources mythologiques et médiévales ayant nourri l’invention de la Terre du Milieu, et c’est fort heureusement un projet bien différent, et nettement plus innovant, que l’on découvre au fil de 250 pages au style dense et enlevé, auxquelles s’ajoutent quelques annexes et index bienvenus. Le principe de l’ouvrage consiste de fait justement à dénoncer certaines « légendes » bien ancrées dans la critique tolkienienne, afin de renouveler les angles d’approche sur un corpus foisonnant, ici envisagé dans sa globalité : « envisage[r] l’œuvre de Tolkien dans son appartenance à la littérature », « revenir vers les détails, les singularités et les différences, en essayant de tenir à distance les a priori d’ensemble » (p. 6-7).

3Première de ces idées reçues au sujet de Tolkien, l’image tenace d’un auteur « complètement insulaire » (p. 8), volontairement imperméable au monde de ses contemporains, retiré dans son imaginaire alternatif. Sans totalement rompre avec ces traits du portrait canonique dressé par Humphrey Carpenter dans sa fameuse biographie de l’auteur (1977), Isabelle Pantin prend le pari de replacer son œuvre dans son époque historique et son contexte culturel C’est l’objet des chapitres I à V principalement et la démarche, dont on s’étonne qu’elle ait si peu été proposée jusqu’ici, s’avère passionnante, éclairant de façon nuancée des aspects de l’œuvre qui peuvent ailleurs prêter à controverse (comme dans la sous-partie « Le Shire comme utopie sociale ? Retour à la terre et petite propriété », p. 23-25, qui retrace un utile arrière-plan politique de la posture critique quant à l’industrialisation), ou permettant des rapprochements convaincants, comme celui opéré p. 125 entre l’épisode du séjour chez Tom Bombadil et The Golden Key de George McDonald. Les mises au point sur les travaux des linguistes et folkloristes ayant précédé Tolkien dans la carrière (chapitre II) constituent également un point fort de l’ouvrage, ainsi que la présentation en quelques pages des grands pionniers de la fantasy, dont les noms côtoient celui de notre auteur dans les histoires du genre sans que leur lien soit en général explicité – William Morris, Charles Williams, Georges McDonald –, ou suffisamment exploré, dans le cas de C.S. Lewis dont l’amitié de jeunesse avec Tolkien est bien connue, mais dont les écrits critiques font ici l’objet d’un développement spécifique (chapitre IV, « Fiction et profondeur »), car ils fournissent un appareil notionnel applicable à la création tolkienienne – une production réflexive à laquelle Tolkien lui-même n’a que rarement sacrifié2.

4Le postulat de contextualisation n’est pas systématiquement aussi opératoire, et ses promesses parfois curieusement atténuées par des modesties de rédaction (voir p. 27, un long paragraphe sur la pensée historique de Borkenau conclu sur « Rien ne prouve que Tolkien ait connu [s]es idées », ou p. 52, à l’issue ce qui est qualifié d’ « aperçu sommaire » sur deux derniers membres groupe des Inklings, la mention selon laquelle « leur effet sur son œuvre » n’est guère « mesurable »). Reste qu’explorer le bagage culturel de Tolkien comme homme de son temps permet d’ouvrir ou d’approfondir des pistes comparatistes probantes (avec Georges du Maurier, Fenimore Cooper…), loin de l’habituel chemin qui mènerait directement du Moyen Âge à la Terre du Milieu.

5Deuxième grand axe de renouvellement proposé par Isabelle Pantin quant à la façon d’envisager Tolkien, l’intérêt pour le style, dans une proximité maximale aux textes. Le cœur de l’essai, l’excellente seconde partie du chapitre V, « Ce monde et l’autre », propose ainsi une belle illustration de la façon dont le langage participe du réalisme paradoxal de Tolkien : une longue étude du recours à l’armée des Morts dans le Seigneur des Anneaux (p. 126sq.) est suivie de remarques stylistiques stimulantes, sur la coexistence des parlures, les effets de rythme, l’organisation des réseaux d’images (p. 132-140). L’intérêt pour ces derniers vient nourrir de bons développements plus loin dans l’ouvrage, comme les pages consacrées aux jeux de la lumière et de l’eau, qui rappelle les microcritiques d’un Jean-Pierre Richard (p. 228sq.).

6Enfin, Isabelle Pantin a le mérite de travailler constamment sur l’œuvre intégrale, maîtrisant un corpus considérable dont elle fait parfaitement ressortir les évolutions et la cohérence : si Bilbo et les textes courts sont relativement négligés, une large place est faite aux 12 volumes de l’History of Middle Earth (en cours de traduction française, 5 volumes parus entre 1995 et 2008), versions successives du Legendarium ou encore romans inachevés de Tolkien – considérés comme autant d’étapes dans une création ainsi rendue d’une autre façon à la chronologie plutôt que d’être considérée comme un intimidant monolithe. On apprécie dans le même ordre d’idée que les dessins de l’auteur soient aussi régulièrement versés au dossier, plutôt que de rester l’objet d’études autonomes. C’est cette prise en compte de la création tolkienienne dans son ensemble et sa dimension temporelle qui fait l’intérêt des deux derniers chapitres (IX et X) « Le monde, l’espace et les lieux », en les distinguant de l’entreprise assez similaire de Pierre Jourde dans son ouvrage Géographies imaginaires (Paris, José Corti, 1991). Les pages consacrées aux forêts, aux montagnes, aux frontières (p. 233sq.) insistent également sur l’ambivalence de ces espaces tolkieniens, là où Jourde soulignait davantage une convergence hypersignifiante. Ces derniers chapitres, quoique passionnants pour les bons connaisseurs, sont sans doute plus difficiles d’accès pour un public moins averti : ainsi le passage en revue des cartes, p. 211sq., où I. Pantin retrouve sa spécialité, est d’un déchiffrement ardu, qui mérite d’avoir sous les yeux les documents étudiés, de préférence dans leurs versions originales…

7L’ouvrage n’est bien sûr pas sans défauts – on peut ainsi lui reprocher un certain arbitraire dans ses choix (le postulat de départ exclut certes les domaines critiques les plus frayés, tels que le rapport au Moyen Âge ou l’appartenance à la fantasy, cependant on note la réapparition des Volsüng, du Kullervo gallois, comme des auteurs anglais précurseurs de Tolkien dans l’imaginaire faërique) ; mais on admettra sans peine, connaissant les contraintes éditoriales, qu’un ouvrage court et accessible ne puisse tout traiter. Plus gênant, le plan aux 10 chapitres n’apparaît pas toujours d’une logique ou même d’une cohérence parfaites ; on ne sait guère en vertu de quoi on passe d’une partie à l’autre ni ce qui a justifié qu’elles s’agencent ainsi plutôt qu’autrement. En dépit de la catégorie censée les réunir, « l’expérience en fiction » qui donne son sous-titre à l’essai, i.e. l’œuvre envisagée dans son temps et au fil du temps, contextualisée et évolutive, les deux parties se distinguent assez nettement et dialoguent de fait assez mal. Ainsi le chapitre VI, « Une poétique pour le Legendarium », qui explicite la chronologie de rédaction de l’œuvre complète, fait véritablement figure de recommencement – il aurait d’ailleurs pu s’agir du premier chapitre, car ces dates sont utiles rétroactivement à la compréhension de ce qui précède. De même, le dernier chapitre, un des plus descriptifs, sur les espaces et paysages, apparaît comme un point d’arrivée plutôt déceptif. Trop souvent émiettée dans de nombreuses sous-parties aux titres peu parlants, la pensée ne semble pas procéder d’une seule coulée, mais résulter plutôt du collage d’axes de réflexion variés (voir les chapitres VII et VIII, qui forment un bloc autonome autour de la « tragédie », dans le Silmarillion puis Le Seigneur des Anneaux). Reste que cet ensemble constitue une réussite appréciable, dont on doit espérer la traduction et la diffusion internationale : Isabelle Pantin démontre que la recherche tolkienienne est très loin d’être condamnée à la redite et semble viser par son travail les vertus que le romancier lui-même attribuait à la faërie – proposer un regard neuf, lavé de la grisaille de ce qui a été déjà trop vu ; permettre des aperçus stimulants sur des lointains qui restent à jamais à explorer.