Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Août-Septembre 2009 (volume 10, numéro 7)
Sébastien Baudoin

L’envers & l’endroit de Julien Gracq

Dominique Perrin, De Louis Poirier à Julien Gracq, Paris : Classiques Garnier, coll. « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2009, 759 p., EAN 9782812400216.

1C’est à une véritable enquête que se livre Dominique Perrin dans son récent ouvrage intitulé De Louis Poirier à Julien Gracq. Le titre en lui-même dessine une trajectoire qui conduit de  l’homme à l’auteur : c’est dans cet espace de dédoublement que la critique tente de cerner ce que l’auteur doit à l’homme en cherchant à élucider ce qui a présidé à la naissance de l’écrivain majeur qu’il est devenu.

2Après une longue introduction qui parcourt l’ensemble de la critique gracquienne pour en donner un état des lieux, l’ouvrage se dessine en trois étapes successives visant à résoudre l’énigme qui relie « l’instance civile » à « l’instance poétique ». Le préambule se concentre sur le motif qui cristalliserait les enjeux de cette métamorphose, à savoir le « fragment Fest », point de départ d’une investigation chronologique, de la « formation de l’écrivain » (première partie), à « l’énigme » des « débuts littéraires » (deuxième partie), pour mieux conduire à « la question du rapport à l’Histoire collective » (troisième partie).

3Le vaste préambule s’intéresse donc au fameux « fragment Fest », situé et mis en perspective par rapport à l’œuvre et au discours critique : s’y lisent les rapports étroits qui lient Louis Poirier au contexte historique de la montée de l’hitlérisme, le climat de cette période de tensions informant le propos et l’élan créateur de Julien Gracq. Le « fragment Fest » constitue ainsi la métonymie fertile du projet critique de Dominique Perrin, celui de la rencontre et de la constitution du « sujet poétique » Gracq sous l’influence d’une « crise collective ».

4« L’enquête » commence par l’examen, en amont, des liens qui se tissent entre la « crise collective » et « biographie de l’écrivain » (première partie). L’« époque carrefour » des années formant « la décennie 1929-1939 », période de la « montée de la crise européenne », voit se développer l’« incertitude » et le « pressentiment », « période de l’avant » qui « aimante » la pensée de Gracq au moment où se conjuguent pour lui l’« engagement politique » et l’« entrée en littérature ». Mais les liens entre Louis Poirier et la « configuration sociale et intellectuelle » de ces années se présentent sous le signe de la « complexité » : la « formation entre deux guerres » permet alors de dessiner des premières lignes de résolution dans la cristallisation de l’esprit créateur de Gracq autour de l’influence de Wagner, « puissance d’effraction et d’ébranlement affectifs de l’art portée à son plus haut degré » et du Surréalisme, lui ouvrant « un domaine en grande partie inconnu de la pensée et de la poésie ». Alors que le « magicien Wagner » se détache pour lui de l’ombre nazie, le Surréalisme est « paysage intérieur », épanouissement, « magnétisme, aura voire élection » qui contribue à façonner la pensée gracquienne de l’histoire sous l’égide de la figure tutélaire : André Breton. Les « influences » qui déterminent le devenir écrivain de Julien Gracq — Alain, Rimbaud, Jünger — ou les rencontres avec Wagner, Breton et Stendhal « se superposent » dans l’ordre de « l’innutrition » diffuse et « souterraine ». Ainsi se construit un des motifs essentiels de l’œuvre gracquienne, celui de « l’adhésion » : distance avec Alain mais héritage indirect cependant sous la forme d’un « Alain surréaliste », proximité avec Rimbaud, ce « poète de l’affirmation » comme il le qualifie, où il retrouve le fondement poétique comme « rapport de l’homme au monde sensible », « adhésion inconditionnelle » enfin avec Jünger rencontré par hasard via Sur les Falaises de marbre. Toutes ces influences se rejoignent dans « l’affirmation surdéterminante d’un lien constitutif entre l’attitude poétique et le “oui” sensible et philosophique au monde terrestre ». Ainsi, Dominique Perrin émet une hypothèse concernant l’un des aspects de cette « dynamique complexe de subjectivation » de Julien Gracq dans « l’influence de l’histoire » sur son œuvre : « il est possible — et selon nous probable — que le récit de Jünger soit pour Gracq le moment libérateur d’une prise de conscience touchant à la spécificité historique d’une décennie de pression désormais déchaînée dans la guerre. ». Au-delà de ces « influences », la première Guerre mondiale pourrait bien représenter la « scène primitive » de l’imaginaire créateur gracquien : « son enfance n’en a pas été grevée au plan affectif, mais nourrie au plan imaginaire ». Ainsi se retrouve le lien étroit du couple « Louis Poirier-Julien Gracq » à la lumière de l’histoire en marche : cette « remise en route de l’histoire » et le « voile d’irréalité » dont elle se couvre dans l’imaginaire de l’auteur trouve une figure de relais dans l’œuvre de Jules Verne, lue à cette même période décisive. Le couple « histoire-et-géographie » devient le point nodal de sa pensée créatrice, Verne représentant « l’aventure géographique ».

5Il reste à cerner de manière plus précise ce « mode paradoxal d’appréhension de l’Histoire » dans « les circonstances et les conditions de l’avènement de “Julien Gracq” », objet de la  deuxième partie de l’ouvrage. La période 1937-1939 voit en effet la naissance du premier roman de l’auteur, Au Château d’Argol, et l’examen de sa publication et de sa réception par Dominique Perrin conclut à un « adoubement » de l’œuvre par le « père » André Breton, œuvre qui « évacue toute référence à la réalité contemporaine, et plus radicalement toute forme de naturalisme ». Le « caractère anhistorique » constitue la singularité de ce premier « départ littéraire », suivi d’un second, constitué par la parution d’Un beau Ténébreux en 1945. Argol pose ainsi les bases d’un rapport particulier au réel et à l’histoire, mettant en scène le « litige de l’homme avec le monde », dans une relation trouble à l’opéra wagnérien, ouvrant au sacré selon Gracq mais dont le roman serait une reprise « démoniaque », laissant peut-être entendre souterrainement l’écho du « contexte de crise » qui a présidé à sa naissance. Ainsi l’œuvre gracquienne est-elle avant tout « le fruit d’un processus “d’incubation” : processus intime de “recomposition” – de “réassemblage” – d’affects et de pensées chevillés au réel d’une existence. ». « Ouverture transfigurante », l’entrée en littérature met en valeur la « suture biographique » qui « se met manifestement en place dans les années trente entre accès à l’écriture, rapport aux éléments, et imminence de la conflagration guerrière ». In fine, le seul « réalisme » qui intéresse Gracq dans Argol demeure la « géographie des affects et des pulsions », fruit d’une « intense médiation littéraire en contexte de souffrance historique ». Un certain nombre de médiations — Béatrix de Balzac, « fureur d’océan » et « folie dépaysante », Les Chants de Maldoror de Lautréamont, mode « éruptif », qui renvoient au surgissement de « l’hitlérisme » mais lancent aussi une « injonction à penser le présent », Bajazet de Racine comme ouverture à un « dehors » avant tout de l’ordre du « psychique », définition de la poésie — illustrent, pour Dominique Perrin, la manière dont Gracq trouve dans la littérature « un moyen pour lui singulièrement approprié de subvenir à ce qu’il désigne [...] comme la nécessité progressive et naturelle de la communication. ».

6La « suture fiction-guerre », propos de la troisième partie examine alors le rapport entre Louis Poirier et Julien Gracq sur un autre plan, celui de la « poïétique », terrain déjà préparé par les explorations précédentes. Ce préalable permet ainsi de poser les bases d’une réflexion plus profonde sur « la réflexivité de Gracq » concentrée essentiellement sur le roman révélant un « désir d’élucidation de soi à soi » faisant jouer une nouvelle fois les deux entités du couple « Louis Poirier-Julien Gracq ». Le premier élément de cette réflexivité conçoit le « geste littéraire » comme « énergie déchargée et rechargée » dans une « dépense vitale » exprimée par la « métaphore infiniment polysémique du courant » fondant une conception « dynamiste » de la littérature, dans un rapport autonome au monde, « porteuse de savoirs et de perspectives propres ». Née du « plaisir » et de « l’envie », l’écriture demeure un « processus sous tension » illustré par l’image de la « navigation », à la fois « élément porteur, [...] contraignant, et imprévisible ». La « clé » de ce processus est à la fois le livre et l’écrivain, sujet double du propos qui  développe le lien intime tissé entre l’existence et l’inspiration poétique : « variable et motivé[e] », l’inspiration est « solidaire d’un cycle des “saisons” » et « l’appréhension de la disposition intermittente à écrire » est « mise sous tension de la vie mentale. ». L’imagination selon Gracq se fonde ainsi sur des « images-mouvement », issues, selon l’hypothèse de Dominique Perrin, d’un seul « mouvement », trouvant ses assises dans « l’unité et l’ambivalence » d’un « procès par lequel un sujet s’approprie, sur le mode d’une accession poétique à une forme de sacré, son rapport à l’histoire et au collectif, sur fond d’une crise sans nom. ». Le rapport entre écriture et expérience historique, contenu dans le « fragment Joachim Fest », est alors réévalué à la lumière des « entretiens radiophoniques » de l’auteur qui mettent en lumière l’importance du « climat » de la « drôle de guerre », cette suspension de l’Histoire dans son cours où Gracq aime tant à se situer pour mettre en mouvement son imaginaire créateur. La « saison » qui nourrit ce qu’il nomme son « courant imaginatif » est bel et bien l’attente, plaçant l’auteur irrémédiablement en décalage, dans l’ambivalence, aux « carrefours de la poésie », entre histoire et géographie. Passant à un autre plan que celui de l’épistémologie et de la poétique pour résoudre cette quadrature du cercle que figure le sujet « Louis Poirier-Julien Gracq », Dominique Perrin envisage enfin, dans un dernier parcours critique, les romans de l’auteur comme résultant d’un « amalgame producteur de sens ». À la fois « tragique » et « épique », le roman gracquien se nourrit de cet amalgame qui trouverait un point de résolution, de révélation, dans « Le Roi Cophétua », concentrant la question de « l’indicible de l’écriture » qui occupe les fictions de l’auteur pour mieux se situer entre « le caractère numineux de la crise collective » et « celui euphorisant de l’accession impromptue à l’écriture ».

7« Décharge » et « transformation » d’une tension, l’écriture gracquienne est ainsi envisagée, en conclusion, comme le moyen de « s’approprier » la « donne » historique et de fonder la silhouette de l’écrivain au carrefour de « l’expérience cauchemardesque d’un désastre collectif » et de « l’expérience imprévisible » de « l’accession à l’écriture ». Entre « amalgame » et « contrepoint », l’inspiration gracquienne se nourrit de paradoxes et sa « pensée littérature » se détermine entre les deux bornes que constituent la « raison » et le « rapport à l’inconnu ». Le langage devient le lieu de l’unité, « carrefour de médiations » et « vecteur de subjectivation ».