Acta fabula
ISSN 2115-8037

2009
Février 2009 (volume 10, numéro 2)
Muriel Bassou

Stendhal et les ambivalences de la liberté 

Victor Brombert, Stendhal. Roman et Liberté, Paris : Éditions de Fallois, 2007, 164 p., EAN 9782877066419.

«  À l’obsession romantique d’une auto-analyse paralysante, Stendhal oppose cette autre obsession, romantique elle aussi, d’un devenir continu et d’une séduisante disponibilité de l’individu. » (p. 139)

1Traduire un livre, c’est bien souvent le réécrire. Victor Brombert en offre un nouvel exemple avec son livre Stendhal. Roman et Liberté. En 1968, Stendhal. Fiction and the Themes of Freedom paraissait aux États-Unis ; l’auteur en fait aujourd’hui une libre adaptation en français. À la différence de son grand ouvrage Stendhal et la Voie oblique (PUF, 1954), ce livre vise un public plus large que le milieu universitaire. Selon les dires même de Brombert, c’est « une étude d’ensemble, mais qui serre au plus près les œuvres pour dégager les grands thèmes stendhaliens » (p. 11). Libéré des contraintes des essais critiques (bibliographies et notes de bas de pages exponentielles), cet ouvrage nous replonge agréablement dans l’univers des romans de Stendhal, sans être dépourvu pour autant de raisonnements fins, d’analyses précises du texte stendhalien.

2Victor Brombert part du postulat suivant : « Fiction et biographie sont étroitement liées dans le contexte stendhalien, » moins dans un rapport causal que d’analogie. Toutes deux mettent en tension les concepts de destinée et de liberté : « celle d’un moi (ou personnage) conçu entre projet et désir ; et celle d’un narrateur tissant son texte à la recherche de signification » (p. 12). Les thèmes de la liberté, de la quête de l’identité, et du masque qui découlent de cette problématisation initiale vont former les fils rouges du livre de Brombert.

3Commencer par un chapitre sur « Les tentations de l’autobiographie » peut sembler paradoxal : il n’en est rien. En effet, Victor Brombert entend montrer comment les fondements de la vocation de romancier de Stendhal se trouvent dans la Vie de Henry Brulard. « La quête de liberté et de l’identité (« Qu’ai-je été ? » « Que suis-je ») va de pair avec le reniement du père réel, reniement qui dans les romans prend la forme de la recherche d’un père spirituel. Et cette recherche d’une identité autre prédispose Beyle-Stendhal à se traiter en tant que création » (p. 16). Les pulsions romanesques de l’autobiographie sont renforcées par des procédés littéraires. Brombert prend l’exemple de l’enchevêtrement des voix qui correspondent à deux ordres temporels, celui du temps vécu par l’enfant dans son immédiateté fragmentaire et celui du temps rétrospectif et continu de l’écriture. Le temps de l’enfant est synonyme de spontanéité et de liberté (il y a d’autres possibles) tandis que la vision rétrospective est synonyme de nécessité. Cette tension fondamentale entre liberté et nécessité fait de la Vie de Henry Brulard « une œuvre d’imagination autant que de mémoire » (p. 27).

4Le deuxième chapitre, essentiellement biographique, intitulé « L’apprentissage du roman » brosse à grands traits les années de jeunesse de Stendhal jusqu’en 1827, année de la parution d’Armance. À propos de De l’Amour, Brombert évoque « la charge émotive [qui] porte ce livre à tout moment au seuil de la création romanesque » (p. 40). « Rien n’atteste mieux cette transmutation du vécu que la tendance stendhalienne à s’accorder des compensations imaginaires » (p. 41). C’est ainsi que Stendhal fait mine de préférer le bonheur du mélancolique Werther aux succès du cynique Don Juan. Le critique clôt ce chapitre par l’évocation de passerelles vers le roman : la « Consultation pour Banti » ou les « Caractères » écrits à quatre mains avec Crozet mais aussi le « Roman de Métilde ».

5Dans le chapitre 3, « Armance ou l’estime de soi », Brombert s’intéresse à la question de la liberté morale, qui selon lui, forme le nœud dramatique de ce premier roman. La liberté morale, c’est l’indépendance d’esprit face aux codes moraux de la société corrompue ; liberté qui permet l’émergence d’une morale personnelle beaucoup plus exigeante. « Octave et sa cousine découvrent qu’il est plus difficile de ne pas déroger à ses propres yeux que d’obtenir l’estime d’autrui » (p. 54). « La recherche d’une morale personnelle et l’hostilité foncière aux règles de la société dépassent ainsi une misanthropie ordinaire ou une naïve révolte romantique contre la société ennemie » (p. 54). Brombert n’en juge pas moins Armance « décevant, malgré sa délicate tristesse » (p. 55). L’auteur n’hésite pas à porter des jugements assez catégoriques sur les œuvres, portant aux nues La Chartreuse et s’attaquant aux œuvres qu’il juge moins abouties comme Armance ou Lucien Leuwen. Ce type de critiques pourra peut-être agacer certains lecteurs.

6Analysant le grand roman de 1830, « Le Rouge et le Noir : les ambivalences de la liberté », Brombert pose, une première fois, les multiples enjeux de la question de la liberté. Au niveau psychologique d’abord, « l’esprit de conflit est au cœur de la création stendhalienne. Une tension permanente existe entre ce que Julien croit qu’il est et ce qu’il voudrait être, entre ce qui l’incite à devenir ce qu’il n’est pas, et ce qui le mène à découvrir ce qu’il devient » (p. 64-65). Brombert revient sur ces si célèbres passages du Rouge et le Noir où Julien alterne entre timidité et détermination au jardin de Vergy devant la main de Mme de Rênal. Au sujet des conflits entre Julien et la société, la question de la liberté d’esprit dérive vers celle, plus polémique, de l’hypocrisie. Brombert affirme que « le camouflage de la liberté reste une ressource plus subtile [que le discours de Julien à ses « ennemis » les jurés] pour affirmer l’indépendance d’esprit face aux forces répressives » (p. 76).

7Le thème central de la prison, comme « lieu du plus étroit rapprochement et de l’inévitable séparation » (p. 80) apparaît dans ce chapitre. Selon Brombert, « la libération par l’enfermement est multiple. Fatigué de poses héroïques, délivré de son ambition, Julien peut enfin se vouer au présent » (p. 80). Enfin, le thème de la libération est associé dans l’esprit de Stendhal à la découverte de soi-même. L’auteur peut encore être surpris par ses personnages et ses intrusions dans le texte visent souvent à le souligner. Ils ne sont pas prédéterminés. Ils se créent et se révèlent dans l’acte de vivre. Brombert fait une intéressante comparaison entre les personnages de Stendhal et ceux de Flaubert, qui à l’inverse des premiers, ont « trop entendu, trop lu et trop retenu et qui, nécessairement, éprouvent d’abord le désir par voie indirecte » (p. 81).

8Victor Brombert passe ensuite à l’étude du grand roman inachevé de Stendhal dans un chapitre intitulé « Lucien Leuwen : Le héros en quête d’un caractère ». Il souligne le jeu de contrepoint qu’engendre le mélange de lyrisme (le plus souvent latent), de satire et d’indignation. Brombert note la récurrence de cette question : « Comment garder une conscience morale dans la société d’aujourd’hui ? » Selon lui, « nulle œuvre ne pose le problème de la liberté morale en termes plus concrets » (p. 90). Pris entre « l’utopisme inefficace des républicains et la nostalgie à courte vue des nobles regrettant un monde qui n’existe plus » (p. 90), Lucien n’arrive pas à donner un sens à son action. Mais c’est dans la psychologie du personnage que les thèmes de la liberté ont le plus de résonances dans Lucien Leuwen. Brombert analyse finement les rapports père-fils avant d’en venir aux difficultés fondamentales de Lucien à s’analyser par lui-même. Les interrogations se succèdent : « Ai-je bien ou mal agi ? » « Je ne sais ce que je désire », « Que suis-je donc ? » ; pour Brombert, « Lucien est bien un personnage en quête d’un caractère » (p. 103).

9L’évocation des « Chroniques Italiennes » permet à l’auteur de revenir sur les principales caractéristiques de l’Italie mythique de Stendhal, pays symbole d’évasion : « patrie des sensations fortes, pays de l’élan amoureux et d’une jeunesse qui se prolonge » (p. 111). Avec ces Chroniques, on retrouve le thème de la prison heureuse que La Chartreuse développera magistralement : « Les murs qui séparent les amants, ainsi que la réclusion de la femme aimée, font valoir les deux faces opposées de la liberté. Cellules, grilles et tours fortifiées impliquent normalement la contrainte, l’oppression, la captivité. Mais ces mêmes murs et cellules protègent aussi la vie intérieure et la liberté de rêver » (p. 118).

10Dans le dernier chapitre, naturellement consacré au dernier grand roman « La Chartreuse de Parme : Prison et poésie de la Liberté », Victor Brombert revient sur la plupart des thèmes d’ores et déjà évoqués précédemment, l’ambivalence (déjà au cœur du titre de son chapitre) formant le ressort de son analyse. L’auteur apporte sa pierre aux nombreuses exégèses du célèbre épisode de Waterloo : si certains l’ont analysé comme une scène réaliste, Brombert le décrit plutôt comme « un épisode mock-heroic, une parodie d’attitudes et de conventions épiques » (p. 124). Il souligne les ambiguïtés de cet épisode car s’« il y a du Candide dans Fabrice, il y a aussi beaucoup de Don Quichotte » (p. 126). Ces chapitres sur la guerre ne refroidissent l’enthousiasme de Fabrice que pour mieux l’exalter et on aurait tort de lire, selon Brombert, la fin de l’épisode comme un retour à la lucidité. Plaçant toujours le roman sous le signe de l’ambivalence, Brombert évoque « la désarmante immoralité » de La Chartreuse (p. 130), se refusant toutefois à voir en elle « un bréviaire d’immoralisme » (p. 131). En effet, une morale très personnelle s’y affirme, fondée sur la bonne foi et le respect de soi-même. Cette morale lie des êtres capables de s’estimer mutuellement, Brombert y voit la si fameuse morale des Happy few... Autre image ambiguë, déjà évoquée mais ici longuement analysée, la prison, « d’une part source de terreur et image de la tyrannie » (p. 135), d’autre part source de joie et image protectrice. Associées à l’élévation, aux vastes panoramas, à la méditation, les prisons stendhaliennes sont propices à la naissance de l’amour mais aussi, paradoxalement, à une forme de liberté. La prison libère le héros des servitudes de la société. Brombert va même jusqu’à dire : « la prison restitue les héros stendhaliens à eux-mêmes, ou plutôt […] elle leur offre la possibilité de se découvrir, et même de se créer » (p. 138). L’auteur revient ainsi in fine sur la liberté existentielle que Stendhal laisse à ses personnages, expliquant par là son succès auprès de la génération « existentialiste ».

11L’épilogue « Masques et vocation de la solitude » apporte une fin en demi-teinte qui vient tempérer le symbolisme positif de la prison évoqué précédemment. En effet, si la métaphore de la prison invite à rêver de liberté, Brombert ajoute, s’inscrivant dans une vision romantique du héros solitaire, que « la liberté reste le rêve du prisonnier, et que la vraie vocation des protagonistes est la solitude » (p. 147).

12En somme, cet ouvrage de Victor Brombert nous permet de parcourir une nouvelle fois les grands romans stendhaliens à travers le thème de la liberté. La réussite du livre qui tient à l’agrément de son style, à la pertinence de certaines de ses analyses est parfois ternie par quelques redites, causées par le choix du parcours chronologique. La composition de l’ouvrage repose sur une certaine dualité : à la trame temporelle qui unit les chapitres d’un point de vue structurel répond une grande autonomie de ces derniers, d’un point de vue conceptuel. Chaque chapitre est un îlot où se croisent les différents enjeux de la liberté. La structure même de l’ouvrage de Brombert témoigne des ambivalences de la liberté entre nécessité temporelle et autonomie conceptuelle.