Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Décembre 2008 (volume 9, numéro 11)
Laurent Margantin

L’histoire du point de vue romantique

L’historiographie romantique, sous la direction de Francis Claudon, André Encrevé et Laurence Richer, actes du colloque organisé à Créteil les 7 et 8 décembre 2006 par les équipes de recherche de l’Université de Paris 12-Val-de-Marne, Éditions Brière, 2007, 285 p. EAN : 9782852760950.

1Y a-t-il une vision proprement romantique de l’histoire ? C’est une des questions  qu’historiens et spécialistes de littérature française du xix e  siècle essayent d’éclaircir dans ce volume collectif, en abordant divers auteurs – historiens eux-mêmes ou écrivains – associés au romantisme français, ou du moins à la période littéraire à laquelle il correspond.

2Qu’ y a-t-il de commun à Michelet, Chateaubriand, Vigny, Quinet, Hugo, Dumas ou Renan, sinon un même attachement à l’histoire et la recherche d’une signification plus ou moins occultée d’événements historiques anciens ou récents ? Le romantisme français est caractérisé par cette volonté de lecture de la réalité historique, même si les modes de lecture et par conséquent les analyses des faits historiques divergent et s’opposent d’auteur à auteur.

3Qu’en est-il de l’exactitude historique chez les écrivains prétendant faire œuvre d’historien étudiés ici ? N’y a-t-il pas une contradiction absolue entre la valorisation de l’imagination et du sentiment propre au romantisme, et la science historique, qui repose prioritairement sur une analyse patiente et fouillée de documents ?

4Dans sa conclusion du volume, André Encrevé ouvre une piste de réflexion en citant Paul Ricoeur : « (…) la représentation historienne est bien une image présente d’une chose absente (…) ». Si le document historique est bien indispensable à l’historien, il lui faut tout de même partir d’une absence, d’un passé aboli dont ne restent que quelques traces, il lui faut donc tâcher de recréer, de reconstruire ce passé aboli. » C’est là que le caractère fictionnel de toute recréation historique donne un sens à l’écriture littéraire du romantisme, elle qui bien souvent se place délibérément au-dessus du travail de l’historien.

5Chez Hugo, c’est l’attachement de l’historien aux détails et à ce qu’il appelle « les personnages inférieurs de l’histoire » qui le pousse à refuser l’historiographie de son temps pour laisser la place à une narration rendant justice aux événements capables d’instruire le public. Comme le montre Béatrice Jakobs dans son étude, il félicitera Michelet pour sa « chaleur d’âme » et son talent de peintre lorsqu’il s’agit de rendre compte du mouvement de l’histoire. Hugo envisagera bientôt le romancier comme le seul capable d’embrasser la réalité passée (« Ce sera de l’histoire, et on croira lire du roman », écrit-il en travaillant à Histoire d’un crime), et il revendiquera le terme d’historien, une fois celui-ci débarrassé de sa seule dimension scientifique, pour lui donner un sens à la fois littéraire et politique, puisqu’à travers ses romans historiques l’écrivain romantique agit sur le peuple.

6Chateaubriand de son côté pointe du doigt le caractère fabulateur de l’écrit historique et va jusqu’à le qualifier de « tromperie ». Chaque personnage y est idéalisé, transfiguré, la réalité du passé est réinventée par l’historien. Il n’y a donc pas pour lui de coupure entre le travail de l’historien et celui de l’écrivain romantique, puisque tous les deux recourent à la narration. C’est ce qui pousse Chateaubriand à envisager une « histoire totale », qui serait œuvre poétique (Anne-Sophie Morel, Olivier Catel).

7Le recours à la fiction caractérise-t-elle seulement les écrivains romantiques ? L’intérêt de l’article de Laudyce Rétat sur Renan consiste notamment à nous montrer que l’écriture historique elle-même peut recourir à certaines notions philosophiques débordant largement le cadre de la démarche historiographique. « Le but du monde, c’est que la raison règne », écrit Renan, qui, selon Rétat, « parie ou veut parier pour une force (force vitale, nisus, etc.) à l’œuvre dans le monde, animant nature et histoire et tendant obscurément vers le bien ».

8Michelet est encore plus proche de l’écriture littéraire fictionnelle dans sa recherche de ce que Dorothea Scholl appelle un « accès « visionnaire » à l’histoire » qui mène à une « transfiguration de l’histoire ». Michelet met en scène ses visions de la Renaissance, de l’âge baroque, établissant de forts contrastes entre les deux périodes, hors de toute objectivité. De la fiction, nous sommes passés à la vision. Il en est de même chez des auteurs engagés qui, afin d’agir sur un public donné, feront de certains événements historiques, notamment de la Révolution, une lecture unilatérale au nom d’une vision supérieure de l’histoire (voir à ce sujet l’article d’Emmanuel Fureix, « L’histoire comme subversion : le cas de Laponneraye au début de la monarchie de Juillet »).

9Si l’historiographie romantique peut se caractériser principalement par son usage de la fiction et de la vision – ressuscitant ainsi le passé historique disparu à travers une lecture forcément subjective -, elle peut aussi être abordée comme un autre rapport au temps. Si l’histoire joue un si grand rôle dans le romantisme, c’est essentiellement parce que les événements historiques ont sonné le glas d’un temps linéaire et religieux, obligeant plusieurs générations à vivre avec une nouvelle conscience du temps.

10Il est ici question de deux figures d’écrivains ayant fait l’expérience d’une temporalité différente suite à la rupture fondamentale qu’a représentée pour eux la Révolution :

11- Chateaubriand, en « historien romancier », voit dans l’histoire « l’action destructrice du temps » (Olivier Catel). Le portrait de Rancé mène à une « poétique de la fragmentation : au-delà d’un portrait (celui de Rancé) et d’un autoportrait éclaté (celui de Chateaubriand), le lecteur doit entr’apercevoir le temps lui-même et les ruines qu’il a laissées ». Où l’on retrouve, à travers la recherche d’une totalité, la vision proprement romantique d’un monde en ruine, composé de fragments qui ne s’ajustent pas. La conscience romantique du temps génère cette totalité éclatée.

12- Joseph de Maistre voit dans la Révolution française une victoire du Diable faisant s’effonder l’autorité catholique, le basculement d’un ordre religieux dans une temporalité chaotique qui doit pourtant laisser place à une « révolution divine ». Du chaos temporel doit surgir un monde nouveau, en cela de Maistre n’est pas strictement conservateur (il ne vise pas une restauration de l’absolutisme), et sa pensée est empreinte d’un messianisme qui, de diverses manières, caractérise le romantisme. Au-delà du temps fragmenté et éclaté que révèle l’histoire vue par Chateaubriand, il invite ses contemporains à analyser les « signes du temps » en vue d’une révolution spirituelle voulue par Dieu.

13On voit donc à partir de ces deux exemples et des thématiques abordées dans ce volume qu’il est difficile de caractériser exactement le romantisme dans son rapport à l’histoire. Comme l’écrit André Encrevé, « si ces auteurs ont bien des points communs, ils sont aussi assez divers ». Un des mérites de cet ouvrage est d’exposer les points de rencontre entre historiens et écrivains, car ce qui caractérise très certainement le romantisme est sa capacité à révéler à l’historien les pouvoirs de l’imagination propres à la littérature, tandis que le romancier se tourne vers la réalité historique, condition sine qua non d’une fiction d’un genre nouveau.