Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Novembre 2008 (volume 9, numéro 10)
Sophie Feller

À la rencontre du cardinal de Retz

Malina Stefanovska, La Politique du cardinal de Retz. Passions et factions, Presses Universitaires de Rennes, collection « Interférence », 2008, 218 p. EAN : 978-2-7535-0613-8

1Vous ressortirez sans doute de ce parcours des Mémoires du cardinal de Retz avec l’envie de lire ou de relire son œuvre plus attentivement que jamais. Mais ce serait être bien insuffisant (ingrat, serions-nous tentée d’écrire) de s’en tenir à cette seule vertu – ô combien louable cependant – de l’essai de Malina Stefanovska. Son étude de la politique du cardinal ne complète pas seulement les théories en ce domaine mais enrichit également l’approche du genre si complexe des mémoires, et partant du lien fondamental qui unit l’écrire et l’agir au XVIIe siècle.

2L’originalité de cette lecture des œuvres de Retz est tout entière exposée dans son introduction : l’auteur y souligne et interprète d’emblée, en effet, les deux mots-clés qui caractérisent selon elle ce que nous pourrions appeler le mode d’être au monde du cardinal, à savoir « la démarche » et « le rencontre ». La première renvoie, tant dans sa dimension morale que physique, à ce mouvement incessant auquel se livre l’homme d’Église, mouvement vers les autres, à l’encontre si ce n’est à la rencontre des autres, mouvement qui est action, quand bien même il ne s’agirait que de négociation ou même de simple conversation. Le second est plutôt synonyme, sous la plume de notre auteur, de conjecture ou de hasard1. Il évoque ces aléas de la route qui nous font prendre au final un chemin plutôt qu’un autre, et qu’il convient d’accepter ou de prendre en compte pour continuer à avancer. Entre le hasard et l’artifice, entre la nature et l’art, ainsi évolue le cardinal, cherchant inlassablement à faire le lien entre les deux.

3Car tel est bien l’enjeu, pour Malina Stefanovska, de toutes les démarches du cardinal : la recherche de l’unité, qu’il sait pourtant impossible, sa reconstruction artificielle, sont au cœur de son action politique comme de sa rédaction des Mémoires. « Ma thèse, écrit l’auteur, est que pour Retz cette qualité [celle du politique comprise comme rapport à autrui mais aussi à soi] évoque un impossible objet de deuil : l’idéal du lien vrai qui hante son écriture en pointillé» (p. 5) . Là est l’apport magistral de cet essai : cette thématique du « lien vrai » compris d’emblée comme un idéal, un horizon auquel il faut tendre sans jamais espérer l’atteindre permet de relire nombre de tensions qui traversent l’œuvre, tant politique que littéraire encore une fois, du cardinal de Retz. Elle permet aussi de mieux saisir ce mouvement incessant qui est le sien, au rythme si rapide, aux gestes si complexes qu’il en donne parfois le vertige.

4Ainsi la démonstration de Malina Stefanovska se déroule-t-elle en deux temps : il s’agit d’abord pour elle d’attester la présence en filigrane de cette recherche du lien vrai. Sa relecture de la Conjuration de Fiesque lui permet ainsi dans le premier chapitre de revenir sur la conception politique du cardinal de Retz. Cette œuvre de jeunesse met en effet en place l’idée – que ne feront qu’approfondir les Mémoires – d’un pacte social qui ne peut reposer que sur le malentendu et le silence : « alors que Hobbes résolvait un état de guerre universelle par un pacte clairement formulé mais inexistant, Retz fait allusion à un accord existant mais qui ne fonctionne que grâce au malentendu et au voile mystique » (p. 45). Dans ce jeu de masque éminemment baroque, l’imagination est toute-puissante et le discours, qu’il soit oral ou écrit, en est la première arme. Dès lors, le passage, au cours du chapitre 2, par l’examen du pacte autobiographique des Mémoires n’est rien moins qu’un détour : là encore ce qui s’énonce, c’est l’unité impossible avec le destinataire de l’œuvre, et ce malgré les tentatives de séduction de l’auteur. Et Malina Stefanovska de conclure qu’ « en matière d’Etat, ou d’amour, le partage avec autrui ne peut advenir qu’à condition de garder le silence sur la dissension qui le fonde » (p. 80).  Pour le cardinal, agir et écrire ne sont au fond qu’une seule et même tentative de maintenir ou de (re)créer ce lien artificiel avec autrui, en masquant encore et toujours la més-entente (au sens étymologique du terme) qui s’impose nécessairement entre eux. Cette parenté de l’action politique et de l’écriture est encore confirmée au chapitre 3 par le portrait de certains acteurs politiques (Richelieu et Mazarin bien sûr, mais aussi la princesse Palatine ou des demi-habiles que sont le duc de Bouillon et le duc d’Orléans) tel que le dresse le cardinal dans les Mémoires.

5Dans un second temps, la démonstration épouse davantage le propre parcours du cardinal : dans le chapitre 4, l’auteur revient tout d’abord sur la notion de faction, si chère à notre homme d’action. Distincte du parti, elle se caractérise par l’absence de modèle théorique sous-jacent : « dans cette société de corps et d’ordres, la faction est la seule organisation politique sans corps, reposant sur le charisme de son chef et les conjonctures, autrement dit une forme informe qui tend logiquement vers la disparition » (p. 123). Elle n’est qu’un « assemblage de forces » (p. 118), d’autant plus subversif qu’il ne se laisse pas circonscrire dans un cadre préconçu. Mais ce qui la distingue surtout aux yeux de l’archevêque de Paris, c’est que tout comme le pacte social, elle ne parvient à exister « que si l’on passe sous silence son désaccord intérieur » (p. 124). Il s’en fera donc l’instrument, avant d’en devenir le théoricien.

6Or l’une des principales armes de la faction, c’est précisément la parole, et notamment l’écriture. Le chapitre 5 revient ainsi sur l’art de la négociation et de l’intimidation tel qu’a pu le pratiquer le cardinal, notamment au sein de l’espace publique qu’est la ville de Paris (et qui se distingue clairement, en ce XVIIe siècle, de celui de la Cour). Les conséquences, en termes de modes d’agir, de la théorie politique reconstituée plus haut apparaissent ici pleinement : ainsi « la vie civile, autrement dit la sociabilité dans son sens politique, repose donc sur une conduite qui consiste à voiler la violence nécessaire qui la fonde. Vu l’inexistence d’un pacte social satisfaisant, mise en relief au chapitre I, il devient particulièrement important de créer son illusion efficace par des liens de civilité » (p. 165). Or ceux-ci tiennent davantage de la forme que du contenu et c’est pourquoi « la communication, sans cesse reconstituée textuellement, ainsi que la figure de la communauté qu’elle implique et qu’elle crée, apparaissent finalement comme la visée même de l’acte d’écrire » (p. 172). De telles conclusions rejoignent et complètent celles de Christian Jouhaud telles qu’il a pu les formuler à partir de son étude des mazarinades2 ; elles confirment, si besoin était, l’importance croissante en ce Grand Siècle, de l’écrit et de sa diffusion. Dès lors, comme le souligne le chapitre 6, l’écriture des Mémoires s’impose presque comme une évidence, comme la conclusion logique d’un parcours politique riche et complexe, mais surtout extrêmement cohérent, en dépit même des apparences. Elle découle en effet d’une dernière étape dans le processus d’exploration et de recherche du lien symbolique avec autrui, celle – paradoxale – du « retrait » de Retz de la scène politique ; encore convient-il de ne pas faire de contresens sur un tel retrait : si le cardinal s’est éloigné du pavé de Paris qu’il arpentait tant, il occupe plus que jamais l’espace publique, et ce notamment par l’intermédiaire de ses écrits, pourtant relativement rares, maintenant ainsi à distance le lien qui l’unit à la société. C’est, déjà, le triomphe de la communication dans l’art du politique.  

7Il nous reste toutefois, avant de conclure, à insister sur une dernière dimension de l’étude de Malina Stefanovska, présente au fond tout au long de son essai comme une mise en perspective, un contrepoint qui nous rappelle sans cesse la richesse et la complexité de l’œuvre : il s’agit de la dimension personnelle du parcours ainsi esquissé. Ce qui est en jeu dans cette recherche du lien avec autrui, c’est d’abord la constitution du soi, son affirmation en tant que sujet. La comparaison avec la démarche de Montaigne, à laquelle l’auteur fait allusion à plusieurs reprises, est à cet égard fort instructive : pour le cardinal de Retz, il semble en effet que la politique soit le « seul mode d’opération possible du sujet » (p. 15), ce qui le distingue de nombre de ses contemporains qui prônaient au contraire le retrait de la scène politique au profit de la vie contemplative. Car si l’écriture est une façon de créer du lien, elle est toujours et inévitablement « politique » au sens où elle nous met en contact, ne serait-ce que dans la forme, avec autrui : en d’autres termes, ce que proclame ainsi le cardinal de Retz, c’est la conviction que seule la rencontre avec l’autre peut nous permettre d’advenir à nous-mêmes.