Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Romain de Becdelièvre

Visions médiévales

Olivier Boulnois, Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge, Ve-XVIe siècle, Paris, Le Seuil, coll. « Des Travaux », 2008.

1« Homo in imagine ambulat, ’’L’homme marche dans l’image’’ » et il semble impossible pour lui de s’en défaire. C’est sur ce Psaume que s’ouvre l’introduction du volumineux livre d’Olivier Boulnois au titre foucaldien, Au-delà de l’image, Une archéologie du visuel au Moyen Âge, Ve-XVIe siècle. Proposant une démarche tour à tour anthropologique et spéculative, l’auteur cherche à récapituler ainsi qu’à éclaircir les enjeux des théories médiévales sur la notion d’image, champ peu ou prou oublié ou inconnu des questionnements esthétiques ou philosophiques contemporains. Que met-on sous le vocable, aujourd’hui relativement convenu et donc ambigu, d’« image » depuis la chute de l’empire romain jusqu’à l’invention moderne de la perspective, depuis les propositions de Saint Augustin jusqu’aux bouleversements conceptuels de la Réforme ? Qu’est ce que voir, concevoir, aimer ou vénérer une image au cours du Moyen Âge dans l’Occident chrétien ? Car il se trouve que la notion d’image est, tout au long du millénaire que traverse l’ouvrage (un Moyen Âge au sens large), l’objet d’une question. « L’histoire des théories de l’image est jalonnée de condamnations doctrinales »i, écrit Olivier Boulnois. L’image se trouve de fait au centre de débats et querelles multiples, au carrefour de sphères diverses qui nous apparaissent aujourd’hui comme séparées. De la métaphysique à la prière, de l’esthétique à l’appréhension la plus commune du visible, de la théologie à l’anthropologie : le parcours chronologique et archéologique d’Olivier Boulnois mène à l’idée que l’image ne se contient elle-même que dans son propre dépassement. Il semble que ce que visent les diverses thèses proposées par l’Occident chrétien soit bien souvent un « au-delà » de l’image, c’est-à-dire un invisible.

2Olivier Boulnois propose, dans le premier chapitre de son ouvrage, un récapitulatif chronologique des premières théories médiévales de l’image. Une chaîne conceptuelle s’établit, principalement articulée autour des thèses inaugurales de Saint Augustin. Le terme d’« image » souffre, pour reprendre une expression de Michel Deguy, d’un problème d’« homonymie ». Pour les premiers chrétiens, « image » renvoie aussi bien à l’objet matériel, à la vision intérieure (phantasma) et, là est le problème, au Christ, au Fils image du Père. Comment adorer l’Image (le Christ) en tolérant cet intermédiaire qu’est l’image concrète ? Où interviennent donc les rapports d’imitation et de ressemblance ? C’est donc un véritable nœud, une nébuleuse d’aspects potentiellement contradictoires qui se déploie sous cette notion d’image. Le geste inaugural d’Augustin, ce par quoi il s’affranchit à la fois des théories platoniciennes ainsi que de celles des premiers chrétiens, réside dans la dissociation de types d’images (naturelle, mentale et artificielle) et dans la distinction des notions de ressemblance, d’égalité et d’image. Boulnois rappelle ainsi les avancées conceptuelles du « nœud augustinien ». Pour Augustin, l’image est indissociable de la notion de ressemblance, l’homme n’est plus seulement à l’image du Christ mais à l’image de toute l’essence, « être à l’image de » et « être image de » sont deux principes identiques. Enfin, l’image a trait à l’âme et non au corps. À l’image visible, Augustin oppose (et valorise) l’Image par excellence, celle du Fils, uniquement accessible au-delà de l’image, par l’âme elle-même invisible et elle-même image.

3Olivier Boulnois évoque dans la foulée les rapports conflictuels et diversifiés de l’image, de l’écriture et de la parole. Car le Verbe divin est avant tout vécu comme supérieur aux images. Ainsi, Bernard de Clairvaux (fondateur de l’ordre cistercien) va contre l’institution des images au profit de la lecture seule. C’est à l’intersection des pratiques distinctes de la lecture et de la contemplation des images que se lève la question, capitale pendant tout le Moyen Âge, des images mentales. Cette dimension de l’image devient éminemment problématique lorsque les penseurs médiévaux évoquent la prière. Le recours aux images (mentales) est-il inéluctable dans l’activité de la prière ? Jean Cassien prône par exemple l’édification d’une « Arche mentale » dans et par la prière. Il s’agit pour l’orant d’effectuer un cheminement qui, depuis les images du monde, conduit vers la réminiscence de Dieu, pure, dénuée de toute image. Le pape et Père de l’Église Grégoire le Grand, autre figure importante dont la pensée marquera en profondeur les théoriciens médiévaux, considère quand à lui l’image comme une écriture pour illettrés. L’image n’est alors « ni interdite, ni recherchée »ii, seul le contenu de cette dernière doit être visé par l’orant analphabète comme un aide-mémoire et non comme objet d’un culte. Cette pensée persistera tout au long du Moyen Âge.

4Le second chapitre d’Au-delà de l’image poursuit son déroulement chronologique en interrogeant les notions de « Vision » et de « dissemblance » et le problème, extraordinairement vaste et passionné, de la vénération des images sont analysés.

5Comment appréhender Dieu, avec ou sans images ? On pourrait ainsi formuler une des questions fondamentales du visuel médiéval et chrétien. La querelle fictive,  sous-entendue pendant toute la période médiévale entre Saint Augustin et Denys l’Aréopagite (redécouvert au IXe siècle) s’érige autour de cette question de l’énigmatique visibilité de Dieu. Au système hiérarchique augustinien des visions de Dieu (intellectuelles ou sensibles, par ravissement ou par songe) s’établit la position dionysienne : une invisibilité radicale de Dieu apparait comme le nécessaire support de son intelligibilité. Dieu est l’invisible, même pour le regard intelligible de l’âme invisible, image divine pour Augustin. Pour Denys, Dieu ne se donne à la vision que sous la forme de théophanies adaptées aux capacités propres du voyant. Ce qui est visé dans la perspective dionysienne, qui n’est pas une condamnation de l’image, c’est une double manifestation de l’image qui témoigne toujours d’un décalage par rapport à Dieu vécu comme l’Invisible absolu. D’une part, la ressemblance, ce que Boulnois nomme « l’iconologie positive », de l’autre la dissemblance, l’ « iconologie négative » le monstrueux. Toute une théorie du symbole s’articule sur cette double perspective, soit de ressemblance soit de dissemblance.

6Le problème de la vénération se branche directement sur cette question de la visibilité du divin. L’irruption des icônes, ces objets inédits venus de Byzance, et le débat qu’elles suscitent, entre iconophiles et iconoclastes, touche l’Occident au moment du concile de Nicée II (787). Peut-on tolérer les icônes? Que vénère-t-on dans l’icône ? Boulnois se livre ici à une comparaison entre les acceptions de l’icône des trois monothéismes. L’Islam, comme la chrétienté considère l’image selon un vecteur d’intentionnalité. On y vénère l’objet de ce qui est représenté. Le Judaïsme condamne quand à lui, l’icône face à la lettre. Les Libri carolini avalisent une position médiane de la chrétienté occidentale par une réaffirmation forte des enseignements de Grégoire le Grand. L’image se donne avant tout comme un pis-aller, un langage pour les analphabètes. Un long processus s’instaure ainsi, depuis la condamnation forte de la vénération jusqu’à une relative tolérance. Mais le problème de la vénération, du VIIIe au XIIe siècle, persiste au-delà de la représentation. « Qui a jamais cru que le Dieu était dans l’image » écrit Boulnoisiii.    

7Olivier Boulnois postule qu’un certain ordre des images s’instaure et s’assume au cours du XIIIe siècle. L’iconologie affirmative l’emporte sur l’iconologie négative et, avec elle, la ressemblance triomphe de la dissemblance. La pensée de Saint Thomas d’Aquin (XIIIe siècle) produit un certain bouleversement dans la théorie des images. Inspirée par l’idée aristotélicienne de la pensée par images, elle propose un radical changement du paradigme de l’image tel qu’il s’est donné jusqu’à lui, c’est-à-dire dans une perspective globalement augustinienne. Thomas ne se base plus sur les notions de ressemblance et d’égalité mais juge discriminant les critères aristotéliciens de figure, d’espèce et d’identité numérique. Ainsi il établit une nouvelle hiérarchie : l’image la moins parfaite sera celle imitant la figure, l’image intermédiaire celle qui imite l’espèce (le fils d’un père) et l’image la plus parfaite est l’image d’identité (le Fils du Père). L’entreprise thomiste légitime alors la présence des images tout en postulant une véritable tension vers l’invisibilité divine, juchée au sommet de l’ordre des images.

8Dans « La mystique ou l’image transparente », Olivier Boulnois détaille plusieurs théories étonnantes de l’image qui émergent au XIIIe siècle. Inspirées par Thomas d’Aquin, elles développent chacune une position mystique. Soit le maximalisme de Dietrich de Freiberg, ou la relation de ressemblance supplante le concept même d’image. L’image en soi n’existe pas, tout n’est qu’affaire de ressemblances diverses. Soit l’abolition du sujet avec Jean Picard de Lichtenberg. Soit le problème de Maitre Eckhart et de la relation d’intentionnalité : la totalité du visible (image concrète, mentale ou simple vision) peut être défini en tant qu’image et confondu dans cette notion. L’objet extérieur et l’image qui lui est rapporté son une seule et même chose en vertu de l’intention qui leur est commune. La seule différence qui persiste est celle, dans l’image concrète, du support. Pour Eckhart, l’image est en soi une catégorie de l’intellect, une interface de la mystique.

9Olivier Boulnois poursuit son analyse en interrogeant le rapport de la notion d’image au Moyen Âge et de l’esthétique. La sphère, aujourd’hui autonome, de l’art peut-elle permettre de rendre raison d’un aspect de la notion d’image ? « Le Moyen Âge relie d’abord l’art à la vérité plus qu’à la beauté. »iv Ainsi, les premières thèses esthétiques médiévales reposent principalement sur L’idée platonicienne d’imitation démiurgique, sur la pensée mimétique par paliers. La question esthétique semble indissoluble de celle, divine, de la création. Dieu a-t-il créé le monde comme un artisan ? L’artisan est-il une sorte de Dieu ? Ainsi, certaines des premières théories esthétiques du Moyen Âge favorisent paradoxalement l’artisanat au détriment des arts représentatifs en ce qu’ils créent bel et bien du nouveau. Nicolas de Cues (1450) considère ainsi que la cuiller de l’artisan est plus proche de l’art divin car elle ne dépend pas d’un modèle naturel, elle n’est l’image de rien. La peinture n’est donc qu’une technique (ars) parmi d’autre, l’ambition esthétique au Moyen Âge demeure celle de la vérité.

10Le XIIIe siècle voit se dresser trois critiques fondamentales des assises augustiniennes. Celles d’Henri de Gand, de Durand de Saint-Pourçain et de Guillaume d’Ockham. Tous trois font s’équivaloir la notion d’image avec celle de trace et de mémorisation, notions qui demeuraient simplement à l’état d’émanations de l’image pour Augustin. Tous trois renversent un des piliers augustinien de l’image en ne considérant l’image non plus comme ressemblance fondamentale mais uniquement comme signe. Ainsi, « L’image ne transmet que le sensible et l’accidentel. Le rapport ontologique de l’image à l’original a été coupé. »v L’image brise ainsi ses propres limitations qui constituaient pourtant ses fondements même. Parallèlement, on assiste dès la fin du XIIe siècle à une multiplication des images qui représentent directement le Dieu et ne se soucient guère du problème de l’original. Ce vaste mouvement de considération de l’image en tant que simple représentation sera parachevé par le développement de la perspective au XVIe siècle. L’espace optique devient, avec la perspectiva artificialis, un lieu calculable et codifié (voir la coupole de Brunelleschi). L’imitation de la nature se traduit désormais et au premier chef par des considérations géométriques qui mettent nécessairement en crise le postulat divin et finissent de couper (concrètement cette fois) le lien ontologique de l’image avec l’original.

11Olivier Boulnois décrit ensuite l’irruption de la Réforme au début du XVIe siècle et le mouvement global d’iconoclasme violent qui l’accompagne. Le retour au texte voulu par le protestantisme semble aller de pair avec une destruction des images (vigoureusement encouragée par un penseur comme Carlstadt). Les positions de Luther tempèrent cette violence en prônant un respect des images qui existent de fait, qu’elles soient matérielles ou mentales. Calvin soutiendra quand à lui une pensée résolument iconoclaste, à la fois contre les enseignements de Grégoire et des Libri carolini. Pour Calvin, l’écriture supplante de loin l’image qui n’est que simulacre. Il encourage cependant, tout comme Luther, une existence des images dans la sphère esthétique — concrètement : hors des lieux de culte — qui se trouve alors séparée du sacré, vouée à représenter le seul visible. L’image sort littéralement du sacré pour devenir un territoire de l’art. Car la figure du peintre artiste, et non plus artisan, émerge parallèlement au XVe siècle. Alberti puis Léonard de Vinci instituent la peinture au panthéon des arts libéraux voire de la science. Benedetto Varchi opérera le changement de paradigme le plus complet de l’art pictural. Il sera considéré comme un art plastique, un art du beau. L’image devient donc un objet privilégié de la science esthétique.

12L’image est perpétuellement contenue dans une tension entre ce qu’elle donne à voir et ce qu’elle cache. Affirmation qui n’est pas sans rappeler les enquêtes de Georges Didi-Huberman devant l’imagevi. Car l’enseignement qu’exhume Olivier Boulnois des théories médiévales est que l’image se donne, tout au long de la période, comme tendue vers l’invisible. Cette idée profonde est appuyée dans Au-delà de l’image par deux analyses, sous forme d’intermèdes : une description de la mosaïque de l’église de Germiny-des-Prés (v. IXe siècle) intitulée « La pudeur du visible » et l’analyse d’un texte de Pierre de Jean Olivi (XIIIe siècle) sur « La place du roi ». Ces deux analyses témoignent du statut de perpétuelle ambivalence de l’image qui montre autant qu’elle dévoile. L’abside de l’église de Germiny présente l’arche d’alliance tout en semblant l’interdire au regard. Olivi met en rapport l’écriture et la peinture qui sont chacune dotée d’une apparence superficielle qui peut faire obstacle en même temps qu’elles peuvent délivrer une vérité profonde. Olivier Boulnois résume le parcours de la pensée de l’image en écrivant que « Pour dépasser l’image, il fallait passer par l’image. »vii Et ce que va rompre la modernité, selon Boulnois, c’est précisément cette liaison de l’image (pourtant visible) à son invisible, à son au-delà. En conquérant l’espace visuel, que ce soit par la perspective ou la prolifération des représentations, la Renaissance va faire disparaître toute une dimension de l’image, la réduire à une esthétique et ainsi abolir sont rapport à la vérité qui demeurait l’un des enjeux principaux des théoriciens médiévaux de l’image. Ces derniers pourraient — et ceci demeure une question — nous aider ainsi à décloisonner la sphère esthétique contemporaine.