Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Juillet-Août 2008 (volume 9, numéro 7)
Juliette Feyel

La nostalgie du corps mystique

D.H. Lawrence, Le corps en devenir, Noëlle Cuny, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2008.

1En rappelant que le corps est un objet d’étude qui intéresse de plus en plus systématiquement l’ensemble des recherches en sciences humaines, Noëlle Cuny entame Le corps en devenir en se demandant : « pourquoi si peu de monographies se sont-elles donné pour thème le corps humain chez Lawrence ? » Elle ajoute ensuite : « La réponse à cette question est peut-être d’ordre pragmatique. Rendre compte d’une thématique si vaste n’est pas chose aisée. » (p. 25) Et, en effet, le projet que propose Noëlle Cuny est ambitieux car il est bien question du corps dans chaque roman, dans chaque nouvelle, dans chaque essai, dans chaque poème et dans chaque pièce de théâtre de Lawrence. A travers l’étude de quatre des œuvres les plus importantes de D.H. Lawrence (L’arc-en-ciel, Femmes amoureuses, Kangourou et Le Serpent à plumes), Noëlle Cuny propose un cheminement herméneutique tracé à partir d’un projet qu’elle annonce ainsi : « nous nous emploierons à montrer combien le perpétuel changement à l’œuvre dans le corps humain préoccupait Lawrence, qui le plaça dès ses débuts au cœur de la tragédie de la matérialité humaine. Un déséquilibre momentané comporte un risque de chute ; une variation dans la santé d’un individu peut être le signe d’une dégradation générale, corporelle et morale, dont il y a lieu de s’inquiéter […] chaque malaise peut signifier un malaise dans la civilisation. Le corps concret, et surtout sa face cachée, est donc le terrain privilégié de l’entreprise de connaissance menée par Lawrence, qui endosse alors la robe de l’augure pour en déchiffrer les entrailles. » (Ibid.) Le corps lawrencien est un corps menacé qui se trouve au cœur des problèmes fondamentaux auxquels l’auteur a réfléchi toute sa vie, entre questionnement philosophique sur ce que peut réellement l’homme et prophétisme inquiet quant au devenir historique des sociétés.

2Noëlle Cuny annonce qu’elle ne parlera guère des thèmes de la sexualité et de la guerre des sexes. Pour présenter le corps lawrencien, elle préfère s’attarder davantage sur les figures du système digestif que sur celles du système reproductif. Elle pourra ainsi rendre compte d’un aspect moins attendu, la manière dont ce corps se débarrasse de ses déchets pour se régénérer. Si on a souvent mis en relief l’aspect euphorique de l’œuvre de Lawrence en parlant de la sexualité bienheureuse dépeinte dans L’Amant de Lady Chatterley, parler de ses aspects plus sombres permet à Noëlle Cuny de mettre en valeur une angoisse vis-à-vis de tout ce qui alourdit le corps – individuel ou collectif – et l’empêche de se renouveler.

3L’ouvrage se divise en deux parties. La première rassemble L’Arc-en-ciel et Femmes amoureuses rédigés entre 1913 et 1919 ; la deuxième regroupe Kangourou et Le Serpent à plumes écrits entre 1923 et 1925. Ces ensembles permettent ainsi d’identifier deux moments dans la carrière du romancier puisque les deux premières œuvres, conçues en dyptique, « se donnent pour tâche de mettre en scène la construction du moi au cœur de la modernité industrielle. Les secondes, écrites après le choc de la guerre depuis un ailleurs où l’espoir le dispute à l’absurde, peuvent être lues comme des romans de la régénération du corps collectif sur la terre malade de son histoire. » (p. 26)

4Le premier chapitre souligne dans L’Arc-en-ciel la quête d’intégrité de l’héroïne. Ursula cherche à se créer un corps à part entière, elle veut fonder son moi grâce à la « résolution » du sang trop épais, trop chargé de passé, de ses ancêtres. La « résolution » est l’une des notions clés de la pensée de Lawrence. En mêlant la métaphore alchimique aux termes scientifiques de l’époque, Lawrence utilise le mot pour désigner tout processus de séparation des éléments et de purgation. Il traduit ainsi les changements que la modernité fait subir aux corps humains ; génération après génération, les corps deviennent moins lourds, s’affinent, le sang devient plus fluide. Il faut y voir le symptôme d’une évolution humaine se faisant dans le sens d’une sophistication et d’un développement de la conscience mentale. Ursula incarne ce nouveau type d’individu qui se débat pour se construire un corps à part entière et qui se détache de la masse indifférenciée qui l’emprisonne, la masse grégaire et inconsciente que forme l’ancienne communauté rurale à la pensée abrutie par des limons depuis trop longtemps accumulés. Ce n’est pas une tâche facile mais le roman se clôt sur une vision d’espoir, un arc-en-ciel.

5Malheureusement, cet espoir est déçu dans Femmes amoureuses. Noëlle Cuny présente le deuxième roman du célèbre diptyque lawrencien comme l’exploration d’une phase historique de dégénérescence. Sous l’effet du progrès technologique, les individus deviennent hyper-sophistiqués, la puissance de leurs corps est décuplée par les machines ; si l’ère de la mécanisation réifie les mineurs, elle fait des grands magnats industriels tels que Gerald Crich des « surhommes technologiques » (Marinetti). Noëlle Cuny rapproche la vision de Lawrence de la notion d’« exodarwinisme » développée par Michel Serres1. Mais cette mutation externe a pour corollaire une désagrégation de la structure interne des corps. La partie organique de l’humain entre dans un processus de régression à l’état amorphe. Les énergies des corps se libèrent de manière anarchique et les individus se métamorphosent alors en polypes avides qui essayent de s’approprier les énergies d’autrui. La séduction ambiguë qui émane de Femmes amoureuses provient d’une esthétisation décadente de la décomposition des corps. La phase historique décrite par le roman présente le mouvement inverse de celui qui était décrit dans L’Arc-en-ciel, il s’agit d’une « résolution » manquée.

6Ayant constaté l’instabilité des corps individuels, Lawrence se serait tourné vers une autre voie, la constitution d’un corps collectif. C’est ce que Noëlle Cuny étudie dans son troisième chapitre, « Kangourou : le dégoût du corps ». En Australie, après la Grande Guerre, les hommes s’organisent en deux camps révolutionnaires, les Diggers à droite et les socialistes à gauche. Au milieu, Richard Somers se méfie des deux idéologies, notamment de celle du dénommé Kangourou, leader des Diggers, qui professe l’avènement d’un monde nouveau grâce à l’universalité de l’amour et dont le ventre énorme lui donne l’air de vouloir accueillir tous ses « enfants » dans sa grande poche marsupiale. Kangourou expose une utopie de la fraternité masculine débarrassée des femmes, accusées de rendre les hommes impuissants. Bien que courtisé et pressenti par tous comme un prophète en puissance, Somers est animé, tout au long du roman, par un désir de repli sur soi, de sauvegarde de la « réalité glaciaire de son corps » (p. 112) et par un dégoût pour cette communication virile faite d’intimité et de contact chaleureux. Lawrence dénonce la face sombre de cet amour qui étouffe les individualités et répand partout le sirop d’une sentimentalité charnelle dans laquelle les esprits viendraient s’engluer. Somers décide finalement de quitter l’Australie après avoir constaté l’échec des utopies politiques et l’apathie incurable du peuple australien qui stagne dans une effrayante inertie.

7Le Serpent à plumes serait alors l’ultime tentative de Lawrence pour construire le corps collectif, mais à partir d’un système théocratique, cette fois. Le roman raconte l'accession au pouvoir des prêtres de Quetzalcoatl qui ont décidé de régénérer le Mexique. Le peuple mexicain est présenté comme un peuple qui n’a pas eu encore l’occasion de se constituer en corps collectif, c’est un grand corps apathique, mort-vivant dont le sang noir et non « résolu » a besoin d’être ressourcé. Dès lors, les prêtres néo-aztèques prescrivent une hygiène et une discipline à travers des rituels que Noëlle Cuny analyse en détails et qui contribuent tous à reconstruire des limites entre individus en glorifiant la structure anatomique hiérarchisée du corps et en redessinant ses contours. Il faut séparer ces individus dépourvus de centre, il faut clore les corps et leur enseigner l’art de la distance. Le récit est présenté à travers le point de vue d’une étrangère, Kate Leslie, qui accepte d’épouser l’un des dieux vivants du nouveau culte. Son époux mystique l’initie alors à une sexualité d’où le plaisir et l’intimité sont proscrits. Dans Le Serpent à plumes, tout tend à restaurer l’intégrité du corps par le biais d’une abolition de la matérialité du corps. Noëlle Cuny ajoute qu’il demeure néanmoins des zones d’ombre qui interdisent de penser que Lawrence avait trouvé dans cette théocratie néo-aztèque la solution aux « trahisons » du corps.

8L’hypothèse de Noëlle Cuny consiste donc à supposer que Lawrence s’est sans cesse efforcé de rétablir le corps mystique d’avant la Chute, tel que l’avait pensé, par exemple, Calvin. Chaque romans serait une nouvelle tentative pour fonder le corps, l’expérimentation d’une thérapeutique destinée à en percer le mystère. Seulement, et c’est là que les « trahisons » du corps se manifestent, ce corps ne se laisse pas embrasser par les discours interprétatifs totalisants, mettant ainsi en échec l’entreprise herméneutique de l’auteur. En épilogue, Noëlle Cuny cite le fameux L’Amant de Lady Chatterley (1928). Il s’agit d’un épisode où le héros Mellors se retrouve face à un tableau abstrait dont les tubes et les pistons évoquent des organes transformés en mécanique. Cette machinerie figurerait-elles l’intériorité pathétique des hommes modernes ? Ce spectacle heurte Mellors jusque dans ses entrailles et révèle ainsi la « tendresse » pure du héros (Tendresse est l’un des titres auxquels avait pensé Lawrence pour le roman), c’est-à-dire la capacité de ressentir jusqu’aux tréfonds de soi la « cruauté » (au sens d’Artaud) du spectacle qu’offre le corps réel, le « corps corrompu et vivant » (p. 166).

9L’ouvrage de Noëlle Cuny propose une lecture détaillée des textes du corpus, avec quelques incursions dans d’autres œuvres de l’auteur comme Fils et amants (1912), l’essai inédit sur Walt Whitman (1919), l’« Etude sur Thomas Hardy » (1914), Mr Noon (1921) et La Fille perdue (1920). Il s’appuie sur des références nombreuses en soulignant notamment une parenté entre la rhétorique du corps de Lawrence et celle des prophètes de l’Ancien Testament. Nombreux et intéressants sont les rapprochements qu’elle fait entre les métaphores lawrenciennes et les découvertes en physique, en chimie et en biologie dans le contexte de l’évolutionnisme de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Noëlle Cuny a su montrer la très grande complexité de la question du corps chez Lawrence et en propose une interprétation originale.