Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Juin 2008 (volume 9, numéro 6)
Guillaume Pinson

1789 : ouverture des espaces de l’engagement

Isabelle Brouard-Arends et Laurent Loty (dir.), Littérature et engagement pendant la Révolution française, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2007, 200p.

1Voici les actes d’une journée d’étude qui s’est tenue à Rennes en 2005, parus dans la dynamique collection « Interférences » des Presses de l’Université de Rennes. Dirigé par Isabelle Brouard-Arends et Laurent Loty, l’ouvrage se veut « essai polyphonique et iconographique » selon le sous-titre; il propose en effets plusieurs illustrations afin d’appuyer des analyses qui portent sur les différentes formes d’engagements des hommes et des femmes de lettres autour de 1789.

2En introduction (« Repenser la littérature et l’engagement après 89 », p. 13-23), Brouard-Arends et Loty se réclament d’une vision large de l’engagement, s’appuyant sur la notion moderne d’auteur, qui émerge au cours du XVIIIe siècle, et sur le statut éminemment social de la littérature, notamment la mission (politique entre autres) qu’elle se donne, son rapport au lecteur, les savoirs qu’elle convoque, tout cela dans le contexte de l’émergence de l’opinion publique. En outre, c’est l’urgence de l’histoire et ses nouveaux impératifs, qui surgissent avec 1789, qui paraît « condamner » (Brouard-Arends s’interroge sur ce terme) « la littérature et toute production intellectuelle à une fonction sociale » (p. 15). Et si l’appel de Sartre, après 1945, ne doit évidemment pas occulter les étapes antérieures de l’engagement, Loty rappelle pour sa part que la conception moderne de la littérature est issue d’un travail idéologique de séparation des Belles-Lettres avec la politique et les discours savants, qui se met en place dès que se referme l’épisode révolutionnaire, pour engendrer le processus d’autonomisation qui marque encore aujourd’hui l’institution et l’imaginaire de la littérature. En somme, penser l’engagement de l’écrivain, suggère Loty de manière perspicace, implique aussi de penser son « désengagement »; « C’est cette notion illusoire [d’une littérature purement esthétique], mais qui tire de la puissance de la foi qu’on lui accorde, qui est la condition sine qua non de la croyance en la possibilité d’une littérature apolitique, elle-même préalable au questionnement sur les relations entre littérature et engagement » (p. 18). Autrement dit, pour les auteurs, « repenser la littérature et l’engagement » implique de concevoir comme indissociables la valeur esthétique de la littérature et la force de son engagement.

3Huit interventions suivent cette réflexion liminaire, regroupées en quatre parties. Le théâtre y est à l’honneur puisque la moitié des contributions de l’ouvrage y sont consacrées. En cette période troublée et effervescente qu’est la Révolution, la scène est en effet un lieu de représentation privilégié, qui emprunte certains traits à la tribune, comme le suggère le sous-titre de la première partie (« La scène et la tribune »). Serge Bianchi (« Théâtre et engagement sur les scènes de l’an II », p. 27-48) s’interroge sur l’« instrumentalisation du théâtre comme moyen de régénération civique et patriotique » (p. 27) au moment ou la libéralisation des scènes depuis 1791 a multiplié les salles, les représentations et les répertoires. En se concentrant sur la séquence de l’an II (septembre 1793-septembre 1794), qui se refermera rapidement avec la réaction thermidorienne de l’an III, Bianchi montre, dans son article très fouillé, que « l’immédiateté » de la représentation que permet le théâtre explique la convergence d’intérêts que lui portent les législateurs de la Convention, les auteurs, les acteurs et le public. Ce théâtre civique est engagé dans une entreprise d’éducation populaire et républicaine. Si le pouvoir subventionne les pièces édifiantes, contrôle la moralité de représentations et sélectionne le répertoire à valoriser, l’engagement politique est aussi celui de certains auteurs, tels que Bouquier, Marie-Joseph Chénier et François de Neufchâteau. Les acteurs ne sont pas en reste (bien des carrières et des parcours reste à inventorier), et Bianchi fait bien sentir les fascinants échanges entre la rue et la scène : « En bonnets rouges et cocardes dans la rue, [les acteurs] le restent dans certains de leurs rôles, intermédiaires culturels et politiques s’il en fut, répétant sur scènes des actes ou des propos tenus quelques jours auparavant » (p. 36). Malheureusement, cette passionnante séquence du théâtre de l’an II, rappelle Bianchi, a été longtemps escamotée par l’histoire littéraire, qui « saute » traditionnellement de Beaumarchais à Hernani.

4Après avoir rappelé l’intérêt heuristique que présente la transposition de la notion contemporaine d’engagement sur une période antérieure comme celle de la fin du XVIIIe siècle, Martial Poirson s’attarde à « l’affaire Pamela », en référence à la pièce de François de Neufchâteau, Paméla ou la Vertu récompensée (« Intenable engagements dramatiques : Pamela entre révolution tranquille et scandale », p. 51-75). Représentée en 1793 à la Comédie-Française, la pièce est jugée anti-révolutionnaire car elle ménage une forme d’ambivalence dans la représentation de l’aristocratie. Malgré les engagements de Neufchâteau en faveur de l’instruction publique et civique par le théâtre, la pièce provoque une forme de « révolution tranquille » (Poirson utilise l’expression en se référant explicitement à l’histoire politique et culturelle du Québec des années 1960) qui entraîne la fermeture du théâtre et l’emprisonnement des acteurs. En fait, le cas de Paméla illustre dans le genre dramatique ces effets d’hysteresis que Mona Ozouf, dans Les aveux du roman (2004), avait relevé dans le roman au XIXe siècle, oscillant entre retard et nouveauté, entre Ancien Régime et Révolution : « C’est là sans doute un trait commun à bon nombre de créations théâtrales de la période révolutionnaire, prisonnières d’une structure dramatique et topique d’Ancien Régime, même si soucieuses de changement sur le plan des idées et surtout, des idéaux politiques » (p. 73).

5La deuxième partie (« La fiction et la loi, influences »), poursuit l’exploration du genre dramatique sous la Révolution avec la contribution d’Anne-Rozenn Morel, intitulée « Modes de l’engagement de l’utopie : le ludique et le juridique » (p. 79-88). Morel s’intéresse à Beffroy de Reigny, prolifique auteur qui obtient un succès considérable à la Comédie-Française en 1790 avec Nicomède dans la lune, ou la Révolution pacifique. Décalque presque transparent de la société d’Ancien Régime et de ses bouleversements, la pièce présente l’utopie d’une révolution qui a réussi – mais sur la lune. Si, comme toute représentation utopique, Nicomède parle implicitement de son temps, Morel montre plus précisément que chez Reigny la fiction permet une sorte d’expérimentation imaginaire de législations efficaces. C’est aussi le cas, cette fois plus explicitement, avec la Constitution de la Lune, rêve politique et moral que Reigny publie en 1793, poursuivant son exploration lunaire utopique. La fiction juridique se retrouve également au centre de l’article de Philippe Corno (« Le divorce sur la scène révolutionnaire : un engagement politique? », p. 91-105), qui porte sur les représentations dramatiques du divorce suite à sa légalisation en 1792. Selon Corso, ces mises en scène du divorce sont une forme d’engagement subtile parce que la loi sur le divorce est un résultat concret de la Révolution sur le droit conjugal : mettre en scène le divorce, c’est nécessairement convoquer l’espace des virtualités ouvert par le changement de régime. Corso le montre notamment à partir de cas favorables au divorce (par exemple Olympe de Gouges, La Nécessité du divorce, 1790) ou au contraire défavorables (Amar du Rivier, Les Suites et les dangers du divorce, 1797-98). Originale, la démonstration de Corso montre ainsi les effets d’échange entre les intentions de la loi (la régénération de la famille, la liberté nouvelle comme garantie de stabilité du couple) et les appropriations fictionnelles qui en sont faites. Dans bien des pièces on tend « à glisser subrepticement de l’idée d’un bonheur conjugal à celui d’un bonheur collectif » (p. 100).

6Les contributions de la troisième partie portent sur les relations entre « La littérature et la science ». Joël Castonguay-Bélanger (« Le choix des sciences morales et politiques contre le désengagement des sciences expérimentales », p. 109-118) s’interroge sur les frontières disciplinaires à une époque où l’esprit encyclopédique s’atténue avec la dissociation de la science et de la littérature. Un auteur comme Louis-Sébastien Mercier le déplore. Dans L’An 2440, publié à l’aube de la Révolution, l’auteur du Tableau de Paris regrette que l’engouement pour la science engendre une forme de désengagement pour la « science politique » et une désaffection pour les choses de l’imagination : « L’imagination est le mot autour duquel semble s’opérer la dissociation entre le discours scientifique et toute réflexion morale, sociale ou politique qui ne reposerait pas sur les critères de scientificité définis par la communauté des savants elle-même » (p. 112). Castonguay-Bélanger montre dès lors qu’un processus de réengagement viendra à la toute fin du siècle avec les Idéologues et aussi avec des penseurs comme Mme de Staël, laquelle, dans De la littérature (1800), « invite à la création d’une science qui se mettrait enfin au service de la politique » (p. 115). Ainsi la « science morale » revendique-t-elle le décloisonnement disciplinaire qui avait été celui des Lumières. À cet article fait écho celui de Julia V. Douthwaite, « La République a-t-elle besoin de savants? Le jugement des romans » (p. 121-136), qui s’attaque à la représentation des sciences dans le roman de la période 1789-1800. Comme en témoigne la suppression des académies par la Convention en 1793, la période révolutionnaire pose un regard ambivalent, voire soupçonneux sur les sciences, perçues comme généralement aristocratiques. Or, certaines fictions confirment cette perception, par exemple les romans de Henri Decremps : Les Petites aventures de Jérôme Sharp (1789) met en scène plusieurs savants charlatans, tandis que La Science sansculottisée (1794) prône une pédagogie scientifique populaire et démocratique. Par ailleurs, le roman noir de la toute fin du siècle « exploite plus que tout autre genre les sinistres implications des sciences et techniques, en soulignant la tendance courante chez les savants à sombrer dans les excès et fraudes scientifiques » (p. 135), ouvrant la voie au fameux Frankenstein de Mary Shelley. Angoisses scientifiques et angoisses sociales sont indéniablement connectées.

7La dernière partie, « Engagements en rupture. La femme et le poète, pour une humanité future », s’ouvre sur la contribution d’Huguette Krief : « Femmes dans l’agora révolutionnaire ou le deuil d’un engagement : Olympe de Gouges, Constance Pipelet, Germaine de Staël » (p. 141-160). 1789 a consacré la division des sphères privée et publique; la femme est confinée à la première, tandis que l’homme, seul véritable « citoyen », s’arroge la seconde. Or, cette exclusion des femmes de l’agora révolutionnaire constitue un motif de réflexions pour certaines femmes de lettres. Krief s’attarde ainsi aux textes d’Olympe de Gouges (dont l’audacieuse Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, 1791 et Le Prince philosophe, 1792, roman auquel Krief consacre plusieurs pages), Constance Pipelet (Épître aux femmes, 1797) et Germaine de Staël (Mirza ou lettres d’un voyageur, 1795 et le 4e chapitre de De la littérature, « Des femmes qui cultivent les lettres », 1800). Tous ces textes témoignent que la période révolutionnaire condamne la femme à l’inexistence publique tout en la maintenant dans un hors-temps historique problématique, entre un après-Ancien Régime despotique et une législation révolutionnaire bien peu universelle. Tout aussi problématique est l’engagement de ces femmes par la littérature, puisque l’esthétique est également soumise à l’axiologie de la société révolutionnaire.

8L’ouvrage se referme sur une substantielle contribution d’Yves Citton, « Gémir en silence : puissance des engagements hétérogènes d’André Chénier » (p. 163-191). Citton propose, pour expliquer la trajectoire de Chénier, de « dépasser la problématique traditionnelle de l’engagement (conçu comme une réalité homogène) », cela afin de « faire sentir qu’il a toujours été à la fois passionnément engagé dans les combats idéologiques de son temps et résolument décidé à rester en retrait de la scène où ces combats se sont déroulés » (p. 166, souligné dans le texte). Ainsi le Chénier publiciste anti-jacobin de 1792 est aussi celui qui répond : « rien, absolument rien », à un correspondant qui lui a demandé « ce qu [’il faisait] dans la révolution » (p. 167); et pour Citton, il n’y a pas lieu de viser à « réconcilier » ces deux Chénier, l’engagé et le désengagé, le poète agissant et le poète persécuté, mais plutôt à maintenir « la tension irréconciliable [qui est celle de Chénier] entre une infinie lassitude devant les réalités politiques humaines, dont le cours désespérant ne peut que nous pousser à souhaiter une retraite définitive, et une infinie soif de survie, qui nous engage presque malgré nous à préférer vivre dans la honte que mourir pour la gloire » (p. 172). Au-delà d’un engagement aux paramètres somme toutes réducteurs, lorsqu’il dénonce par exemple l’indifférence des grands pour la misère des faibles, « Chénier nous invite à penser la politique en termes de sensibilité » (p. 176) – et ici Citton s’appuie sur le « partage du sensible » de Rancière (Le Partage du sensible. Esthétique et politique, 2000), qu’il croise avec la conception, par Deleuze (dans Critique et clinique, 1993), de la littérature comme espace d’invention d’un peuple non pas « actuel » mais « virtuel », encore à venir (p. 180). Tout cela permet à Citton de nuancer la campagne anti-jacobine de Chénier et de la rattacher plus généralement à la suspicion qu’entretient Chénier contre la notion émergente de parti politique et contre « l’esprit de parti ». Cherchant à se situer à cet égard dans une certaine extériorité, Chénier ne peut à proprement parler s’engager (puisque s’engager, c’est « prendre parti », ce que dénonce justement le poète). Si Chénier s’engage, propose alors Citton, c’est par « l’affect » : Chénier est engagé par sa sensibilité à la souffrance d’autrui, à l’injustice commise sur les « autres » mais que Chénier ressent et « dont il se sent affecté au même titre […] que les victimes elles-mêmes » (p. 188). Et vers la fin de ce superbe article qui vise à corriger le cadre trop rigide de l’engagement par la poétique du « gémissement » de Chénier, Citton souligne de manière tout à fait convaincante que « L’intime engagement de Chénier dans son monde (plutôt que dans tel ou tel parti) nourrit une écriture de la souffrance, qui marque une transition encore instable entre les Lumières et le Romantisme » (p. 189).

9Accompagné d’illustrations qui ouvrent et ponctuent chacune des contributions, cet intéressant ouvrage plaide implicitement pour une multiplication de travaux sur une époque souvent délaissée par les études littéraires. Les nombreuses et complexes ligatures entre XVIIIe et XIXe siècle restent encore largement à explorer, et la notion d’engagement permet sans aucun doute d’y voir un peu plus clair.