Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Adina Munteanu

Une rencontre inépuisable : le poète et sa poésie.

Philippe Jaccottet, De la Poésie. Entretien avec Reynald André Chalard, Arlea, 2005, 63 p.

1L’entretien de Reynald André Chalard avec Philippe Jaccottet, a été publié pour la première fois en mars 2002 dans une livraison de la revue le Nouveau Recueil (n° 62), puis en mars 2005 aux éditions Arléa. Mai 2007 le voit reparaître sous ce titre suggestif De La Poésie.

2 Ce livre offre une réflexion captivante et féconde, retenant longuement l’attention par la complexité des questions posées Reynald André Chalard, leur fondement rigoureux et, évidemment, par les généreuses réponses de Philippe Jaccottet. Double entretien au demeurant : au premier plan, avec le poète Phillippe Jaccottet ; au deuxième, avec la Poésie. On soutiendrait volontiers que les deux poètes entretiennent un aparté poétique, chacun avec soi-même, avec sa “propre” poésie, d’où surgissent questions et réponses. De cette étrange dynamique du dialogue témoignent en premier lieu le titre du livre, sa structure et la problématique de fond — celle de la création poétique. L’entretien proprement dit est précédé par un mot de Raynald André Chalard, qui fait part de sa gratitude envers Philippe Jaccottet, évoquant l’atmosphère de la rencontre avec ce singulier poète, son espoir de recevoir de lui une “orientation” en un temps de doutes. La confidence laisse entrevoir l’effet régénérateur qu’a eu sur lui le contact avec cette poésie surprenante, l’importance d’une expérience de lecture dans la rencontre avec ces ”paroles dans l’air”. L’analyse qui suit est conduite sous un titre éloquent : D’un coeur plus nu souligne — dans un trajet poétique qui nous mène de L’Effraie à Leçons­ — vise l’un des aspects essentiels de la poésie de Ph. Jaccottet, le souci d’effacement, condition sine qua non de tout acte créateur. Raynald André Chalard retrace au passage ce qui fut sa propre quête de jeune poète, ses questions sur le jaillissement mystérieux de la poésie, mais également le retentissement profond éprouvé à la lecture “nourricière” de la poésie de Jaccottet.

3L’entretien proprement dit se donne ensuite à lire comme un champ d’échanges, de communication réelle, sans curiosité, ni artifice, où transparaît une sincère quête de sens qui aboutit à une coïncidence : sens de la vie, sens de la Poésie. Les principaux aspects abordés dans cet entretien touchent à toutes les questions de la poétique : l’écriture comme exigence intérieure, l’image poétique (dans une conception sui generis), la parole comme moyen de transfert, le but de l’acte créateur, et le souci de vérité, en rapport avec la relecture et la correction du texte poétique.

4La problématique de la création poétique, récurrente pour tout écrivain authentique, met au premier plan, “l’appel à l’écriture” correspondant à l’appel de l’amour pour Ph. Jaccottet — au besoin intime de s’émerveiller, de s’épanouir, de s’ouvrir vers le monde et vers les autres. Le désir de s’exprimer est perçu comme tension intérieure, manifestée par une propension vers autre chose. Par le rêve éveillé, par les mots (Gongora): le poète se laisse entraîner, allant à la recherche du vrai, du beau, de la “beauté cachée, silencieuse”, selon son expression. Ce besoin impérieux de voir et de dire suppose l’effacement, l’honnêteté, la modestie, la simplicité. À l’appel, au désir, est liée l’image, en étroit rapport avec la parole. Son tourment est de surprendre l’image dans son éclosion et sa pureté, chose impossible sans le rejet de la multitudes des images qui apparaissent les premières, qui d’abord séduisent vite, et dont il faut savoir se détourner. Le dépassement du sensible, la difficile traversée de la muraille des apparences fallacieuses, l’acheminement vers un autre ordre plus profond, vers le Centre, symbole incontournable dans la poétique de Ph. Jaccottet, favorise cette perception de l’image, qui donne ensuite la vision claire. La formule poétique offerte par la découverte du haïku semble satisfaire, au début de la carrière du poète, à ses exigences créatives : Ph. Jaccottet confesse l’influence de cette technique poétique, comme “réaction contre le poids de l’obscurité”, dans Airs par exemple.

5Voir l’image susceptible de devenir poétique, la faire voir, et surtout la transmuer en parole : le trajet implique un effort d’expression. La parole qui véhicule l’image s’avère toujours insuffisante, incertaine. Elle tend vers un devenir permanent, afin d’être finalement simple, silencieuse, immatérielle, mais surtout juste. La quête déterminée de la “justesse de parole” suppose changement, rupture, rejet des clichés poétiques, de la métaphore, afin de lancer la Poésie vers sa source cachée, vers cette beauté fulgurante, difficile à saisir, mais qui seule fait en même temps silence et voix. Cette impondérabilité de la parole, tant désirée par Ph. Jaccottet, engage la vérité, c’est-à-dire l’orientation vers la réalité la plus profonde, qui est aussi la plus ténue. C’est cette source inconcevable, secrète d’où surgissent les images. L’expérience de l’écriture renouvelée, expérience métaphysique au fond, qui cherche à transgresser la limite, sans la forcer, en la faisant glisser imperceptiblement à travers l’élémentaire vers l’illimité. Il ne s’agit pas, comme tient à le souligner R. A. Chalard, de l’infini poétique tel que découvert chez Rimbaud, Baudelaire ou Hugo. C’est plutôt , selon lui, une expérience philosophique, une expérience du sacré. Il tient à souligner que la poésie n’est pas du tout un jeu du langage, celui-ci étant toujours risqué, et par conséquent, à éviter. La parole poétique est à la recherche de sa propre unité, supposant une image source, image première, facilitant l’accès à une parole innocente, “séraphique”. Ph. Jaccottet, en réalisant cette “justesse de parole”, accomplit un geste d’honnêteté, rejetant toute ambiguïté, toute opacité. Dans ce sens, il affirme n’avoir pas l’intention de voiler le topos, mais de voir au-delà de lui, au-delà des apparences, surtout celles qui attirent le regard, l’image étant souvent l’expression du désir opacifiant. Rendre le désir aérien, en transcendant sa matérialité, y compris celle enivrante de la sensualité du corps humain, c’est pour le poète une préoccupation permanente. Purifier le désir par la purification de la parole, alliée à une autre perception de l’image : tel est le processus dans lequel les couleurs jouent un grand rôle, si elles peuvent exprimer la matière spiritualisée. La fonction de ce que R. A. Chalard nomme la “matière humble” reste aussi très important. C’est tout à la fois “le parti de l’impossible’ ou l’utopie de la transparence”, comme le déclare Ph. Jaccottet (Paysages avec figures absentes). Il s’ensuit alors que Tout n’est pas dit, dans les limites existentielles, dans le prosaïsme (Chants d’en bas), même à travers cette secousse, cette émotion profonde par laquelle passe toute création.

6Aux questions de R. A. Chalard sur la correction de son écriture, impliquant toujours la part de vérité, Ph. Jaccottet affirme n’être pas vraiment intéressé, pratiquant peu la correction, la relecture lui réservant ainsi des surprises. C’est lui alors le premier lecteur de sa poésie s’émerveillant comme d’un don reçu, oublié, et redécouvert, reconnaissant finalement que c’est “une espèce de grâce”.

7De la problématique confiante lancée par R. A. Chalard, visant la destinée de la création poétique, se détache ce qu’il appelle la “force morale” de Philippe Jaccottet, le cheminement vers la Poésie étant constitué finalement par un entraînement persévérant, en quête des traces de la beauté, de la vérité. Le poète Ph. Jaccottet admet se laisser guider par les mots, ou plutôt par une rêverie continue, génératrice d’une induction verbale, arrivant à une prise de conscience, forcément lente. L’acte de l’écriture étant un mouvement inépuisable, spontané, imprévisible, sans intentionnalité, l’essentiel tenant toujours dans le “rapprochement du Centre”.

8En relevant ici quelques aspects seulement de cet entretien, nous avons voulu mettre en relief l’éblouissement lié à cette rencontre unique entre R. A. Chalard et Philippe Jaccottet, entre les deux poètes et la Poésie. Espace d’échanges, où la singularité des deux interlocuteurs dessine aussi un cheminement universel.