Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Eva Boissy

Maupassant l’Africain

Maupassant, Nouvelles d’Afrique, éd. N. Benhamou, Lyon, Éditions Palimpseste, 2005.

1Dans ces très inattendues Nouvelles d’Afrique, Maupassant relate son voyage à la découverte de ce qui fut pour lui un « Orient », et laisse libre cours à son goût pour l’exotisme sous le prisme du soleil africain.

2Outre l’avant propos de Natacha Bouquet, l’analyse de Noëlle Benhamou, et une bibliographie sélective, l’ouvrage compte six parties, chacune correspondant à une expérience vécue par l’auteur lui-même ou par l’un de ses amis de rencontre.

3La nouvelle intitulée « Marroca » se présente sous forme d’une lettre que le narrateur adresse à un ami. Il conte là les histoires d’amour qu’il a vécues en Orient, et singulièrement une idylle qu’il qualifie d’originale avec une certaine Marroca. Marroca est une jeune femme mariée qu’il a rencontrée dans la ville de Bougie en Algérie. En effet, par une après-midi de chaleur insupportable, « à l’heure de la sieste comme c’est la coutume dans ces pays chauds », le narrateur décida d’aller se promener vers la mer où il fit la rencontre de cette jeune femme qui s’y baignait nue. Après l’avoir d’abord rejeté, elle accepta son amitié et au bout de quelques jours, ils devinrent des amants. Ils commencèrent à se voir chez lui à l’heure de la sieste, et ces rendez-vous amoureux se multiplièrent. Comme dans la plupart des relations extraconjugales, le goût du risque se décuple chez cette femme qui, à présent invite son amant dans le lit conjugal pour assouvir ses fantasmes. Son désir se réalise car après une réticence, son amant accepte de la retrouver chez elle aux risques de se faire surprendre par son mari —

4un colon français du nom de Pontabèze, fort occupé par son travail de nuit. Alors qu’ils étaient en plein ébat amoureux, Pontabèze, sans se douter de ce qui se passait, revint chez lui chercher des allumettes qu’il avait oubliées ; mais fort heureusement pour les amants, tout se passa bien car le mari ne soupçonna rien malgré le temps que mit Marroca à lui ouvrir la porte. Il ne se doutait même pas que sa femme avait un amant qui, de surcroît était caché sous son lit. Après avoir tenté en vain d’avoir des relations sexuelles avec sa femme, il prit alors ses allumettes et s’en alla… Dans ce récit, Marroca est décrite de façon sensuelle, bestiale, qui représente le fantasme érotique du mâle occidental : « Ses yeux semblaient toujours luisants de passion ; sa bouche entrouverte, ses dents pointues, son sourire même avaient quelque chose de férocement sensuel ; et ses seins étranges, allongés et droits, aigus, comme des poires de chair, élastiques comme s’ils eussent renfermé des ressorts d’acier, donnaient à son corps quelque chose d’animal… »1. Elle incarne en outre la femme aux ardeurs érotiques insatiables : « Jamais femme ne porta dans ses flancs de plus inapaisables désirs. Ses ardeurs acharnées et ses hurlantes étreintes, avec des grincements de dents, des convulsions et des morsures, étaient suivies presque aussitôt d’assoupissements profonds comme une mort. Mais elle se réveillait brusquement en mes bras, prête à des enlacements nouveaux, la gorge gonflée de baisers. » Cette description met l’accent sur le côté sauvage et en même temps sensuel de Marroca qui est considérée comme une femme destinée à l’amour désordonné. Il s’agit d’une femme dominatrice, d’une tigresse, par l’ascendant qu’elle a sur son amant qui peut être considéré comme sa proie, vu qu’il ne peut lui résister. Cependant, elle est aussi décrite comme une femme naïve, une femme au niveau intellectuel peu développé

5La seconde nouvelle est un récit qui se déroule en France intitulé ‘Tombouctou’.

6Elle relate l’histoire d’un officier commandant dans l’armée qui, discutant dans une cafeteria avec un autre officier, se vit aborder par un soldat noir du nom de Tombouctou. Tombouctou est décrit comme un homme jovial, proche de l’enfance qui, dès qu’il reconnut cet officier, vint à lui et lui baisa la main. Il lui affirma qu’il était devenu riche car il avait ouvert un restaurant. Tombouctou avait combattu aux côtés du commandant lors de la guerre franco-prussienne de 1870. Leur garnison était composée de tout un peuple de rebelles, de fuyards, de maraudeurs…. Hommes toujours ivres car ils passaient tout leur temps dans les vignes, conduits par Tombouctou qui était le fils d’un roi nègre. En dépit de leur permanent état d’ivresse, c’étaient des soldats braves. Cependant, Tombouctou ne faisait pas la guerre pour l’honneur mais plutôt pour le gain, car il dépouillait ses victimes de tout ce qu’il pouvait prendre. Il accumulait cette richesse pour l’emporter au pays. Pendant l’hiver, alors que la guerre devint rude et qu’il n’yavait plus rien à manger, Tombouctou et son groupe étaient toujours gras. Il se nourrissait en réalité de la chair humaine, celle des victimes de guerre et en faisait manger aux autres sans leur donner des explications sur la provenance de cette viande. C’est ainsi qu’il ouvrit un restaurant dans lequel il proposait sûrement aux prussiens de la chair humaine à leur insu. La nouvelle souligne, la cruauté, le vol et le cannibalisme présents en la personne de Tombouctou qui se nourrissait de la chair humaine et qui accumulait ses biens sur le dos de ses victimes. Il semble aussi condamner la colonisation à travers le baiser de main de Tombouctou qui est synonyme de soumission et qui traduit un rapport inégal de dominant-dominé

7Dans la nouvelle suivante, « L’Orient », le narrateur évoque son rêve d’Orient considéré comme un pays de rêve, la terre de la chaleur, la terre aux couleurs vives où il fait bon vivre, où les gens profitent pleinement de la vie, contrairement à l’Europe, à Paris où tout est gris, froid, carré, où tout ce qui importe, c’est la compétition, la lutte pour la vie « The Struggle for Life ». Même la polygamie en Orient est considérée comme un aspect positif, contrairement aux préjugés. Par opposition à l’Orient, Paris est considérée ici comme la terre de l’ennui, de la grisaille, où tout est morne. L’auteur exprime ici une opinion négative sur la colonisation lorsqu’il affirme : « Mais tu as dit que l’Orient était la terre des barbares ; tais-toi, malheureux, c’est la terre des sages, la terre chaude où on laisse couler la vie, où on arrondit les angles. Nous sommes les barbares, nous autres gens de l’Occident qui nous disons civilisés; nous sommes d’odieux barbares qui vivons durement, comme des brutes. »2

8Ici, le narrateur exprime un dégoût pour l’Europe. Deux choses dans cette vie lui permettent de surmonter les épreuves, de noyer les soucis : l’opium et le rêve de l’Orient. Cette adoration de l’Orient se poursuit dans la nouvelle suivante que l’auteur introduit en évoquant la douceur, la beauté de ce pays.

9Comme dans la plupart des histoires racontées dans ce livre, le narrateur rencontre fortuitement un ami qui lui raconte une histoire sur l’Orient. Dans cette nouvelle intitulée « Mohammed-Fripouille » son ami lui raconte l’expérience qu’il a vécue en tant que soldat en Algérie. En effet, c’est l’histoire d’un voyageur anglais qui avait été tué par une tribu des Ouled- Berghi et qu’il fallait venger. De façon ludique, cette vengeance fut organisée par un turc du nom de Mohammed-Fripouille. Cet homme avait une haine exaspérée contre les arabes et organisa ce qu’il nomma « une pêche aux arabes ». Ils allèrent au campement de cette tribu et tuèrent d’abord le chef et ensuite tous ceux qui n’acceptèrent pas de se soumettre. Ainsi, ils firent un « chapelet de pendus » qui se présentait comme suit : « il avait attaché solidement les deux poings du premier captif, puis il fit un nœud coulant autour de son cou avec la même corde qui serrait de nouveau les bras du suivant, et s’enroulait ensuite à sa gorge.»3 Mohammed-Fripouille se réjouissait du chapelet de pendus qu’il avait créé en affirmant : « ça c’est la chaîne des arabes »4. Ils tuèrent non seulement les hommes, capturèrent d’autres mais, en plus de cela, ils les pillèrent. Leurs femmes vinrent à leur secours mais, comme les hommes certaines furent aussi tuées par Mohammed-Fripouille.

10L’auteur semble ici vouloir dénoncer la colonisation, l’attitude des européens face aux peuples indigènes car Mohammed-Fripouille considérait cette « pêche à l’arabe » comme un jeu. Son comportement sadique rappelle la barbarie évoquée dans la nouvelle précédente, barbarie manifeste en la personne de Mohammed-fripouille lorsqu’il affirme qu’il faut donner la mort à celui qui a donné la mort. Ici, l’homme est rabaissé au rang d’animal car sa vie ne tient qu’à un fil.

11Dans la nouvelle suivante « Un Soir », l’auteur retrouve l’un de ses anciens camarades du collège du nom de Trémoulin. Ce Trémoulin était un élève brillant à l’école et à présent, il était devenu colon. Trémoulin l’accueilla chez lui et le soir, ils allèrent à une pêche nocturne. Mais celle-ci semblait mystérieuse pour le narrateur qui voyait en Trémoulin, un homme cruel. Durant cette pêche, Trémoulin se réjouissait de l’affreuse mort qu’il donnait à ces poissons. Par exemple à la p. 84 : « Trémoulin avait ouvert son couteau, et d’un coup brusque, il le plongea entre les yeux ». Non satisfait de la souffrance de l’animal, Trémoulin se mit en colère et, « d’un coup strident, il le reprit et, l’élevant de nouveau, il fit passer contre la flamme, en les frottant aux grilles de fer rougies du brasier, les fines pointes de chair des membres de la pieuvre». Après la pêche, de retour chez Trémoulin, ils se mirent à discuter à la belle étoile sur la terrasse de la maison. Trémoulin lui avoua donc un secret. En effet, il avait été très amoureux d’une jeune femme, un amour fou et lorsqu’il fit part de ses projets d’avenir à cette fille, c'est-à-dire son désir de devenir écrivain, celle-ci l’en dissuada et lui suggéra plutôt d’acheter une librairie à Marseille. Cette librairie devint un genre de salon littéraire où se rencontraient les lettrés de la ville pour échanger les idées sur les livres, les poètes et sur la politique. Sa femme avait acquis une vraie notoriété dans la ville car c’est elle qui s’occupait de la vente tandis que lui, travaillait dans son cabinet. Tout marchait bien jusqu’au jour où, en faisant des courses, il vit devant lui sa femme qu’il avait laissée chez lui et qui disait avoir une migraine une heure plus tôt. Sachant que celle-ci lui avait menti sur la raison de sa sortie car, disait-elle, elle était allée passer une commande de crayons, Trémoulin devint jaloux, d’une jalousie maladive qui laisse tout de suite s’installer le doute. Lui qui avait une confiance aveugle en cette femme, comment aurait-elle pu lui mentir ? Il savait bien que sa femme avait un amant mais il ne voulut y croire et trouva une excuse à ce mensonge, une excuse de quelqu’un qui ne voulait faire face à la réalité. Après cet événement, il ne cessa d’espionner sa femme; Il essaya tant bien que mal de deviner ce qu’elle cachait, mais impossible d’en savoir plus. Il alla même plus loin dans ses pensées, songeant lui ‘fendre la tête, pour voir dedans’ ou lui ‘enfoncer des aiguilles dedans, de crever ces glaces de fausseté’ ou encore lui brûler les doigts pour la faire parler. Trémoulin, à force d’être jaloux, devint un homme cruel, qui préméditait l’assassinat de sa femme et de son amant. Mais, lorsqu’il les surprit dans un hôtel alors qu’il avait engagé quelqu’un pour les suivre, son désir de vengeance, de les assassiner tout les deux se dissipa car il ne s’agit pas de l’amant qu’il avait soupçonné, mais d’un homme très vieux, qu’il n’aurait pu tuer parce qu’il éprouvait du dégoût en les surprenant tous les deux en train de s’embrasser. Dans ce chapitre, Trémoulin est représenté comme une proie, une possession de la femme car celle-ci lui ôta non seulement son talent, son rêve de devenir écrivain, mais de surcroît, elle le trompa. A la fin de cette histoire, on peut comprendre l’attitude cruelle de Trémoulin par rapport aux poissons qu’il avait pêchés. Impuissant devant sa femme, il effectua sa vengeance sur les poissons.

12Dans le dernier chapitre de ce livre intitulé « Allouma », l’auteur retrouve un ami du nom de M. Auballe qui l’hébergea chez lui et lui raconta ses aventures, en Orient, principalement celle qu’il a vécue avec une femme nommée Allouma. En effet, M. Auballe était un colon qui vivait en Orient où il possédait des plantations. Il était entouré de serviteurs parmi lesquels Mohammed qui lui fut très fidèle. Cette jeune femme Allouma lui avait été ‘donnée’ par Mohammed. M. Auballe fit d’elle une maîtresse esclave à qui il avait octroyé une chambre dans sa concession. Allouma est décrite comme une femme très belle mais pas très intelligente. Tout se passait bien entre eux et Allouma se sentit chez elle. Les après-midi, elle avait l’habitude de sortir jusqu’au soir. Ensuite vint le ramadan qui est une période très respectée chez les arabes, une période de dévotion totale envers leur dieu ; M. Auballe voulut avoir des relations intimes avec elle mais celle-ci refusa car, disait-elle, elle serait maudite. En contre partie, elle savait bien s’occuper de M. Auballe à qui elle concoctait de petites gâteries comme ce fut la coutume jusqu'à la fin du ramadan. Quelques temps après, elle disparut sans avertir personne et, trois semaines plus tard, elle réapparut. Après avoir été interrogée par M .Auballe sur les raisons de son départ, elle affirma que la vie dans sa tribu lui manquait. Auballe dans ce passage décrit la manière dont il aimait Allouma : un amour différent de celui qu’on éprouve en Occident, un amour sans jalousie, celui qu’on éprouve pour un animal. Encore une fois, la femme est représentée dans ce livre comme une femme-animal, une ‘bête sensuelle’, une ‘bête à plaisir’ qu’on punit comme on l’aurait fait à un chien qui désobéit.

13Apres sa première fugue, il y eut un pacte entre eux et Auballe lui promit de la laisser partir retrouver sa tribu quand elle en aurait envie; en contre partie, elle devait l’avertir à chaque fois qu’elle voudrait y aller. Ainsi se déroulèrent les choses et pendant deux ans, elle y alla quatre fois jusqu’au jour où elle s’enfuit définitivement avec le berger avec qui elle avait une idylle. Cette femme est animée par une soif de liberté, un besoin irréversible de fuir.

14L’image de la femme infidèle se trouve plusieurs fois convoquée dans ce recueil, elle est représentée comme une traîtresse, un fauve qui fait de ses hommes sa proie. Elle est dotée du pouvoir de dominer les hommes, de les manipuler à son gré. Elle est représentée comme une femme sournoise, et fausse. Et les hommes trompés, touchés dans leur orgueil essaient toujours de comprendre les raisons qui les poussent à agir ainsi ; tel est le cas avec Trémoulin.

15Notons aussi que cette œuvre donne à voir un « ailleurs », cet Orient qui a toujours été un mystère pour le lecteur occidental — pays aux coutumes étranges : prenons le cas d’Allouma par exemple qui semble respecter le ramadan et qui, paradoxalement, agit comme une prostituée en se faisant entretenir par Auballe.