Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Avril 2008 (volume 9, numéro 4)
Laure Meesemaecker

De bruit et de fureur

Michel Brix, Le nez de Cléopâtre. Sainte-Beuve et la philosophie de l’Histoire, La Louve éditions, 2007.

1Le titre, et surtout le sous-titre de l’ouvrage de M. Brix, m’avaient attiré l’œil ; il me semble que l’on manque encore d’outils critiques pour situer les écrivains post-révolutionnaires dans le sens d’une « philosophie de l’histoire » (où l’histoire perd la majuscule du titre) dont M. Brix définit le concept dans une Introduction (p. 11-16) aux termes bien flous, malheureusement. À partir de là, tout va mal ; d’abord, l’ouvrage n’est en rien consacré à Sainte-Beuve, et le titre est donc faux, ce qui est énervant. Le quatrième de couverture a beau contourner finement la question (« Historien lui-même (Port-Royal), Sainte-Beuve est donc maintes fois revenu sur ces questions : on ne pouvait donc trouver, dans ce parcours, meilleur guide que lui. »), rien n’y fait et six pages écrites en courant règlent le problème (p. 63-68).

2M. Brix commence par la pensée de Pascal, « Le nez de Cléopâtre ». Selon lui, elle sert de « signe de ralliement » aux historiens qui accordent à l’homme et aux hasards qui le portent une influence sur les événements ; face à eux, les tenants de la « philosophie de l’histoire » (mais en quoi cette expression serait-elle une « périphrase » (p. 13) ?), c’est-à-dire, en gros, et selon l’auteur, qui n’emploie pas le mot, de la téléologie. D’un côté, disons, Macbeth, « sound and fury », de l’autre, Joseph de Maistre. Mais il me semble que la notion de « philosophie de l’histoire » coiffe, justement, les deux partis. Quoi qu’il en soit, M. Brix se propose de mener sa réflexion en prenant pour « guide » Sainte-Beuve, puisque donc il a écrit un « Port-Royal » et fait par là œuvre d’historien.

3Le chapitre I, « Défense et illustration de la philosophie de l’histoire » (p. 17-61), suit la construction théorique de la notion de finalisme depuis l’Antiquité grecque et latine jusqu’à Auguste Comte et Tocqueville. Ce petit parcours est tout à fait instructif, mais je regrette l’absence de Bloy dans le sous-chapitre consacré à « Maistre, Ballanche, Barbey d’Aurevilly et l’histoire de la Révolution » (p. 36 sqq). Il s’imposait pourtant1, et plus encore que Barbey.

4Le chapitre II s’intitule « Interprétation de l’histoire et scepticisme » (p. 63-86). Sainte-Beuve arrive à point. M. Brix montre que, « dès le début de sa carrière critique », il a manifesté son opposition aux « philosophies de l’histoire » (p. 65) — comprenez : à une vision théologique et providentialiste de l’Histoire. Sainte-Beuve serait partisan d’une réhabilitation du facteur humain, ce qui conduit M. Brix, de manière un peu surprenante, à faire (sur ce point précis) de M. de Couaën, dans Volupté, le porte-parole de l’auteur, parce que le personnage croit à l’énergie et à l’action individuelles. Il passe ensuite à Flaubert et l’on comprend que ce chapitre est en fait consacré, au rebours du premier, aux personnalités qui refusent « la thèse du déterminisme historique » (p. 69). Mais à ce front commun de Sainte-Beuve et de Flaubert, quelles causes ? Le fait d’être un « adversaire résolu des systèmes » (p. 64, « Sainte-Beuve a toujours manifesté un très grand scepticisme vis-à-vis des doctrines et des systèmes de toutes sortes » ; p. 69, « Flaubert n’était pas moins que l’auteur des Portraits contemporains un adversaire résolu des systèmes. ») me semble une explication bien légère, et vague, et comment ignorer aussi radicalement le fait de la croyance ou de l’incroyance, s’agissant de cette question ? La vérité est sans doute, contre Michelet, et comme le signale (trop) rapidement M. Brix, dans une remise en cause de la vision romantique de l’Histoire. Dans la suite du chapitre, M. Brix remonte aux origines de cette contre-téléologie : Machiavel et Montaigne, avant de revenir, un peu brutalement, à Stendhal et Mérimée. Voilà, de l’histoire littéraire, une vision qui n’est pas finaliste.

5Le chapitre III, « Philosophes et narrateurs : le débat » (p. 87-136), voit enfin apparaître la notion de « téléologie » (p. 92 : « La téléologie consiste à relire l’histoire en fonction des fins qu’on lui assigne ou du terme de l’enchaînement des événements »). Ce chapitre à la construction tortueuse se ressaisit du contenu des deux chapitres qui précèdent pour leur donner un cadre théorique et examiner les modalités du discours sur l’Histoire ; la réflexion chemine de manière très passionnante et très impossible à résumer. Ce livre sur Sainte-Beuve qui n’est pas sur Sainte-Beuve est un casse-tête pour le critique : « sound and fury », sans aucun doute.