Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mars 2008 (volume 9, numéro 3)
Olivier Kachler

L’art et la manière

Gérard Dessons, L’Art et la manière, Paris, Champion, 2004.

1Sous le titre L’Art et la manière Gérard Dessons a publié en 2004, aux éditions Champion, un essai dont le sous-titre indique d’emblée l’ancrage et l’ambition théoriques : « Art, littérature, langage ». Le point de vue que ces termes mettent en jeu ne se résout pas en une simple indication, pour le lecteur, de l’extension d’un domaine de réflexion, mais constitue en un champ un ensemble de problèmes, posé par leurs interactions. S’il est en effet question de repenser le rapport entre l’art et la littérature, c’est en relation avec une réflexion sur le langage.

2Le point de vue est double. Il s’agit autant de s’interroger sur la façon dont l’art et la littérature informent et transforment notre rapport au langage que de se demander « ce que devient le concept d’art quand il est mis en relation critique avec le langage » (p. 334). L’art dont il est ici question ne relève ni d’une généralité effaçant les spécificités ni d’une typologie des pratiques (peindre, écrire, composer, etc.). Travailler sur « le concept d’art » revient plutôt à poser la question de l’artisticité, comme problème de la valeur. Un tel point de vue ne présuppose donc aucune essence de l’art, mais fait de celui-ci l’objet même du questionnement : « il n’y a pas d’essence de l’art, seulement, sous le nom d’art, des problèmes, et des enjeux » (p. 334). Et ce qui, à contre-essentialisme, fait de l’art un problème, c’est son historicité, au sens où le devenir d’une œuvre pose la question de sa valeur comme œuvre, et donc de l’art même : « Du point de vue de l’œuvre d’art, il y a identité entre l’historicité et la valeur » (p. 263).

3Ce questionnement de l’artisticité comme problème de la valeur et de l’historicité, de la valeur comme historicité, Gérard Dessons le mène en reconsidérant une notion oubliée par la critique moderne : la manière. Catégorie pourtant familière aux classiques, son imprécision a motivé au XXe siècle son discrédit épistémologique au profit du style, dont la domination dans les approches de l’art peut alors être interrogée aujourd’hui en même temps que la notion qu’elle a effacée, et à partir d’elle. Cet « oubli » de la manière n’est pas, en effet, un problème de mot, mais de questions liées à ce mot. L’examen philologique en donne la mesure. À côté de manus (la main) qui désigne une singularité dans l’empiricité du corps, ouvrant ainsi l’art au problème du sujet et de l’historicité, l’étymon maneries (issu doublement de manare et manere) qui a longtemps prévalu, faisait de cette singularité une catégorie ontologique, au sens d’un exemplaire dans une série, un genre ou une espèce. Il ne s’agit alors de rien moins que du « conflit entre l’ontologique et l’éthique » (p. 16). À quoi il faut encore ajouter l’étymon grec mania (délire) qui pose le problème de la folie.

4La question de la manière ne consiste ainsi pas à choisir entre ses étymons et les points de vue qu’ils impliquent, mais de comprendre que travailler sur une telle notion revient à « examiner un ensemble de problèmes présentant une particularité : penser solidairement l’artistique, l’éthique et le politique » (p. 17). Cette particularité tient à la spécificité même de la manière. « L’antiscientificité par excellence » qui la caractérise, notamment par « sa collusion avec l’ineffable et l’indicible » (p. 17-18) représente aussi un enjeu : véritable « inanalysable individuant » (p.18), la manière dont on a pu dire qu’elle « mélangeait tout » est aussi, en un autre sens, la notion qui « ne dissociait rien », devenant par là le nom d’une pensée du continu. L’intérêt au regard de la pensée en est double. Celui, d’une part, d’interroger rétrospectivement les présupposés théoriques sur lesquels reposent les conceptions contemporaines (de l’art, du sujet et du social) ayant relégué la manière. En ce sens « la manière représente une ouverture pour la critique actuelle de la séparation des secteurs anthropologiques » (ibid.). Et celui, d’autre part, non pas de rétablir une critérologie dépassée, mais de mener un travail de reconceptualisation, lui même double : repenser la manière et la spécificité de l’art l’un par l’autre. Art et manière se présentent donc comme une seule question double, ce que Gérard Dessons explique ainsi :

La manière dont il est question se théorise en même temps que se théorise l’art. C’est pourquoi l’objet de ce livre n’est pas l’étude des manières singulières, mais de ce qui fait qu’une manière personnelle accède au statut de manière collective. La manière, alors, devient un concept de la question de l’artisticité, de la littérarité. L’art y est rapporté nécessairement à la valeur et à l’historicité. (p. 21)

5 Ainsi déterminée, la manière n’est pas à confondre avec son homonyme désignant la modalité d’un procès, la façon de faire quelque chose, « notion molle » parce que non spécifique. Mais c’est le problème de ce passage — et de cette articulation — du personnel au collectif de la manière qui, comme avènement et événement de la valeur, comme moment de l’art, constitue le problème qu’explore tout le livre. Je tente d’en indiquer ici quelques orientations fondamentales.

6S’inscrivant dans la dichotomie opposant à l’âge classique le naturel et l’artifice, la manière, assimilée au second, ne pouvait qu’entrer en conflit avec la mimesis, assimilée au premier. Gérard Dessons étudie ce problème portant sur la définition même de l’art par la question de la vérité. Cherchant à donner à voir la « chose même », la mimesis se voulait un accès à la vérité du représenté transcendant ses modes de représentation alors que la manière lui opposait la subjectivité de l’artiste dont elle était un marqueur. Dans ce débat qui a opposé « les partisans de la manière » à ceux « d’une mimesis transparente » (p. 49), Gérard Dessons montre comment Diderot a opéré dans les Salons un déplacement décisif. En portant son attention sur l’irréductibilité d’un faire propre à l’art, il invalide la logique paradoxale tout en maintenant les termes du paradoxe : « puisque Chardin ‘‘a une manière sienne, il devrait être faux dans quelques circonstances, et il ne l’est jamais’’ » (p. 44). Vérité et subjectivité deviennent ainsi des termes solidaires et non plus opposés. Et Gérard Dessons montre alors que « plus la manière est une manière, plus la chose représentée est la chose même » (p. 45). Une étude sur le portrait, centrée sur la question de la ressemblance, développe cette logique. Elle vise à poser qu’ « un portrait ressemble à une manière » (p. 69) dans la mesure où « l’enjeu de l’art n’est plus dans la reproduction mimétique d’un objet préexistant, mais dans l’invention de ce à quoi le tableau ressemble » (p. 60).

7 Un tel point de vue, qui représente un véritable « contre-pied de la mimesis » (ibid.), incitait en fait avec Diderot à « déplatoniser la manière » (p. 53). C’est pourquoi Gérard Dessons montre, poursuivant par là des analyses antérieures, que la manière implique une relecture d’Aristote1. Copie de copie modélisée par l’expérience du miroir, la mimesis platonicienne, art du simulacre, repose sur l’éviction, physique et théorique, de la subjectivité. Celle-ci forme au contraire chez Aristote la condition même de la représentation, où « le préfixe re- est un véritable marqueur éthique » (p. 241). À la représentation comme reproduction et reconnaissance s’oppose la représentation comme constitution et connaissance. Pour la seconde, « le travail du poète ne consiste plus à dupliquer une réalité déjà signifiante, mais à élaborer le monde comme signification » (p. 241). Si la peinture n’est pas seule impliquée dans cette réflexion, (même si elle y a un rôle central), c’est qu’un véritable changement de paradigme épistémologique est en jeu. Là où la mimesis pouvait se fonder sur le signe, comme face à face du mot et de la chose, la manière implique ce que Gérard Dessons appelle une « éthique du monde », pour l’art en général :

Dans une œuvre picturale, musicale, ou littéraire, nous regardons, écoutons, lisons une manière singulière, c’est-à-dire non un objet du monde, mais une éthique du monde, une façon par la couleur, les sonorités, le langage, d’être dans le monde et au monde, une façon de faire du monde la tenue d’un sujet. (p. 84) 

8Ainsi conçue comme « l’historicité d’un faire, d’un vivre et d’un signifier » (p. 55), la manière recouvre alors la question de la spécificité de l’art, qui n’est pas à confondre avec l’unicité de l’oeuvre, notion qui maintient la pensée de la valeur et du sujet dans le point de vue de l’esthétique (le tableau du peintre du dimanche est unique au même titre que les Coquelicots de Monet). La spécificité de l’art ayant son enjeu dans l’invention des modes de signifier, elle conduit Gérard Dessons à réfléchir sur les rapports de la manière et du style.

9Il ne s’agit pas de distinguer entre deux synonymes mais, les mots portant l’histoire de leurs conceptualisations, d’examiner les conceptions de l’art en jeu dans le rapport entre manière et style. L’histoire de ce « couple conceptuel » se présente comme un chassé-croisé : terme de moraliste et de peintre jusqu’au XVIIe siècle, la manière devient ensuite une notion littéraire alors que le style à la même époque s’étend du langage au domaine de l’art. Au XXe siècle le style est ainsi devenu, appliqué au langage, « ce qui reste de la manière » (p. 99) coïncidant alors avec l’avènement des sciences du langage et du structuralisme, dont il partage les présupposés épistémologiques. La volonté de rompre avec l’humanisme littéraire et sa métaphysique explique en effet la relégation de la manière, perçue comme une catégorie idéaliste et subjectiviste. Réciproquement, le choix du style a été motivé par la modélisation scientifique de la linguistique et de la critique littéraire s’en réclamant. Dès lors, de la stylistique structurale à la sémiotique du texte, style et scientificité sont indissociables. Reposant sur la positivité des marques formelles, le style s’établit dans la factualité et la technicité qui en garantissent l’objectivité, ce qui l’assimile à une suite de procédés, dont la nomenclature constitue la rationalité.

10Renouant ainsi avec son origine rhétorique, la logique du style aboutit à ce que Gérard Dessons appelle une « sectorisation de la signifiance », laquelle « distingue, dans le discours, des éléments porteurs de littérarité et d’autres non » (p. 105). Éléments qui se détaillent en figures et en effets de style, à valeur de soulignement, comme dans la célèbre allitération des « serpents qui sifflent »2. Le problème est que cette logique sélective tourne le dos au « continu de l’œuvre au langage, au sujet, à la société, qui était impliqué par la notion de manière » (p. 101). Si ce continu explique qu’une « maniéristique n’est pas pensable sur le modèle d’une stylistique » (p. 107), en ce que des « faits de manière » ne peuvent être appréhendés, cela ne signifie pas pour autant que « la manière soit étrangère au formel du langage » (p. 106). Elle suppose simplement un autre registre épistémologique, celui du système en lieu et place de la structure. La logique cumulative selon laquelle « les faits de style font le style qui en est la somme » (ibid.), clive le style et la structure dans une alternative entre localité et totalité, auquel le système oppose une logique de la globalité. À « une totalité d’unités discrètes autosuffisantes » la manière substitue « une globalité d’unités interrelatives et continues » (ibid.). Ainsi les « serpents » d’Andromaque ne relèvent en rien de l’imitation du sifflement mais renvoient, dans le système de l’œuvre comme globalité, aux « serments » et au « sang » où se constitue en une chaîne prosodique la sémantique même du drame3.

11Gérard Dessons met en évidence ce qui sépare ces deux logiques par un travail sur le pastiche, en tant qu’il pose la question du reproductible et du non-reproductible d’une œuvre. L’idée de copie suppose au préalable d’avoir dissocié le sujet et l’objet dans l’œuvre, d’avoir réduit l’art à l’objet d’art. Dès lors « ce qu’on répète dans l’imitation d’un discours, c’est toujours du formel déshistoricisé » dans la mesure où « la reprise d’un texte, pour quelque propos que ce soit, est un autre texte, dont la valeur réside dans cette reprise même » (p. 212). Deux conceptions du pastiche en découlent, « le pastiche qui fait reconnaître » et « le pastiche qui fait connaître » (pp. 213-217). Le premier reproduit des unités récurrentes, ayant valeur d’identifiant social d’une œuvre. Il est conçu ‘‘à la manière de’’, expression qui en réalité est une négation de la manière, parce qu’elle la ramène, comme suite de procédés, à « un maniérisme, dont le correspondant éthique est le maniéré » (p. 107). Le second pastiche envisage au contraire la dynamique qui englobe ces unités, à l’instar de Proust traquant ce qu’il nomme « le grand rythme de Flaubert », et invente ainsi une nouvelle historicité qui est une lecture critique dans l’empiricité d’une écriture. Si la frontière n’est certes pas tranchée dans la pratique entre ces deux pastiches, elle implique néanmoins de dissocier le style et la manière, seul le premier étant reproductible contrairement à la seconde dans la mesure où « la manière est du sujet » (p. 217). Ce qui pose alors le problème d’un sujet de l’art.

12La manière implique la question de la subjectivité, dans la mesure où elle représente essentiellement « le processus par lequel une œuvre confond son statut d’objet avec celui de sujet » (p. 145). Gérard Dessons le met en évidence par une réflexion sur le rapport entre « matière et manière ». Le langage, en tant qu’il invalide la notion même de matériau (parce qu’on ne peut pas dissocier l’homme et le langage), rend aussi caduque toute conception de l’art comme transformation d’une matière première, notamment dans les arts plastiques. Un « vert Véronèse » désigne ainsi une « couleur-manière » en renvoyant au « système-sujet de l’œuvre » (p. 162) qui l’a inventée et non à la composition chimique d’un pigment. L’invention et la désignation de la matière étant coextensive à celle de la manière, il s’agit donc d’une matière-sujet autant que d’un sujet de la manière.

13Concevoir un sujet de l’art n’est cependant pas chose aisée, Gérard Dessons insiste sur ce problème en revenant sur la question de la mort de l’auteur et de son retour par les notions de « position sujet » (chez Foucault) et de « posture ». La difficulté procède du constat que si la spécificité de l’expérience artistique implique une spécificité subjective, la question du sujet renvoie à celle de l’art et vice versa. Deux conséquences au moins en découlent. D’une part, l’art engage alors nécessairement une critique du sujet traditionnel. Il invalide « la conception individualiste de l’individuation » au sens où « la subjectivité artistique ne se confond ni avec l’affirmation du moi psychologique, ni avec la saisie du soi philosophique, qui renvoient toutes deux à une conception transcendantale du sujet » (p.170-171). Mais, d’autre part, l’art ne propose pas, hors de l’expérience qu’il instaure, un modèle de sujet opposable à cette tradition, ce qui constitue toute la difficulté. C’est en ce sens que « la question de la manière est moins celle du sujet […] que celle de la subjectivation, en tant que processus individuant » (p. 166). S’agissant de l’art comme subjectivation, le sujet de l’art, c’est l’art lui-même en son événement. Le sujet est alors une inconnue, une question. De ce point de vue, Gérard Dessons se penche aussi sur le rapport entre l’art et la folie, en montrant comment l’art, en tant qu’il déplace la conception du sujet et permet « de voir du sujet qu’on ne voyait pas » (p.188), peut aussi être le lieu d’une remise en cause des catégories définissant la maladie mentale (l’aliénation) et de l’assimilation (valorisante ou dévalorisante) de l’artiste au fou.

14Comme inconnu, le sujet de l’art relève d’un paradoxe, celui par lequel « c’est précisément l’étrangèreté, comme sentiment de l’étranger, qui est la condition radicale de la subjectivation artistique », ce qui s’explique par le fait que l’art procède à un « déplacement subjectif que je reconnais comme m’identifiant » (p. 190). Ainsi déterminé, ce sujet relève de ce que Gérard Dessons appelle, avec Henri Meschonnic, un transsujet4. Le terme n’est pas à confondre avec une intersubjectivité parce qu’il est irréductible, comme déplacement, à toute clôture identitaire ou rapport interpersonnel. Sujet indissociablement singulier et collectif, en ce qu’il ne représente pas une somme d’individualités, mais une « transpersonnalité historique » (p. 193), il neutralise l’opposition polaire de l’individuel au social. Gérard Dessons montre comment cette dimension transsubjective permet de repenser le problème du faux et de l’authentique en art par une théorie de « la manière continuée ». La continuation n’est pas une répétition mais une appropriation. Comme dans l’exemple du Semeur, qu’on peut considérer à la fois comme « un Millet continué par Van Gogh, au sens où Van Gogh le fait connaître » et comme « un Van Gogh ‘‘inventé’’ par Millet, suscité dans l’invention de sa spécificité par cette relation à la manière de Millet » (p. 273). La manière est ainsi transformée et transformante dans l’expérience de la continuation, que Gérard Dessons définit comme « une transformation-invention qui prend les deux œuvres en une seule historicité » (p. 272). Or, c’est dans sa dimension transsubjective que la manière rend possible en même temps qu’elle la suppose une poétique de l’art.

15L’idée d’une poétique de l’art constitue à la fois l’aboutissement de l’essai de Gérard Dessons et son présupposé théorique. Une poétique « doit poser une relation nécessaire entre le langage et les œuvres qu’elle considère » (p. 349). Mais cette nécessité n’entraîne pas une confusion des épistémologies. « Il n’y a pas plus de langage de la peinture ou de la musique qu’il n’y a de langage des fleurs » (p. 351). Elle repose plutôt sur le point de vue qui considère, dans le sillage de Benveniste, le langage comme « l’interprétant de l’expérience humaine », au sens où une expérience, étant humaine, « ne peut pas ne pas signifier » (p. 352) et qu’elle ne devient réciproquement humaine qu’à ce titre. C’est en ce sens que la discursivité est un concept nécessaire pour une poétique de l’art, et ce à deux titres.

16L’idée d’une discursivité de l’art est tout d’abord impliquée par celle de signifiance, dont Gérard Dessons rappelle qu’elle repose chez Benveniste sur la distinction entre système sémiotique et système sémantique. L’art, conçu comme une « sémantique sans sémiotique » (Benveniste) suppose que les unités de signification qu’une œuvre mobilise (notes, couleurs, etc) ne signifient que dans et par cette œuvre. Contrairement au sémiotique, « qui repose sur la reconnaissance du signe, le mode sémantique, dont le modèle est le discours, repose sur la critique, puisqu’il s’agit de rendre compte de ce qui ne se reconnaît pas a priori, mais se présente comme un inconnu » (p. 363). Le langage constitue ainsi un modèle heuristique pour l’art, considéré comme une activité sémantique et non sémiotique. Ce point est essentiel parce qu’il fait de l’inconnu qu’invente l’art une force critique, rendant par là artisticité et discursivité indissociables, en un deuxième sens.

17Dire que l’art invente l’inconnu, revient à en faire une expérience de l’innommable. Le moment de l’art est celui où « devant une œuvre, non seulement on n’a pas le nom, mais on n’a plus ce qu’il y a à nommer. C’est cet innommable là qui est l’historicité de l’art comme moment critique de la parole » (p. 333). C’est ce qui conduit aussi Gérard Dessons à reconsidérer le « je-ne-sais-quoi », notion qui chez les classiques côtoyait la manière, et dont l’intérêt aujourd’hui est de permettre de « reprendre la question de l’inconnu dans son rapport au langage » (p. 304). Un travail sur la poétique des mystiques (passant par une lecture de Jean de la Croix) montre que « l’inconnaissance » y est l’invention d’une connaissance autre et non seulement sa négation. De ce point de vue la force heuristique du « je-ne-sais-quoi » réside dans sa qualité de « shifter de l’inconnu » parce qu’il présente une particularité : « le fait d’être une notion qui est un discours, c’est-à-dire qu’elle rapporte une désignation à une énonciation » (p. 309). Non pas un synonyme mais un « déictique de la manière » (p. 293).

18Or, c’est précisément la différence entre le régime du discours et celui de la nomination qui est fondatrice pour une poétique de l’art. Gérard Dessons montre que l’innommable, au sens de ce qui est irréductible à du nom, ce n’est pas l’indicible, mais au contraire la légitimation même du dire : « C’est quand il n’y a pas de nom, qu’il y a du dire. C’est quand le langage ne s’épuise pas dans l’impossible nomination de l’être, qu’il a devant lui l’infini empirique du dire » (p. 11). La poétique de l’art consiste alors, selon cette implication mutuelle, à montrer comment « l’art est indissociablement un ‘‘dire l’art’’ » (p. 349). Cela ne signifie pas naïvement qu’une œuvre ne pourrait exister sans son éclairage par un discours critique. Cela signifie que l’expérience de l’inconnu agit comme innommable sur le dire pour le transformer, réalisant la manière d’une œuvre par l’invention d’un dire, et inversement l’invention d’un dire dans et par cette manière. Ainsi, par exemple « l’invention, dans l’écriture de Diderot, de la manière de Chardin » (p. 42). L’attention se déplace alors de l’objet du dire vers sa modalité. Cette modalité, c’est ce que Gérard Dessons appelle le poème, non au sens d’une identité formelle mais au sens où, dans une écriture particulière

Le poème désigne le lieu où le langage prend le plus de risques, où la subjectivation et la signification se trouvent liés à ce point qu’un mode de dire y est à la fois un mode de signifier et un mode d’exister (p. 371).

19 Artisticité et poéticité sont ainsi des concepts corrélés, dans une relation de réciprocité. Au sens où l’artisticité d’une œuvre d’art est indissociable de la poéticité du langage qu’elle engendre, laquelle se constitue en instituant la première. L’inconnu est l’activité critique qui opère à leur jonction. Une poétique de l’art aboutit ainsi pour Gérard Dessons à la proposition :

 

L’art peut alors se définir comme ce processus où l’inconnu de l’œuvre est en même temps l’utopie de son dire (p. 384).

20Travaillant à partir des concepts forts de la poétique d’Henri Meschonnic — historicité, valeur, système, signifiance, poème, transsujet — autant que vers ces concepts, l’ouvrage de Gérard Dessons est lui-même dans un rapport de « manière continuée » avec la pensée d’Henri Meschonnic. Mais au sens que cette expression a chez Gérard Dessons, qui montre que la continuation suppose, comme activité historique des concepts, leur déplacement. À ce titre, il faut souligner que le travail sur la manière permet, impose même, une théorie globale de l’art, contrairement à la poétique d’Henri Meschonnic, dans la mesure où cette dernière repose sur un travail de reconceptualisation du rythme, lequel doit sa pertinence à sa spécificité langagière. La poétique de la manière peut ainsi continuer la poétique du rythme qui la rend possible, tout en entretenant nécessairement un rapport critique avec elle, du point de vue de l’art. La continuation est en ce sens une transformation de la poétique.

21Cette force heuristique de la manière fait d’elle la pierre de touche d’une théorie d’ensemble. Comme telle, il est remarquable qu’elle engage essentiellement un double changement de paradigme. Épistémologique d’abord, en ce que le paradigme du signe avec tous les dualismes qui lui sont associés n’est plus pertinent dans la perspective de l’art envisagé comme « éthique du monde ». Anthropologique ensuite, dans la mesure où la manière comme transsujet implique un déplacement décisif qui fait de l’altérité le lieu même de l’identité, mettant ainsi à mal le schéma binaire du moi et de l’autre, de l’identique et du différent. En tant que la manière propose ainsi une articulation forte de l’individuel au collectif, elle engage comme pensée du continu une remise en cause de l’anthropologie de la totalité héritée des Lumières, et qui se fonde sur la juxtaposition, des individus autant que des savoirs. L’ambition fondamentale du livre de Gérard Dessons consiste ainsi à « se demander comment l’art peut constituer le lieu possible pour la pensée d’une anthropologie nouvelle » (p. 27). Si l’essai de Gérard Dessons est assurément fondateur de ce point de vue, l’ampleur d’un tel travail, aux ramifications multiples, ne saurait en même temps s’y arrêter. C’est pourquoi aussi la manière constitue un chantier ouvert et en cours dans le groupe de recherche Polart – poétique et politique de l’art5.