Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Février 2008 (volume 9, numéro 2)
Bénédicte Coste

Le livre laissé ouvert sur le divan

La lecture littéraire. Revue de Recherche sur la Lecture des Textes Littéraires, n° 9 : Lecture et psychanalyse, Publication du Centre de Recherches sur la Lecture Littéraire de l’Université de Reims, décembre 2007. ISSN : 1279-7308.

1La revue du Centre de recherche sur la lecture littéraire de l’université de Reims consacre son dernier numéro aux rapports entre la lecture littéraire et la psychanalyse freudienne. Les contributeurs interrogent les représentations de l’inconscient dans le processus de lecture littéraire par le biais de réflexions théoriques et d’analyses littéraires portant sur le domaine francophone. Tous les articles s’inscrivent dans un courant freudien, généralement (quoique pas exclusivement) à la suite des propositions de J. Bellemin-Noël sur la « textanalyse » destinée à repérer les mécanismes et les manifestations textuelles de l’inconscient.

2Nous ne suivrons pas l’ordre des contributions mais nous chercherons à dégager des axes de questionnement et d’intervention de la psychanalyse dans le champ littéraire en commençant par l’article de S. Hubier, « Comparatisme, anthropologie culturelle et psychanalyse », qui plaide pour l’apport de la psychanalyse en littérature comparée. À la suite de C. Dumoulié1 qui montre comment la psychanalyse entendue comme méthode d’interprétation (ce à quoi elle ne se réduit évidemment pas) peut éclairer des questions traditionnelles de la littérature comparée et fournir les outils pour comprendre les structures et les formes littéraires, S. Hubier propose plusieurs axes de recherches en prenant l’exemple du roman. S’interrogeant sur cette constante anthropologique en Occident, il commence par faire remarquer qu’elle peut s’éclairer de la psychanalyse qui en rejoint la quête étiologique, comme l’ont montré les analyses de M. Robert.

3Cependant, « [s]’intéresser à la psychanalyse dans une perspective comparatiste revient au premier chef à étudier la réception, la transposition littérature de ce discours qui, à la lisière de l’anthropologie, de la médecine et de la psychologie, a imprégné durablement […] les fictions romanesques » (204). Les rapports croisés entre la psychanalyse et la littérature suivent le modèle de l’« irradiation » (P. Brunel) et il peut être fructueux de montrer comment la métapsychologie freudienne s’inscrit dans un système d’intertextes, à partir, par exemple, des liens qu’elle entretient à la Décadence littéraire ou de ses rapports au Surréalisme. À l’inverse, lorsque les Surréalistes roumains (Trost, Luca, Pãun) élaborent une schizo-analyse dont s’inspireront Deleuze et Guattari (un fait peu connu), ne pourrait-on pas envisager une étude psychanalytique de la volonté d’indifférenciation et du refus de l’altérité qui caractérise les avant-gardes, se demande avec raison S. Hubier ?

4La psychanalyse est également nécessaire au comparatiste dans son désir de repérer des structures, des motifs spécifiques à un genre, tout en rendant compte des différences linguistiques, historiques et culturelles. La psychanalyse et la littérature comparée cherchent toutes deux à identifier des structures fantasmatiques, à saisir les enjeux inconscients des œuvres ainsi qu’à découvrir les causes qui légitiment ces rapprochements pour définir des notions comme le « romanesque » (J.-M. Schaeffer). Plusieurs voies sont possibles, de la psychanalyse d’orientation psychobiographique, à la textanalyse de J. Bellemin-Noël, sans oublier la critique anglo-saxonne d’inspiration freudo-lacanienne. S. Hubier cite de nombreux travaux dont il remarque qu’ils sont interdisciplinaires et liés à l’histoire des représentations et dont le comparatisme français pourrait utilement s’inspirer. La dis/continuité des représentations humaines présente dans le roman trouve à s’éclairer de l’apport de l’anthropologie culturelle et de la psychanalyse et le comparatiste est alors conduit à une critique mêlant psychopoétique, stylistique et ethnopsychanalyse dont C. Baudouin a été un premier exemple. Son « type de raisonnement à la fois poétique, culturaliste et psychanalytique demeure certes « hétérodoxe dans le cadre des études littéraires où stylistique et psychanalyse sont rarement conciliées » (211) bien que des études interdisciplinaires ou les cultural studies puissent en renouveler la démarche. Les études cinématographiques ont été les premières à en donner la preuve avec C. Metz, L. Mulvey, T. Modleski qui ont conjugué sémiologie et psychanalyse.

5L’enjeu de l’apport psychanalytique réside dans l’affranchissement de la seule stylistique et la prise en compte de la « métapsychologie freudienne » pour renouveler l’étude des liens entre littérature, arts visuels et questions de genres. À titre d’exemple, S. Hubier examine le roman gothique et ses adaptations cinématographiques, qui manifestent un retour du refoulé, comme le montrent de nombreux textes critiques ici présentés. Frankenstein et Dracula démontrent également l’insuffisance des modèles sociologiques : si l’on considère que les scénarios inconscients du romanesque sont fondés sur des « images idéologiques » d’une époque donnée et que les « représentations s’établissent sur des mécanismes inconscients » (219), on constate que le thème du mort-vivant et de la créature artificielle met en jeu des structures fantasmatiques du lecteur, de la société, des représentations culturelles. Dans cette optique, la psychanalyse ne cherche pas à renouveler le comparatisme mais « conduit à situer littérature et littérarité […] au regard des relations complexes qui unissent identité culturelle et identité psychologique » (220-1).

6In fine, l’apport analytique permet de comparer des positions psychiques et de définir transhistoriquement le romanesque comme un « équilibre entre interdits, coercitions des pulsions et des désirs, refoulement, formations réactionnelles, créativité, plaisir, liberté, inventivité », c’est-à-dire comme un genre prescriptif qui réorganise les mécanismes psychiques archaïques sur lesquels se fonde l’identité culturelle. Il est présent partout « où se combinent et s’opposent le Surmoi individuel, qui se construit dans une causalité courte, psychique, remodelant sans relâche les aléas de l’histoire infantile de chaque sujet, et le Surmoi culturel, qui, s’établissant dans une causalité socio-historique longue, dépend de paramètres multiples » (222). Dans son étude des fantasmes individuels et collectifs, le comparatiste doit s’ouvrir à l’apport analytique afin d’« étudier la manière dont les universaux de la métapsychologie freudienne sont à chaque fois retravaillés dans des organisations esthétiques spécifiques, propres à la culture envisagée » (223). L’importante bibliographie qui accompagne l’article montre la fécondité passée et présente de la rencontre entre comparatisme et psychanalyse.

7Dans une optique plus spécifiquement freudienne, J. Bellemin-Noël, qui a proposé après A. Green la notion d’inconscient du texte avant de concevoir les voies de la textanalyse, consacre un article à une nouvelle de Zola. Basé sur des choix œdipiens, « Le Vœu d’une morte » (1866) devrait intéresser les analystes mais se voit desservi par son caractère inabouti. En partant de ce contre-exemple, l’auteur s’interroge : « Existerait-il un lien profond entre l’écriture d’un texte et l’aptitude de l’inconscient à s’y investir ? » (10) Comment l’œuvre doit-elle être écrite pour entrer en résonance avec le lecteur ? Il ne s’agit pas de déterminer rhétoriquement ce qui rend la nouvelle illisible ou de l’expliquer biographiquement, mais d’examiner le ratage de l’œuvre « sous l’angle d’une lecture prenant en compte les réactions inconscientes » du lecteur (11). Le texte zolien, truffé d’« éléments bien ou mal dosés, repérables mais non aveuglants » (10), pose la question d’une accroche inexistante. Si la littérature est nourrie de passions, le lecteur « textanalyste » de Zola n’entend rien car « le texte est muet » (14), l’inconscient cherche à s’exprimer sans y parvenir, ou du moins sans trouver le ton juste. Trop sobre, et presque dépourvu d’images, le texte est  « mésécrit » (19), ce qui permet à J. Bellemin-Noël de proposer que l’écriture résulte d’un travail destiné à faire travailler l’inconscient du lecteur, qui, lorsqu’il n’est pas abouti, conduit au mutisme textuel. Il propose d’assimiler l’écriture à la perlaboration freudienne dont l’investissement se ferait sur le public plutôt que sur l’analyste, et son travail inconscient à un préalable à la lecture pensée comme « un espace équivalent de celui que crée le transfert » (14), à travers lequel le texte entre en résonance avec son lecteur. L’émotion esthétique vient d’une réélaboration inconsciente, de l’interprétation spontanée et de la libre assomption par le lecteur des données fantasmatiques que, sans le savoir, le créateur a mis dans son ouvrage. C’est l’élaboration du créateur qui suscite la lecture puis l’acte critique qui doit commencer par la mise de l’inconscient du lecteur à l’écoute de la « bouche-plume fictionnante » (14) avant que le critique contrôle sa propre rédaction pour assurer la relance cette fois chez son lecteur : il faut « que le critique travaille son écriture afin que son écriture travaille le lecteur » (23). La lecture se fait donc dans une dimension transférentielle assurée par la perlaboration de l’écrivain

8C’est sans doute dans la perspective ouverte par les travaux de J. Bellemin-Noël que Choe Ae-Young propose une lecture textanalytique d’un récit coréen contemporain, « Le Paratonnerre » de Kim Young-Ha, traduit par ses soins en annexe. Cette nouvelle très sobre met en scène une jeune fille qui découvre l’existence d’un groupe qui s’adonne au foudroiement. Ayant elle-même été la victime de la foudre alors qu’elle était adolescente, elle le rejoint et fait l’épreuve par partenaire interposé d’un second foudroiement. Choe Ae-Young examine son aventure dans une liaison à la sexualité féminine, quoique la hantise de la jouissance ne se manifeste pas ouvertement et qu’il faille reconstruire des « fantasmes inconscients constitutifs de l’histoire de son foudroiement pour mieux goûter le récit » (225).

9L’auteur se livre à une interprétation de la scène initiale, du rêve qui l’a suivie et de la scène du second foudroiement. Il met en évidence un fantasme originaire de « Séduction » tel que l’Œdipe le vit au féminin, devenu inconscient et accompagné de culpabilité. Le rêve représente une « Scène originaire » où, « devant la rencontre des représentants parentaux [l’héroïne] apprend le secret de la jouissance et de la reproduction » (227). Ce savoir refoulé va faire retour sous la forme de ses recherches sur la foudre qui « donnent l’impression d’être une sublimation de ses problèmes de libido » et s’exprimer à travers un personnage masculin qui « déclenche le retour de ce qu’elle refoule » (232) et qui n’est autre que le double masculin enfoui dans l’inconscient de l’héroïne. La quête du foudroiement apparaît alors comme un voyage vers le monde fantasmatique infantile dans lequel l’homme, double et substitut du père, va mener la fille sur les chemins d’une « vraie jouissance de femme » (235). « Ayant établi ces éléments fantasmatiques », l’auteur s’intéresse aux « derniers passages du texte qui mettent en scène la grande jouissance par foudroiement » (236). Il l’analyse comme la réalisation du « plaisir de l’amour incestueux avec le père » grâce auquel la jeune fille peut « se sortir de sa névrose et à désirer un homme de façon dite normale » (237), recherche qui prendra la voie, certes hétérodoxe, du foudroiement. Nous sommes dans une psychanalyse textuelle qui peut irriter par son côté mécanique (tout fait sens, y compris les chiffres présents dans la nouvelle) ou faire sourire par son hétérosexisme conclusif. Le texte littéraire vient à titre d’illustration des thèses freudiennes mais le lecteur a le droit d’être plus exigeant quant à leur intérêt pour la lecture littéraire. « Le Paratonnerre » appartient à une époque postfreudienne où les écrivains ont intégré, sinon la découverte, du moins le discours psychanalytique fût-ce sous forme dérivée ou popularisée. La nouvelle suscite cette lecture entre autres parce qu’elle est rédigée dans l’après coup de la théorie et de sa diffusion.Elle pose au fond la question de l’écriture post-analytique. Comment écrire après et avec la psychanalyse ? Cette question va nourrir nombre d’articles de la revue consacrés à des auteurs du XXe siècle.

10C’est la posture interprétative au nom d’un savoir érigé en grille de lecture que rejette G. Cogez dans « Nerval : comment peut-on être femme ? ». Le critique refuse à juste titre les seules intentions des écrivains affichées dans leurs textes ainsi que la tendance, qui est le fait de Nerval, à faire converger la lecture en direction de la figure de la mère morte. Il emboîte sans le savoir ( ?) le pas au psychiatre F. Tosquelles2 qui avait consacré une partie de sa thèse à la figure de Nerval. La question initiale est celle de Freud dans son analyse du Président Schreber (qu’il ne rencontra jamais) : comment nier la proposition « moi un homme, je l’aime, lui un homme » ? On sait que « c’est elle que j’aime, car elle m’aime » constitue une possibilité qui fait passer du registre de l’amour à celui de l’identification. C’est cette formulation que choisit Nerval à travers la figure de l’actrice aimante et affolante dont seul l’amour d’une autre femme pourrait le protéger. Le narrateur a besoin d’être sauvé d’un amour pour une actrice et sa volonté de se marier par exemple avec Sylvie dans le texte éponyme confine à l’érotomanie freudienne formulée plus haut. Toujours à la limite du chavirement de l’identité, Nerval met en scène une identification qu’il ne cesse de recouvrir à un homme à un âge « critique » (le sien) qui ressemble à son père auprès duquel il occuperait la place de la mère. Cette identification suscite un besoin de distance qui le pousse vers l’Orient où il peut « rêver, sans le savoir, à la féminité comme à une attraction vers le différent et comme un glissement sans retour dans le semblable » (59). L’Orient apparaît comme la terre de l’altérité féminine où Nerval pourrait observer une distance critique, afin de sortir de l’ascendant paternel. L’« Histoire du calife Hakem », narrée dans le Voyage en Orient lève le voile sur certains motifs nervaliens dont celui de la folie, de l’effondrement libidinal, du fantasme de catastrophe. G. Cogez se livre à une analyse « classique » de la paranoïa, quoique le terme n’apparaisse pas, car c’est bien Schreber dont le moment fécond fut le rêve d’être femme durant l’acte sexuel qui donne la vérité de Nerval qui vit aussi l’ « épanchement du songe dans la vie réelle ». Mais à la différence du président, l’identification nervalienne à la femme est inconsciente ; elle se heurte au mur du refus ou se résout dans l’érotomanie dont Nerval est la victime. On peut alors comprendre la question initiale selon deux sens : comment se construit socialement la féminité ?, et, à l’insu de Nerval, comment se métamorphoser en femme pour échapper au père ? Le cas Schreber éclaire ce conflit demeuré inconscient chez Nerval qui le mène à la pratique littéraire, au délire ou aux deux. C’est en vain que l’écrivain a voulu donner une place psychique au féminin. Son refus d’identification à la femme (« La femme » théorisée par Lacan dans le Séminaire XX nous semble être un concept opératoire dans le cas de Nerval si nous suivons la démonstration de G. Cogez), fait place au constat de la puissance des hommes qui a détruit l’éternel féminin et rendu les femmes ennemies de la féminité. G. Labrunie qui aimait les brunes a du prétendre aimer les blondes, sauver les apparences…au prix que l’on sait.

11L’article n’évite pas toujours éviter l’inflexion psychobiographique (le statut de l’auteur mérite d’être plus précisément défini, sans doute au sens où Tosquelles disait n’avoir jamais rencontré l’écrivain tout en travaillant sur le sujet Nerval) et l’on regrette un peu que le statut de cette identification si bien repérée ne soit pas davantage précisé (on sait que Freud en repère  trois dans « Psychologie des foules et analyse du moi ») tant cette lecture est stimulante et sa démonstration est concluante.

12Quelques décennies plus tard, au moment où Freud élabore sa théorie à l’aide de la clinique, Proust rédige son œuvre qui semble étrangère à toute « influence » psychanalytique. Pourtant des recoupements sont possibles, comme le montre l’article de D. Wieser consacré à La Recherche qu’il analyse comme une réflexion sur l’activité de lecture, tout en souhaitant se concentrer sur la nature et la fonction du personnage en littérature. Dans cette perspective, il définit la lecture comme une série procédures d’objectivations relatives au « profond mystère » de l’œuvre qui trouve sa résonance dans le psychisme du lecteur et un éclaircissement possible dans le savoir extratextuel de la psychanalyse.

13D. Wieser part d’un rapprochement entre l’effet-personnage chez Proust et Freud et rappelle que la démarche proustienne qui vise à transposer la « vie de l’inconscient » semble la même qu’en psychanalyse, bien que le mot n’ait pas le même sens chez l’écrivain et l’analyste. La rencontre sur le terrain sémantique entre le texte proustien et les concepts freudiens (projection, dépersonnalisation, écran du rêve, relation d’inconnu) conduit à une mise au point épistémologique sur le statut du langage en littérature et en psychanalyse dont l’objectif est de proposer une méthode de lecture, une psychanalyse interrogée par la littérature. Selon l’auteur, il n’y a en effet rien d’impropre à vouloir transposer au discours analytique ce que Ricœur dit du discours poétique : « “il vise la réalité en mettant en jeu des fictions heuristiques” » (139). Le discours analytique est un discours poétique soutenu par des notions figurales, par où il rejoint la littérature dans son caractère essentiellement métaphorique. C’est dans la perspective de cette communauté métaphorique que D. Wieser examine ensuite comment Proust crée des capteurs d’inconnu3 (plutôt que d’inconscient) à travers la figure d’Albertine dont l’indéfinition dans La Recherche en fait l’hypostase d’une textualité indécidable et constitue une pierre d’achoppement pour la psychanalyse. Cette relation entraîne le lecteur vers un non-savoir auquel le texte proustien va donner plusieurs figurations. D. Wieser procède à une lecture détaillée des multiples identifications d’Albertine qui le conduisent à la rapprocher des fausses personnalités repérées par l’analyste H. Deutsch, avant souligner que le personnage est vu à travers le prisme de la jalousie de l’autre, ce qui invalide toute lecture en termes nosographiques. « Étant donné la complexité du dispositif énonciatif, le personnage d’Albertine se soustrait à l’emprise psychanalytique » (149) écrit-il. Nous ajouterons, dès lors qu’elle est perçue comme décodage des pathologies à l’aide de grilles psychanalytiques. Car la question proustienne selon D. Wieser, que l’on ne peut que suivre, est bien plutôt celle-ci : comment, à partir de la jalousie, arriver à la plénitude de l’œuvre ? Comment faire le deuil d’un être en fuite ? La réponse en passe par Venise qui, par sa multivalence, son caractère feuilleté, renvoie à la mère captive. Albertine sera recouverte par cette ville de pierre et son image refluera au profit de celle de la mère. Elle sera remplacée par une ville emblématique recouvrant l’effondrement psychique du personnage masculin. Le texte proustien apparaît alors comme une « faille suturée » (162) qui tisse et obture une relation d’inconnu dont la mère et Albertine sont les médiatrices. L’inquisition filiale qu’il met en forme compense la forclusion initiale dont le Narrateur est la victime.

14Dans la recherche des manifestations de cet objet fuyant qu’est l’inconscient, écrit avec raison D. Wieser, la psychanalyse se découvre rivale de la littérature quoique leur méthode diffère puisque la littérature se fonde sur la singularité et que la psychanalyse a des prétentions universelles. Son article illustre la rencontre nécessairement ratée entre littérature et psychanalyse : Proust explore de son lieu et selon ses modalités ce que la psychanalyse théorise à partir de la clinique. La rencontre se fait ici sur le terrain critique et par le biais d’une lecture attachée au signifiant.

15Autre analyse convoquant psychanalyse et littérature, celle de R. Waller qui s’intéresse à Aragon avec « “Traduise qui peut” : À propos d’un chapitre de Théâtre/Roman d’Aragon, “L’acteur rêve-t-il ?” ». Le titre de ce chapitre invite son lecteur à le considérer comme un rêve retranscrit et sa fin (un blanc typographique suivi d’un paragraphe) une exhortation à faire retour vers le texte et l’envisager sous l’éclairage de la psychanalyse puisque Aragon y fait in fine l’une de ses rares allusions à Freud derrière la mention d’un vieil homme. Le père de la psychanalyse hanterait-il le texte ? Le roman est-il l’investigation d’une psyché en même temps qu’il porte l’empreinte de la psychanalyse ? En plus d’être le prototype d’autres rêves, ce rêve est fondamental dans le roman : il relève « de la fondation, celle de l’être comme celle de l’écrivain » (112). On peut l’interpréter comme un rêve de naissance humaine et artistique. Situé entre univers onirique et univers fictif, il invite à s’interroger sur sa nature onirique et sur le passage à l’écriture littéraire.

16R. Waller analyse ce rêve qui s’ouvre sur une naissance qui pourrait bien être celle d’Aragon et commente : « Le rêve de l’acteur Romain Raphaël s’offre presque ostensiblement à l’interprétation et propose un exemple quasi idéal de ce qu’est le travail du rêve, l’élaboration fantasmatique. Des images, un scénario patent recouvrent et contiennent […] un contenu latent lié à l’origine et à l’enfance » (116). Comme dans la Traumdeutung, on trouve sous la plume d’Aragon un symbolisme fourni, des phénomènes de condensation, de déplacement, des inversions et des dédoublements. En outre, certaines caractéristiques de l’univers onirique proposé sont celles qui régissent l’inconscient freudien.

17Cependant, le texte invite à ne pas se laisser aveugler par une interprétation convenue. « Traduise qui peut » s’adresse au lecteur afin qu’il se méfie de l’interprétation et de la réalité du rêve. Ce dernier est trop beau pour être vrai tant il est long et truffé d’éléments hétérogènes qui en dénoncent le caractère littéraire. Il semble comporter des « marques de fabrique destinées à indiquer comment s’accomplit le cheminement d’un songe à l’autre, de l’univers du songe à celui de la fiction, […] d’un songe inventé au mensonge de la littérature » (120). Sa référence à Mesure pour Mesure introduit le thème de la traduction, du passage de la réalité psychique ou onirique aux mots. La citation titulaire ne renvoie pas seulement à la traduction mais au travail de l’écriture assimilé par Aragon à une traduction. Les citations du rêve (Shakespeare, Aragon) montrent que l’inconscient du rêveur est pour partie constitué ou relayé par un matériau littérature. Son scénario s’alimente de références culturelles dont l’interprétation peut révéler l’ambiguïté (Lautréamont, Godard, Jules Verne). Le chapitre apparaît alors comme l’écriture de la fabrication d’un rêve où s’inscrit la trajectoire qui va de la naissance du sujet au monde imaginaire et à l’univers des mots. « Ce que met en scène ce rêve, c’est bien une translation, le passage de quelque chose qui a le statut de fantasme en relation avec l’enfance, les données originelles de l’existence, au monde de l’art et des mots, à la création, le passage de l’inconscient à un monde des mots, à “l’homme écrit” » (128) conclut R. Waller. L’élaboration aragonienne du rêve peut se percevoir comme un doublet, une figuration, une traduction de l’élaboration de l’écriture romanesque. Tout se passe comme si Aragon se donnait l’air de maîtriser les concepts freudiens, d’en jouer pour déjouer toute certitude de traduction chez le lecteur. Ne trouvons-nous pas là un autre exemple, précisément analysé, d’un art littéraire post-analytique qui utilise à ses propres fins les modes de représentation élaborés par Freud ?

18J. Poirier propose une réflexion sur l’autofiction de Serge Doubrovsky à partir de Fils (1977) qui reprend ses ouvrages théoriques et met en place un « dispositif complexe [où] il n’est d’accès à soi que par le recours à l’autre – que cet “autre” soit incarné par le personnage de l’analyste ou par un texte, avec les jeux de miroirs qu’implique le travail de lecture » (38). Ancré chez Racine et dans la psychanalyse, ce texte présenté comme « autofiction post-analytique » par Doubrovsky, montre ce qu’il en est de la littérature après Freud, lorsque la vérité a structure de fiction.

19Fils met en scène un universitaire dont le travail sur Racine lui inspire un rêve qu’il évoque avec son analyste avant de le présenter publiquement. Le rêve de Théramène nourrit le travail analytique sur le mode du conflit entre l’interprétation universitaire et analytique qui va, à son tour, produire un commentaire étourdissant du récit de Théramène par Doubrovsky reprenant ainsi la main. La discussion entre le narrateur et son analyste possède une double fonction : elle permet au premier de disqualifier le second et J. Poirier montre qu’elle constitue une interrogation sur la nature du texte dans la ligne du débat qui a opposé la nouvelle critique des années 1960 à ses prédécesseurs. La traduction qui clôt la séance emprunte la voie de la parodie des topoï analytiques, pendant que le rêve se réduit à un schéma pré-établi où le lecteur est invité à voir comme dans un miroir déformant les excès d’une certaine critique. L’analyste se comporte comme la critique traditionnelle en cherchant des clés et en réduisant le rêve à ses éléments. Mais ce sont ses questions qui permettent à son analysant de se retrouver puisque c’est à leur suite que Doubrovsky procède à une relecture du rêve qui met en lumière son impuissance à agir sur l’Histoire. Doublement explicité le rêve conduit à une auto-analyse oblique puisque l’auteur se contemple au miroir de Racine, pendant qu’il dépasse (au sens hégélien) l’analyse de son thérapeute. Le texte se conclut par un épilogue où Akeret, l’analyste, publie un portrait de Doubrovsky assez cruel, ce qui permet à l’ex-analysant d’inverser les rôles et d’analyser le travail de son analyste. Alors que Doubrovsky  se révélait via le texte racinien, l’analyste s’expose sans médiation. Croyant parler d’un autre, il ne parle que de lui, ce qui fournit à son lecteur le matériau d’une relecture de l’analyse en termes de rivalité mimétique.

20Fils incorpore l’expérience analytique au texte et donc « transforme le processus de dévoilement du vrai en fiction » (50) conclue J. Poirier. Le scripteur prend la place du psychanalyste dans un texte qui va vers une auto-connaissance à deux nourrie d’altérité et où Doubrovsky démontre que le travail sur l’écriture n’est pas séparable d’une théorie de la lecture qui inclut le détour par l’autre. Si terme post-analytique qualifie très précisément ce que la psychanalyse fait à la littérature, en divisant le sujet, ce « je » dont elle conteste l’unité, l’autofiction la met au pied du mur et l’oblige à avouer qu’il n’est de vérité que sur le mode du dévoilement fictionnel.

21Dans une perspective plus théorique, mais soutenue par une analyse littéraire, François Migeot propose une lecture d’une nouvelle de Sartre, « La Chambre », dans le cadre de la textanalyse et de la sémiotique différentielle « revisitée ». Dans la lignée de Bellemin-Noël, il s’agit de repérer les  effets d’inconscient du texte, soit le travail de l’inconscient suscité par la lecture. Dans la perspective sémiotique, il s’agit de prendre en compte les trébuchements textuels, dans une démarche apparentée à la sémiotique de l’altération de J. Peytard qui fonctionne sur la prise en compte du différentiel plutôt que du cohérent (ce qui serait une perspective greimassienne) et sur l’intérêt pour le lecteur. La sémiotique différentielle « revisitée » s’appuie également sur une linguistique de la « non-coïncidence du dire » développée par J. Authier-Revuz qui intègre les élaborations lacaniennes. C’est dans cette double perspective que F. Migeot veut faire surgir « l’autre du texte », soit l’au-delà de l’intentionnalité de l’œuvre ou de l’auteur, qui est destiné à susciter la coopération du lecteur. À cet effet, il propose une « écoute flottante » (89), suivie d’un « relevé et d’une mise en réseau » des « entailles » du texte, retrouvant la position freudienne fondée sur l’interrogation des ratés du discours. Le repérage proposé peut alors être mis en rapport avec une lecture analytique si l’on accepte qu’elles proviennent du jeu de l’inconscient tandis que l’« analisant » (le critique dans son rapport au texte et aux figures de l’inconscient soulevées par son écoute) donne figure aux contours inconscients du texte. À la suite de J. Bellemin-Noël, F. Migeot met en parallèle le lecteur et la situation de transfert : « c’est lorsque le lecteur fait advenir une figure de l’autre du texte à travers son interprétation qu’il émerge lui-même comme sujet inconscient du texte », qu’il est suscité par le texte. Tout comme le scripteur n’instrumentalise pas la langue mais se crée dans le langage (F. Migeot rejoint explicitement Lacan), le lecteur remarque les nœuds de l’altération à partir de sa propre dynamique de sujet divisé qui va le « guider dans  la mise à jour [sic] de “pointillés sémiotiques” » (91). Il est ce sujet qui fait se déployer l’autre parole du texte, dès lors que sa vérité rencontre la vérité textuelle. Au lecteur modèle d’U. Eco, présupposé et institué par l’auteur, F. Migeot propose d’élaborer la figure d’un lecteur qui se créerait dans et par son acte et dont le modèle est fourni par l’un des personnages de la nouvelle de Sartre.

22Dans « La chambre », Ève Darbedat, la fille de la famille, est mariée à un homme, Pierre, dont on comprend peu à peu qu’il est malade sans que la nouvelle ne vire à la pathographie. F. Migeot se livre à une lecture sensible aux échos (au signifiant) qu’il lui faut rassembler et mettre en relation d’une façon dont l’activité de Pierre donne le modèle lorsqu’il se livre à la pratique de ce qu’il appelle le ziuthre (une forme de sculpture). Le relevé des entailles et leur maillage montre que le délire de Pierre est signifiant et qu’il offre un modèle à la lecture sur le mode transférentiel. La lisibilité de sa folie est le texte déployé par le lecteur. Plus décevante (car plus convenue) est l’interprétation qui fait de Pierre un fou à qui manque le nom d’un père et qui en reste à des relations duelles – interprétation en dette du Séminaire III sur les psychoses de Lacan.

23C’est dans une perspective également textanalytique qu’Alain Trouvé propose une approche « latérale » du rapport entre la psychanalyse et la littérature pour faire émerger un fonctionnement psychique inconscient de l’écriture et de la lecture, basé sur le repérage de l’intertextualité latente. L’intertexte latent se définit comme « un texte susceptible d’avoir imprégné la mémoire de l’auteur mais dont l’écriture de l’œuvre nouvelle se détourne au point de paraître l’ignorer » (167), ce qui le distingue de l’énoncé fantôme, virtuel, actualisé par le lecteur de M. Charles ou de l’intertextualité genettienne. Cette notion permet d’articuler deux théories, le freudisme, et l’intertexte comme isotopie élaboré par M. Arrivé. Sa mise au jour consiste à réunir les éléments d’un même ensemble textuel apparaissant en ordre dispersé, « littéralement déplacés » (165), c’est-à-dire sur le mode métonymique, en sondant la polyphonie du texte et « les couches moins apparentes de sa matière intertextuelle » (163), dans une perspective où la création littéraire fonctionne sur le mode du rêve éveillé (et donc peut s’analyser comme un rêve). Faire apparaître l’intertexte latent, c’est repérer le travail inconscient du texte à l’échelle des « configurations de signes » que sont pour l’écrivain les signes d’autrui, comme le montrent les exemples d’Aragon et de Vargas Llosa.

24Les Voyageurs de l’impériale (1940) sont en effet hantées par Les Chants de Maldoror bien qu’Aragon ait congédié Lautréamont pour privilégier Ducasse en 1930. Au prix d’une attention flottante portée au texte aragonien doublée d’une bonne connaissance des Chants de Maldoror, le lecteur peut donc reconstituer des éléments de cet intertexte « dont la substance morale continue à nourrir profondément l’écriture des Voyageurs. » (171) Aragon disperse des éléments appartenant à un même texte d’origine, ce qui s’assimile à « procédé de déplacement, une imprégnation à caractère onirique » (171). L’autre exemple est La Tante Julia et le Scribouillard de Vargas Llosa (1977) dont les références explicites à un Flaubert admiré constituent un cas d’intertextualité genettienne classique. Il ne s’y trouve aucune référence à Sartre condamné pour ses prises de position politiques. Néanmoins, les réminiscences sartriennes montrent que plusieurs de ses textes constituent l’intertexte latent du roman de Vargas Llosa.

25Le concept d’intertexte latent vaut surtout, écrit A. Trouvé, pour les formes littéraires entretenant un rapport à la vérité, comme le roman didactique ou l’autobiographie. Il n’est pourtant pas sûr que seuls ces genres soient concernés car l’intertexte latent, entendu comme cryptomnésie sur le mode du déplacement, nous semble avoir une extension nettement plus large si l’on suit les remarques conclusives de l’auteur. Sa recherche mobilisatrice de l’attention du critique dément son caractère conscient chez les auteurs. Il ne se dissout pas dans les références culturelles charriées par la littérature dès lors qu’il concerne un texte particulier, pas plus qu’il n’est une forme plus subtile de l’allusion. C’est un élément d’altérité textuelle qui demande, sinon l’altérité psychanalytique, du moins une écoute psychanalytique. A. Trouvé le relie in fine à la rivalité œdipienne entre le lecteur et l’auteur quoiqu’une identification au modèle auctorial soit nécessaire pour éviter toute résistance de la part du critique, identification elle aussi fondée sur une écoute certes flottante mais soutenue.

26Pour poursuivre la méditation sur la théorie de la lecture, tournons-nous vers la « Fantasmatique de la (mauvaise) lecture »Marie Baudry  démontre avec une rigueur non dénuée d’humour que la fiction donne la vérité, parfois inversée de la pensée freudienne de « La création littéraire et rêve éveillé ». Si toute théorie littéraire est nécessairement une théorie de la réception esthétique, la définition d’une forme de lecture « performante » est basée sur une axiologie et donc sur des valeurs morales. Tout théoricien cherche à définir en creux un mauvais lecteur, comme le font par exemple M. Picard et V. Jouve à partir de présupposés partiellement psychanalytiques. Pour V. Jouve, la mauvaise lecture est le fait d’une identification massive, excessive au texte, soit d’un critère quantitatif. Pour M. Picard qui propose une analogie entre la lecture comme jeu et le rêve éveillé à partir de « La création littéraire et rêve éveillé », le mauvais lecteur  nie la réalité pour lui substituer l’illusion (critère qualitatif), alors que le bon lecteur suspend provisoirement le réel. Il est assimilable aux psychotiques mais il lit surtout de mauvais livres qui exercent sur lui une emprise idéologique. Il se réduit donc au consommateur passif, souffrant d’un investissement fantasmatique ou pulsionnel malheureux, ainsi que le montre exemplairement Don Quichotte et surtout Emma Bovary (ou plus prosaïquement une employée des PTT) incapable de distinguer le rêve de la réalité. L’élaboration psychanalytique de la lecture reconduit alors les pires stéréotypes de la différence sexuelle.

27C’est ce stéréotype que va démonter M. Baudry à travers une étude du rapport aux mots et aux livres d’Emma Bovary, afin de s’éloigner de la conception axiologique et discriminatoire de la littérature. Emma Bovary propose « une fantasmatique nouvelle de la lecture » (78) car ses lectures inversent la structure du fantasme appelé à soutenir le détournement de la réalité selon « La création littéraire et rêve éveillé ». Chez elle, la lecture est un fantasme préexistant à la faillite du réel. Elle fonctionne comme un excitant et la jeune femme s’identifie à des séries d’héroïnes dans une mise à nu érotique de l’imaginaire du livre qui est substitut et prélude à la relation amoureuse. Sa lecture fantasme le sens de mots que seule l’épreuve du réel serait capable de donner, mais déjà, les mots qu’elle lit font pressentir le néant des grands mots du Romantisme. Lorsqu’elle a enfin un amant, elle découvre que les mots succèdent pour la première fois à la réalité vécue (et ne la précèdent pas), qu’ils lui permettent de réaliser « ce qui n’était qu’imagination et rêverie » (85). E. Bovary ne pratique donc pas une lecture fantasmatique négatrice du réel mais s’efforce de donner à ces fantasmes romanesques une valeur réelle, inversant le schéma de Freud où le fantasme corrige le réel en défaut. Cette héroïne qui connaît la valeur des mots au regard du réel est l’un des « possibles modèles » (86) susceptible de mettre fin à l’axiologie de la lecture. Ici ce sont les présupposés de genre que l’article dénonce de façon très stimulante en nous invitant à revenir sur le texte freudien qui ne saurait résumer la position freudienne sur la lecture.

28Quelle position adopter alors face au texte littéraire lorsque l’on se réclame de la psychanalyse ? Dans « De l’importance de savoir se taire », P. Bayard établit un parallèle entre le caractère interprétatif de la cure et de la critique littéraire en souhaitant donner sa place au silence interprétatif. Dans la cure, le silence possède trois fonctions majeures : il témoigne de l’écoute de l’analyste, marque sa non-intervention et permet à l’analysant de devenir son propre interprète contre toute violence interprétative. Cette dernière valeur devient sous la plume de P. Bayard, « dessaisissement […] processus de libération de l’autre par la parole, qui s’accompagne d’une mise à l’écart de soi-même » (27) dont l’application au texte littéraire est proposée à travers l’étude d’un texte « anonymé » afin d’en respecter les personnages, et de donner une dimension universelle à l’histoire. Derrière la provocation que nous respecterons (non sans nous interroger sur de possibles études consacrées à des textes ainsi réécrits car l’artifice fonctionne avec les textes canoniques mais peut s’avérer plus délicat avec d’autres), nous suivrons l’auteur lorsqu’il base sa lecture sur l’attention au signifiant, au symbolisme et aux manifestations du rêve afin de repérer le sens ponctuel ou plus général d’un texte. Si nous suivons le défi du silence critique, le refus de la nomination est une preuve de tact, la lecture « symbolique » de la « gerbe » permet de répéter – après Lacan lui-même (Séminaire III), qu’il s’agit bien d’une métonymie et non d’une métaphore – et le contenu du rêve sera tu afin de ne pas nuire au texte par freudisme excessif en projetant sur lui un « excès de sens » (33). (Mais que ferons-nous des textes dépourvus de rêves et d’un symbolisme ramené à un catalogue ?, c’est ce que l’histoire ne dit pas). Cet excès de sens est le danger de la textanalyse, de la psychocritique et de la psychobiographie, qui sont des méthodes interprétatives où « le dire vient à la fois constituer et défaire » (33). Reste alors l’« anti-méthode » « inventée » par P. Bayard, la littérature appliquée à la psychanalyse4, fondée sur le risque de violence interprétative et la recherche dans les textes littéraires, non d’une confirmation de la théorie, mais d’autres modèles. Si la psychanalyse fait en permanence l’exercice que « les mots disent difficilement ce qu’ils ont pour fin ultime de nier » comme le voulait Bataille, reste alors, pour la critique littéraire, le silence ou des « équivalents » (33). Il convient de lire le texte en évitant d’y projeter un excès de sens et en laissant filtrer quelque chose de la psychanalyse, non dans la lecture, mais dans l’écriture — celle du critique — qui constitue l’objet de la réflexion de P. Bayard. Reprenant les valeurs du silence, ce dernier conclut que la première est aisément transposable dans l’acte même de lire un texte. La non-intervention se rapprocherait du « mi-dire lacanien » (dont la définition donnée ici est contestable) et la troisième (l’encouragement à l’autonomie) devient périlleuse sauf à pratiquer le dessaisissement. En se déprenant de sa propre compréhension, l’écriture de la critique conduit son lecteur à écrire son propre texte, elle n’est plus saisie mais dessaisissement qui produit chez autrui une tierce lecture. La position freudienne idéale devant le texte consiste donc à se taire.

29En dépassant la dimension provocatrice (qu’allons-nous faire des études selon ce modèle sur des textes inidentifiables par les lecteurs ? Avons-nous raison de prétendre que c’est « Booz endormi » d’Hugo que P. Bayard a étudié ?) quelles perspectives s’ouvrent ? Un dessaisissement qui revient in fine à court-circuiter l’inconscient, ce qui semble assez improbable dans la durée, la demande d’un respect textuel qui s’apparente à une caricature des pires excès du politiquement correct, les sempiternels reproches à Lacan dont l’interprétation est « interdictrice » (30)5 et l’externalisation du sens chez le lecteur, ce qui prive d’emploi nombre d’universitaires. Aider l’autre à écrire en se dépossédant de soi-même est un louable projet mais ne met-il pas en danger la relation pédagogique pour peu que ladite dépossession soit refusée par son destinataire ? Ou qu’elle succombe à la méprise obligée du rapports entre parlêtres ? Si le critique ou l’enseignant est muet ou frappé d’une volonté d’anonymisation, comment l’étudiant ou le lecteur peut-il jamais progresser dans l’art de l’interprétation ? P. Bayard est un véritable provocateur qui place la lecture analytique devant l’un de ses risques : la sophistique. L’exercice est salutaire.

30Au fond, l’article d’Anne-Elisabeth Halpern, « Dada et la “psycho-banalyse” », pourrait illustrer les rapports toujours malheureux de la psychanalyse et de la littérature, entre deux pratiques très différentes que rapproche une volonté de dénonciation du langage conventionnel. Si la psychanalyse freudienne a observé une neutralité (pas toujours bienveillante) à l’égard de cette avant-garde artistique, les Dadaïstes (1916-1924) ont procédé différemment. Hausmann, Gross, Huelsenbeck, Ernst, Tzara, et plus tard les Surréalistes (qui reprennent parfois l’irrévérence dada) ont lu les analystes mais ne les ont pas « élus ». Enfant turbulent de son époque, refusant tout système, Dada connaît diverses théories, pratique Janet autant que Freud ou Jung, mais échoue à voir la spécificité freudienne, elle-même balbutiante à l’époque, au profit d’une dénonciation sans concession de ses aspects les plus contestables. Ce sera le cas du Le Roi Cerf (1918), pièce, inspirée de la commedia dell’arte et nourrie des théories jungiennes, ayant pour thème la brouille entre Freud et Jung en 1913. Y apparaissent un Dr Complex, un Freud Analyticus et une fée Urlibido à travers une démarche dont le caractère subversif se fonde sur une connaissance avérée des thèses psychanalytiques. En analyse avec Jung, Gross s’en écarte pourtant, tout comme il refuse les théories freudiennes et appelle entre autres à l’élaboration d’une psychologie destructive, fondée sur l’opposition entre le Moi et l’Autre plutôt que sur l’Œdipe. Dans les années 1920, Malespine voudra sortir de l’opposition conscient/inconscient grâce au « suridéalisme », pendant que les derniers dadaïstes dénoncent avec perspicacité une psychanalyse érigée en tocade irréfléchie par l’intelligentsia ou une science petite-bourgeoise.

31Les critiques dadas portent avant tout sur la posture prophétique d’un Freud qui se voit dénier toute découverte et sur la volonté systématisante prêtée à la psychanalyse. Freud a tort de vouloir situer tous les comportements humains à l’intérieur d’une théorie qui se veut globale mais qui tourne à la simple « jonglerie de vocables » (183). Pour les libertaires Dada, la psychanalyse est acceptable en tant que « scrutation tâtonnante » (186), mais ils proposent de lui substituer une psycho-banalyse qui se défierait de toute certitude et de toute position de maîtrise. « [F]rère et sœur psychanalytique, très vite, ont rompu leurs attaches » (197) conclut l’auteur. Le débat entre Dada et la psychanalyse n’a pas eu lieu par manque de volonté dans les deux camps. Dada se moque des prétentions de la psychanalyse qui se défie de toute avant-garde. Tous les deux ont cependant reconnu les mêmes éléments mais le statut qu’ils leur confèrent est radicalement différent. Pansaers feint de partager la conviction que le refoulement sexuel est à l’origine de catastrophes psychiques mais sa conviction n’a nulle visée prophylactique ni esprit de sérieux. Freud s’intéresse au lapsus alors que Dada dérape volontairement, refuse le sérieux et dénonce l’irréalité du monde …avant Freud qui pourtant va lui donner un tout autre statut à partir de 1920. A.-E. Halpern peut conclure que si la psychanalyse a ignoré l’avant-garde, Dada n’a pas mesuré la révolution qu’elle apportait car il la réinscrivait dans la psychologie du XIXe siècle (c’est le cas d’Hausmann, comme il est clairement montré). Mais n’est-ce pas ce qui se pratique lorsque la psychanalyse se voit ramenée à une interprétation dont il faudrait tracer les voies… au premier chef contre Freud ?

32La freudo-lacanienne que nous sommes fera deux remarques au terme de la lecture de ce numéro de « La lecture littéraire », dont la diversité est propre à susciter d’autres travaux, que ce soit dans le champ de l’interprétation ou de l’apport analytique à la sémiologie ainsi qu’à l’intertextualité (le plaidoyer de S. Hubier est éloquent en matière de comparatisme). Nous nous étonnons de l’absence des élaborations lacaniennes et nous devons avouer qu’à notre sens la notion de textanalyse nous semble insuffisante à élaborer les voies logiques d’un dialogue entre psychanalyse et lecture. La question qui se pose pour nous est celle de la communauté critique (même réduite) qui s’en dégage. En mettant l’inconscient lectoral en position maîtresse, la critique textanalytique ne court-elle pas le risque du solipsisme ?

33Évoquer les écrits lacaniens ne renvoie pas la pensée freudienne dans les limbes pré-analytiques et nous souhaiterions plaider un peu à la manière de S. Hubier pour l’apport lacanien ou du moins la lecture des séminaires publiés. Contre les inflexions de son époque, Lacan a redonné aux concepts freudiens une rigueur qui manque parfois lorsque sont évoquées la « métapsychologie » freudienne, l’identification, sans que jamais une définition claire en soit donnée6. Lacan a également théorisé des notions comme le transfert et son élaboration de la notion de savoir inconscient nous semble rejoindre et éclairer les travaux de F. Migeot et d’A. Trouvé. Dans une perspective dadaïste renouvelée, on peut lui reprocher sa personnalité singulière, le caractère baroque de son enseignement, mais l’ignorer – surtout lorsque la critique anglo-saxonne qui le lit, le commente ou le conteste est appelée en renfort – nous semble surprenant. Des divergences d’ordre théorique expliquent peut-être sans la justifier cette méconnaissance volontaire de Lacan dans le champ des études littéraires, (fût-ce pour en contester les très nombreuses analyses de textes littéraires divers qu’il a données dans les séminaires). Les écrits de Sophocle, Platon, Genet, Joyce ont produit des commentaires lacaniens dont la fécondité est explorée et doit continuer à l’être, au premier chef par des critiques littéraires.

34Après Freud, Lacan a surtout donné l’exemple d’un rapport aux textes fondé sur le non-rapport textuel entre psychanalyse et littérature – celui-là même dont témoignent, chacun dans leur singularité, Proust, ou Aragon. À partir de la reconnaissance de la différence de nature entre psychanalyse et littérature et de la reconnaissance de leur commun matériau (ce qu’écrit D. Wieser à ce sujet est tout à fait pertinent et se trouve déjà chez Freud), il s’est attaché à définir les voies d’un dialogue, d’un va-et-vient incessant où la psychanalyse éclaire la littérature qui l’éclaire en retour (l’exemple princeps est celui des tragédies de Sophocle lues par Lacan qui va en tirer ce qu’il appelle « la dimension tragique de la psychanalyse » dans le Séminaire VII sur l’éthique). Lorsque ce va-et-vient se réduit à un aller simple, l’herméneutique prend le pas, en dépit de toutes les précautions rhétoriques préliminaires. La psychanalyse est alors appliquée sans ménagements comme une grille interprétative aux textes, aux auteurs et c’est peut-être ici que réside le non-respect dont P. Bayard dénonce la tentation. Le texte devient pathographie consciencieusement déchiffrée (et rendue aux neurologues qui ont, nous dit-on, dépassé la psychanalyse ?), illustration de textes freudiens…auxquels on reproche par ailleurs leur caractère dépassé dès lors qu’il ne s’agit plus de littérature (les textes « ethnographiques » de Freud sont des textes de psychanalyse et non d’ethnologie, comme Freud s’en justifie lui-même). À cet égard, il nous semble réducteur de réduire la pensée freudienne sur la littérature à quelques textes (Délires et rêves dans la Gradiva de Jensen, 1904 ; « Création littéraire et rêve éveillé », 1908) alors qu’elle s’est exprimée sur quelques décennies et dans nombre de textes qui ne sont pas forcément consacrés à des artistes ou à des œuvres. Réduire le statut de la littérature en psychanalyse aux thèses des deux textes cités, c’est se couper toute voie d’approche de phénomènes relevant de structures, de mécanismes théorisés ailleurs et plus tardivement. La réflexion vaut naturellement pour Lacan qui n’a pas réduit sa pratique à la publication des Écrits et aux controverses avec ses collègues sur la durée des séances, la passe et la dissolution de l’École. À ne pas pratiquer ce va-et-vient sont réintroduits des notions aussi vagues que la sensibilité supérieure des artistes ou du créateur pour rendre compte de faits littéraires (accessoirement, contra Freud7). Sont proposées des interprétations qui se substituent au discours qui peut s’énoncer à partir de la rencontre d’un texte, dans un aller-retour entre littérature et psychanalyse.