Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Janvier 2008 (volume 9, numéro 1)
Alexandre Piffault

Henri Estienne, praticien et théoricien de l’Histoire

ESTIENNE Henri, Traité Preparatif à l’Apologie pour Herodote (édition critique par Bénédicte Boudou), Genève, Droz, 2007, 2 tomes, 1191 p.

1Bénédicte Boudou, dans l’introduction de sa thèse sur le Traite Preparatif, s’étonne de « la désaffection à l’égard de l’Apologie que traduit l’abandon progressif de son édition.1 » Effectivement, le Traite ne fut « publié qu’une fois au XVIIIe siècle et une fois au XIXe siècle » : une édition moderne rigoureuse faisait cruellement défaut à celui-ci, d’autant plus que l’étude d’ensemble, donnée par la présente éditrice, a permis d’en réévaluer la dimension littéraire et de replacer le projet satirique du texte au sein d’un refus de l’épistémologie contemporaine et de la méthode historique héritée des écrits de l’Eglise romaine.

2Le premier mérite de cette nouvelle édition du Traite Preparatif réside dans la présentation exhaustive de son histoire éditoriale. Depuis le XVIIIe siècle, les bibliophiles et bibliographes achoppent devant la complexité de la tâche2. Bénédicte Boudou nous présente, d’une part, l’ensemble des éditions anciennes et modernes du Traite Preparatif, et recompose, d’autre part, ce puzzle de 14 pièces3, que forment les successives éditions du texte, précisant pour chacune d’entre elles sa composition et sa typographie (transcription de la page de titre, description du format et du nombre de feuillets, et organisation de l’ouvrage). Enfin, elle résume les différentes modifications apportées par des libraires désireux d’emporter un succès de scandale. Ce sont deux éditions françaises inconnues des précédents éditeurs qui s’ajoutent aux nombreuses réimpressions de la fin du XVIe siècle4, et une édition anglaise imprimée respectivement en 1607 et 1608 qui témoigne de l’importante diffusion de ce texte polémique même outre-manche. On lui saura donc gré, à présent, de rendre clair les vicissitudes éditoriales de ce texte poursuivi et condamné à deux reprises par le Conseil de Genève.

3Pour faciliter la compréhension de l’apport des impressions anciennes, Bénédicte Boudou retranscrit in extenso, à la fin du second volume, les greffes et autres ajouts opérés par certains libraires. La table des matières que Claude Ravot publie dans son édition de 1567 et qui valut à Henri Estienne l’emprisonnement, ce dernier ayant publié un Avertissement, sans l’accord de Genève, pour répondre aux critiques formulées contre son livre et condamner ouvertement la fausse impression anversoise de Claude Ravot. Les additions de l’édition de Guillaume des Marescs de 1572 qui insère, au sein même du texte, de nouveaux exemples, de nouvelles histoires (p.1072-1109). Puis des synthèses de la très intéressante édition anglaise de 1607-1608 et de la première édition moderne de Le Duchat parue en 1735 à La Haye.

4Enfin, comme l’avait déjà fait Ristelbuher dans son édition de 1879, Bénédicte Boudou nous ouvre les portes des archives genevoises. Elle nous donne à lire la condamnation et les demandes de corrections exigées par le Conseil en novembre 1566, ainsi que l’interrogatoire que dû subir Estienne, et la Supplication qu’il adressa au « Magnifiques et tres honorez seigneurs » lors de son emprisonnement en avril 1567. Enfin, elle nous donne la possibilité de mesurer exactement les corrections qu’Estienne dû effectuer, afin d’obtenir l’approbation du Genève, en reproduisant, en notes, les passages censurés.

5En effet, Bénédicte Boudou n’a pas fait le choix de prendre pour édition de référence le tout premier état du texte, l’édition non cartonnée, non censurée, mais l’« exemplaire expurgé » « parce que c’est lui qui a suscité les lectures à la fois des contemporains et de la postérité » (p. 77) et car toutes les autres éditions anciennes découlent de l’édition corrigée. Choix légitime du point de vue de l’histoire littéraire et, au final, peu gênant, puisque l’éditrice retranscrit, en notes, l’état primitif des passages censurés.

6Avec un soin érudit, Bénédicte Boudou éclaire, commente et traduit les passages difficiles, paraphrase les constructions syntaxiques obscures, compare les positions d’Estienne avec celles d’autres humanistes et nous renvoie enfin aux sources antiques et modernes qu’il a pu utiliser. C’est ce travail de première main qui permet à cette édition de réussir, non semble-t-il, le difficile pari de satisfaire le spécialiste et le lecteur dilettante qui s’aventurerait pour la première fois dans la prose d’Henri Estienne.

7Enfin, ce double volume s’achève sur de précieux compléments : une vaste bibliographie, un long glossaire fort utile, une « liste des proverbes et locutions mentionnés comme proverbes par Henri Estienne », et trois index : rerum, locorum et nominum. Ces annexes complètent de façon indispensable un texte foisonnant en citations, jugements, critiques et histoires. Le lecteur déjà comblé par la rigueur éditoriale déployée dans l’introduction et l’établissement du texte, trouvera finalement un formidable outil de travail dans cette édition qui répond à des exigences scientifiques rigoureuses.

8C’est par le biais de la biographie que Bénédicte Boudou nous introduit au Traite. Elle retrace cette « carrière » hautement humaniste où l’amour du grec guide le travail d’Estienne vers les œuvres d’Hérodote et où ses pérégrinations à travers l’Europe, et notamment en Italie, lui fournissent les bases de sa « démarche historique » et de son « esprit d’enquête5 » (p. 32). Mais aussi, une carrière troublée, puisqu’il doit subir, à plusieurs reprises, les lourdes sanctions du Conseil de Genève, ses incartades éditoriales et son discours trop libre ne pouvant être tolérés par l’orthodoxie protestante. Biographie plus livresque qu’anecdotique qui nous suggère combien l’amour de la culture antique et chrétienne fut à l’origine de sa volonté incessante (héritée de son père Robert II Estienne) de diffuser les textes anciens inconnus ou difficiles d’accès. Cette exigence fondatrice sous-tend sa lutte contre l’ignorance et les abus qu’elle engendre. Ainsi, on le comprend mieux, le Traite Preparatif ne tire pas son origine de l’atmosphère feutrée d’un cabinet de travail, mais de la confrontation de son auteur à son siècle troublé, de la feuille fraîchement foulée par la presse et recouverte de caractères grecs et latins, et de voyages incessants.

9Après cette mise au point contextuelle, nous entrons par touches fines dans la lecture du Traite.

10Bénédicte Boudou réévalue tout d’abord, très justement, « la progression du livre et sa composition ». Contre la vulgate qui voudrait que l’ensemble de l’œuvre ne soit qu’un éparpillement de critiques, une accumulation de traits acerbes lancés contre le monachisme, le papisme et plus généralement l’Église romaine6, elle montre comment l’économie d’ensemble (division en deux parties, première partie scindée en deux moments, l’un consacré aux séculiers, l’autre aux gens d’église) et l’ordre interne des chapitres répondent à la volonté de présenter les questions selon un ordre déductif. La progression s’opère par de menues distinctions, et les prolepses, les renvois, les digressions permettent toujours à Estienne de revenir « au coeur de son propos » (p.22). Cette composition progressive, presque cyclique où les arguments et le raisonnement reviennent pour d’autres causes, d’autres finalités, n’est pas qu’un mode d’écriture propre à Henri Estienne. Il se justifie par un certain rapport au lecteur qui se doit de comprendre et mesurer l’argumentaire mis en place, qui se doit de revenir sur ses pas, réévaluer certains contes, tirer des conclusions par lui-même et ajouter de nouveaux exemples. Ainsi Estienne inscrit, au sein même de son œuvre, la liberté de l’acte de lecture (« j’en laisseray jugement aux lecteurs », p.159-160).

11Ouvrage de propagande réformée, ou plus exactement d’anti-propagande papiste, le Traite Preparatif est aussi, et peut-être tout autant (et en cela réside une des errances de la critique que résout magistralement Bénédicte Boudou), un « combat contre la sottise » (p.23). Ainsi la seconde partie du Traite, qui s’attache à démystifier le dogme, les pratiques et les écrits apocryphes de la religion catholique, trouve son origine dans la sottise et la grossièreté tant des gens d’église que de ceux qu’ils abusent. C’est la sottise humaine généralisée que Bénédicte Boudou nous invite à voir comme le principal ennemi d’Henri Estienne, la source et la cause de sa critique de la religion romaine, de son refus de tout abâtardissement de l’esprit humain. Mais il y a plusieurs sortes et degrés de sottise et Estienne s’en prend en particulier à « ceux qui prennent les mots au pied de la lettre, ou la lettre pour l’esprit » (p.26). Rabaissant l’Écriture sainte et le mystère divin à la contingence humaine, la religion romaine maintient le peuple dans l’ignorance et l’obscurantisme : l’Église catholique porte donc la responsabilité (plus ou moins consciemment, puisque certains pauvres moines ou prêtes participent aussi à la même désaffection de l’esprit et de la raison) de cet état de faits.

12Mais ce combat est ici tout littéraire et permet à Henri Estienne de déployer une très intéressante écriture. Il déconstruit « les faux syllogismes » (p. 28), phagocyte le discours de l’Église romaine et met « les catholiques en contradiction avec eux-mêmes ». Bénédicte Boudou de conclure : « la réfutation des catholiques trouve sa vraie place dans l’Apologie si on ne l’isole pas du combat contre les fausses croyances et contre la sacralisation du sens symbolique au dépend du réel » (p. 29). La rhétorique d’Estienne repose aussi sur un plaisir des mots et du langage : mots grossiers, facéties, poésie, patois. Les expressions, proverbes et citations des poètes latins ou vernaculaires appuient, relancent son raisonnement. Ce jeux avec la langue corrobore, selon Bénédicte Boudou, une volonté pédagogique : « en empruntant ces langages divers, Estienne ne compte-t-il pas s’adresser à un public lui aussi divers ? » (p.31). Et il est vrai qu’Estienne traduit, explicite, paraphrase et commente abondamment les citations latines et les jeux de mots qu’il utilise. A cette dimension pédagogique importante s’ajoute, nous l’avons déjà évoquée, la « complicité » que l’helléniste établit avec son lecteur qu’il invite à continuer l’enquête menée sous sa plume.     

13L’Introduction du Traite de la Conformite des merveilles anciennes avec les modernes, Ou, Traite Prepratif à l’Apologie pour Herodote est aussi, comme l’indique son sous-titre, une Apologie, un « plaidoyer » pour le père de l’histoire grec, autrement dit, une défense de l’histoire ancienne dont la prise en considération forme une première approche pour l’enquête à mener sur l’histoire moderne. Cette apologie se fait donc mimétisme et Estienne devient lui-même historien. Il met à profit les poètes, les sermons, les nouvelles pour se faire peintre de son temps, scrute son actualité à la recherche du concret, explore la vie quotidienne, les faits divers, saisissant et relatant « des instants de vies ». Ces « histoires » ou « contes » définissent a posteriori une manière de narrer l’histoire et de la penser, afin de dessiner et d’approcher « les rapports de forces sur lesquels se fondent les échanges et les relations » (p. 34), dans le but de faire naître l’histoire sociale au sein de laquelle l’historien doit s’engager, et au sein de laquelle Estienne s’engage avec véhémence, dénonçant les puissants (« princes, évêques et prélats ») qui saignent les plus humbles.

14La démarche historique héritée d’Hérodote et la mise à l’épreuve du passé proche et du présent permettent à Estienne de mener une véritable « réflexion sur l’histoire » (p.35-50), ou plus exactement, « une épistémologie de l’histoire » (p.37). Afin de comprendre, d’appréhender l’écart chronologique et géographique qui nous sépare des historiens de l’Antiquité, et donc de redonner de la légitimité à l’œuvre d’ Hérodote, Estienne va opérer un retournement de la doctrine historiographique commune puisque que ce n’est plus l’histoire des « siecle[s] prochain[s] au notre » qui va nous permettre de comprendre notre présent, mais c’est l’analogie de l’évolution et des faits actuels avec le passé, c’est l’irréfutabilité des faits présents, du vécu collectif immédiat, de ce dont Estienne peut, parfois, lui même témoigner directement qui doit nous permettre d’accepter les leçons que l’on peut tirer des textes anciens, et notamment d’Hérodote. Le texte de l’historien grec ne prend toute sa valeur que de la confrontation à notre actualité. Et c’est ainsi, par exemple, qu’après avoir résumé le comportement incestueux de Sigismond Malatesta, histoire tirée de Pontanus, comme exemple des vices du siècle passé, qu’Estienne prend le lecteur à témoin : « Et que trouvera-on maintenant en Herodote, qui soit je ne di pas incroyable, mais seulement difficile à croire ? » (p. 244). L’horreur du présent légitime les invraisemblances de l’Histoire.

15Cette méthode analogique permet de porter un double regard critique sur l’histoire antique et sur le présent. La première est accusée de simplicité et de naïveté, le second, du fait de l’aveuglement de ses contemporains, doit être réévalué afin que le « familier » devienne « étrange » : « Henri Estienne s’applique donc à réduire l’étrangeté du fait ancien pour s’étonner en revanche du fait récent et faire apparaître comme étranges et monstrueux les agissements de l’église romaine. » (p. 41). L’histoire, selon Estienne, ne sera donc pas fondée sur l’exemplarité et sur l’exaltation, mais sur le concret, l’exemple, l’information et la raison avec pour ambition de dénouer les causes et les conséquences.

16Dernier point de la méthode pour écrire et comprendre l’histoire : l’ « analyse comparative ». L’historien doit recouper et vérifier les « témoignages historiques avec les témoignages poétiques, les témoignages de la Bible et des historiens » (p. 44). La vérité réside dans la diversité des sources et dans leurs points de rencontre. Ces comparaisons permettent à Estienne de faire de l’évolution historique non pas « une série de ruptures et d’oppositions », mais de la transformer en un continuum « de superpositions provisoires » (p.45) : le paganisme ne s’oppose plus radicalement au Christianisme, et la Réforme n’est plus considérée comme une « discontinuité radicale » (p. 46). Toutes les époques fondatrices portent en elles un passé, donc une histoire. Enfin, l’histoire des faits particuliers et des moments isolés est englobée dans une dégénérescence générale : le monde va à l’empire, « la nature du monde est d’aller de mal en pis » (p.170). Dégénérescence qui permet à l’esprit humain de progresser : « s’il [le monde] dégénère en évoluant, l’esprit s’aiguise aussi et progresse » (p. 47). De plus, les vérités que Dieu révèle à l’homme contrebalancent sa perte morale, et permettent aussi le progrès de l’esprit, ainsi la religion se doit d’être liée à l’Histoire qui, par ce lien, s’ouvre sur toutes « les formes de vérités ». L’historien éclairé par le Religion réformée devient apte à lire les auteurs antiques, à « déchiffrer les vérités que comportaient déjà leur représentations poétiques » (p. 49).

17Nous voila bien loin de ce qu’Isidore Lisieux pouvait affirmer en tête de son édition du Traite Preparatif : « la tableau satirique le plus vivant, le plus coloré, le plus complet de notre vieille société  ». Bénédicte Boudou nous propose, en même temps qu’une nouvelle édition fiable, rigoureuse et richement annotée, une lecture entièrement neuve du Traite Preparatif à l’Apologie pour Herodote pour lequel la simple caractérisation de « satire » semble, à présent, bien maigre. En replongeant dans la polémique qui anime ce texte, et en le dégageant des aspects trop factuels, elle ne se contente pas simplement de lire le Traite comme une source pour l’histoire des idées mais bien comme un texte littéraire qui met en pratique les leçons d’historiographie et de littérature qu’il théorise. Espérons enfin que cette heureuse entreprise permettra à ce texte, finalement fort peu étudié, de retrouver une place de choix au sein des études seiziémistes.