Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Octobre 2007 (volume 8, numéro 5)
Séverine Liard

Boris Vian en vingt-six mots (note de lecture)

Marc Laprand, V comme Vian, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2006, 253 p.

1Le livre de Marc Laprand se présente sous la forme originale d’un abécédaire selon un choix que justifie l’introduction, et qui ne gâche en rien le plaisir de lecture de ce portrait en liberté de B. Vian.

2L’ambition de l’ouvrage est clairement affichée : « Au lecteur aguerri de Vian, cet ouvrage fournira peut-être le nouvel éclairage que permet le recul d’un demi-siècle ; au lecteur novice, une porte d’entrée originale qui lui donnera, nous l’espérons, le goût de le découvrir et de l’apprécier » (p. 17). But largement atteint qui, en redonnant le goût et l’envie de parcourir l’œuvre de Boris Vian, vient réhabiliter un auteur injustement écarté des « classiques ».

3L’auteur a sélectionné vingt-six entrées que l’on peut regrouper en plusieurs ensembles tels que : le biographique, les affinités, l’écriture, les thèmes, le style, les cibles et enfin, trois personnages clés de son œuvre.   

4Le biographique. Bien que présent tout au long du livre, Marc Laprand nous indique plus précisément les entrées A, B, V et Y qui correspondent à Afnor, Brasier, Ville-d’Avrille et Yvonne.

5Le premier signifie l’Association française de Normalisation. L’auteur explique ici qu’issu d’une famille de rentiers, Vian se laisse emporter par sa formation initiale d’ingénieur et accepte un poste de fonctionnaire qu’il ne garde que peu de temps. On apprend qu’il revendique très tôt sa posture non-conformiste — refus du conformisme qui n’implique pas le rejet des normes. Gardant un poste « alimentaire » à l’Office Professionnel des Industries et des Commerces du papier et du carton, il rédige pendant ce temps L’Écume des jours et L’Automne à Pékin.

6Brasier n’est autre que la marque d’une voiture dont Vian fait l’acquisition et dont il est très fier.

7Ville-d’Avrille représente dans Vercoquin et le plancton le cocon familial, le havre de paix et le lieu de tous les plaisirs en famille et entre amis. C’est la transposition de Ville-d’Avray, lieu de naissance de Boris Vian.

8Enfin, Yvonne est la mère mélomane du romancier. Il a réellement souffert d’un excès de protection (peut-être dû à son problème cardiaque) mais pour autant n’a pas poursuivi une psychanalyse à travers ses romans si bien que ses personnages de mère ne servent pas de défouloir ni à Vian ni à Sullivan.

9Les affinités. Il s’agit ici des entrées E comme Ellington, P pour Panthéon, Q pour Queneau, S comme surréalisme, T comme technique et enfin X pour Classé X.

10Duke Ellington est pour Vian le seul dieu qui puisse exister. Amateur de jazz car il chante la cause des Noirs qui lui tient à cœur, trois musiciens retiennent son attention. Outre Ellington, il s’agit de Louis Amstrong et Dizzy Gillespie. Il se fait critique musical dans la revue Jazz News et dans L’Ecume des jours, roman « ellingtonien » dont le nom de l’héroïne « Chloé » vient directement du répertoire Jungle de Duke du début des années 40.

11Panthéon ou les sept œuvres que Vian aime par-dessus tout. Adolphe de B. Constant, Le Docteur Faustroll d’Alfred Jarry, Un rude hiver de Raymond Queneau, La colonie pénitentiaire de F. Kafka, Pylône de W. Faulkner, La Merveilleuse Visite de H-G Wells et La Chasse au Snark de Lewis Carroll. On regrettera peut-être ici que l’auteur n’ait pas préféré à Panthéon la notion de pataphysique qui aurait mérité une rubrique comme « science des sciences ».

12Queneau fait l’objet d’une entrée, parce qu’il a beaucoup fait pour la défense et la diffusion de l’œuvre de B. Vian. Dès 1944-45, attiré par une littérature non-conventionnelle, il lui offre une promesse de publication pour Vercoquin et le plancton. Il soutient sa candidature au prix de la Pléiade en 1946, et en 1950 il témoigne lors de son procès suite à la publication de J’irai cracher sur vos tombes. Ensemble, ils fondent en 1951 le Club des Savanturiers qui devient ensuite le Cercle du futur. Il apparaîtra même comme personnage éphémère dans L’Écume des jours sous les traits de « Don Evany Marqué ».

13Autre affinité, le surréalisme : bien que B. Vian n’ait jamais côtoyé le groupe surréaliste. il partage tout de même six points communs avec ce mouvement : un goût réel pour la provocation, la réfutation de la logique cartésienne, l’aveu de non-conformisme absolu, la primauté accordée à la potentialité libératrice du langage, l’attrait de l’humour et une certaine pratique des « images surréalistes ». Pour autant, il revendique sa pleine adhésion au Collège de ’Pataphysique au sein duquel il trouve une reconnaissance fraternelle à laquelle il aspirait.

14La technique vianienne est empreinte de sa formation d’ingénieur. D’abord parce que dix-sept de ses personnages exercent cette profession et ensuite parce que le romancier comme le poète tiennent d’elle un riche vocabulaire.

15Enfin, Classé X ou la pornographie. Vian, et surtout Vernon Sullivan ont été accusé de pornographie, on les classe dans la littérature érotique dont il donne la définition suivante : « Devrait être considérée comme ressortissant à la littérature érotique toute œuvre d’art donnant au lecteur le désir d’aimer physiquement, que ce soit directement ou par représentation interposée. »

16L’écriture est représentée par trois lettres : le F du Formalisme, I d’Incipit et U comme Unheimlich.

17Formalisme, on apprend ici que la forme est un souci qui se manifeste très tôt chez Vian. Le genre d’incipit caractéristique du roman policier c’est-à-dire le personnage-narrateur qui raconte à la première personne la situation dans laquelle il se trouve, se retrouve dans les romans de Vernon Sullivan mais pas forcément chez Vian. Par contre, dans L’Arrache-cœur, L’Automne à Pékin et Les Bâtisseurs d’empire on rencontre cet « Unheimlich » théorisé par Freud et que Marie Bonaparte traduit sous le terme d’« inquiétante étrangeté ».

18Trois entrées également pour les thèmes dans l’œuvre vianienne. J comme Jaune, N comme Nénuphar et O comme Onze.

19Le jaune est la couleur prépondérante dans l’œuvre vianienne. Elle confère à celui qui la porte une marque d’estime et le signe de vertus exceptionnelles. Cette couleur annonce joie de vivre, bonheur, esprit d’initiative et goût de l’aventure. Dans ses deux derniers romans elle sera remplacée par le rouge. B. Vian se fait le nénuphar des belles-lettres, il veut être la plante venimeuse qui empoisonne la littérature ambiante. Avec le chiffre onze on revient à la musique puisqu’il est le nombre musical de prédilection pour le blues. Il est aussi impair et premier et contient en germe le couple, l’assemblage de deux personnages interchangeables.

20Le style. Quatre lettres forment cette partie : H comme Humour, L comme Lurettes, M comme Masques et R comme Ruptures.

21Il semble difficile aujourd’hui de ne pas voir en Vian un grand écrivain de l’humour. Certes souvent noir ou grinçant, il est néanmoins omniprésent dans ses écrits. Il est aussi un grand écrivain de nouvelles, au total plus d’une soixantaine dont Les Lurettes fourrées, recueil de onze nouvelles refusé par Gallimard mais qui sera publié aux Éditions du Scorpion sous le titre Les Fourmis.

22Si ce recueil est signé Boris Vian, d’autres sont signés Vernon Sullivan, Charles de Casanove, Bison Ravi, Joëlle du Beausset, Bison Duravi, etc. En effet, Vian use de nombreux masques, on lui connaît vingt-sept pseudonymes parmi lesquels vingt-deux figures journalistiques, quatre figures littéraires et une figure sociopolitique. Le plus célèbre est Vernon Sullivan. Né en 1946, il gagne beaucoup plus d’argent et de notoriété dès 1947 bien qu’il soit condamné pour outrage aux bonnes mœurs en 1950. S’il use de tous ces patronymes, c’est pour assurer une meilleure cohésion entre la nature de ses écrits et la signature apposée. Vian a pour volonté de se positionner comme un intellectuel autonome et marginal. Cette aspiration à la liberté entraîne une certaine rupture mondaine en faisant délibérément le contraire de ce qu’on attend de lui. Il doit subir également deux ruptures sur le plan familial, tout d’abord la mort prématurée et très mal vécue de son père puis son divorce.

23Les cibles se regroupent en trois lettres : D pour Dieu, G comme guerre et K pour Khon.

24On a vu plus haut qu’un seul Dieu existe pour Vian et c’est Duke Ellington, il n’y a donc pas de place pour le cléricalisme dans sa vie. La cible omniprésente dans ses écrits est la guerre sous toutes ses formes parce qu’elle n’entraîne que destruction, souffrance et mort. Symbole de son engagement, sa chanson Le Déserteur se voit retirée des ondes en 1955. En réaction à la Seconde Guerre Mondiale il écrit L’équarrissage pour tous ; inspirée du débarquement en Normandie la nouvelle Les Fourmis et dans L’Ecume des jours il ridiculise l’engagement sartrien. Enfin dernière cible, les khon. Cette orthographe est motivée par une accentuation tonique du mot. En 1947 il écrit « sincèrement, je n’ai pas l’habitude de faire des khompliments aux gens que je tiens pour des khons effectifs. »

25Enfin trois personnages de l’œuvre vianienne : le C de Colin, W comme Wolf et Z de Zénobie.

26Colin est le protagoniste de L’Écume des jours. Il est sans doute le plus charmant de tous les personnages masculins. Comme Vian, il mêle innocence et lucidité, générosité et hédonisme, poésie et pragmatisme. Ils ont tous deux un grand cœur. Wolf au contraire est malheureux en amour et dans la vie, il broie du noir et remâche ses souvenirs, c’est pour cela qu’il est l’inventeur de la machine à effacer les souvenirs dans L’Herbe rouge. Quant à Zénobie elle est le prototype de l’adolescente incomprise et normalement rebelle au monde de ses parents. Elle est la fille unique d’un couple bourgeois dans Les Bâtisseurs d’empire. Elle représente l’angoisse que traversent tous les adolescents déchirés entre leur soif de liberté et leur dépendance obligée.