Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Octobre 2007 (volume 8, numéro 5)
Cécile De Bary

L’écriture de soi et les autres

Le Propre de l’écriture de soi, sous la direction de Françoise Simonet-Tenant (avec Véronique Bonnet, Anne Coudreuse et Christine Delory-Momberger), Téraèdre, coll. « Passage aux actes », 2007.

1Le Propre de l’écriture de soi, dédié à Philippe Lejeune, rassemble les actes d’un colloque qui s’est tenu en mai 2006 dans l’ancienne université du spécialiste de l’autobiographie, Paris-XIII Villetaneuse. Françoise Simonet-Tenant précise en avant-propos que ce colloque a cherché à se démarquer de l’hommage, bilan mortifère ou mélange hagiographique. Certains propos portent bien sûr les traces des dialogues approfondis des chercheurs présents avec leur collègue, maître ou ami. La fin du dernier article, de Jacques Lecarme, fait d’ailleurs office de conclusion générale par son clin d’œil à « notre ami », à ses « merveilleux écrits, théoriques, critiques, génétiques » et surtout à ses écrits autobiographiques : son journal, qui reste inédit. « Tout en déplorant cette loi de la publication posthume, certes liée à la pratique du vrai journal intime, je refoulerai donc l’infernale et perverse curiosité et souhaite longue vie au meilleur d’entre nous. » (P. 179.)

2Il demeure que le projet des contributions est d’abord théorique. Un questionnement fort les guide : « N’y a-t-il pas un “propre” de l’écriture autobiographique comme Dorrit Cohn suggérait l’existence d’un “propre” de la fiction ? » (P. 13.) Malgré la tentation du bilan, c’est d’abord l’ouverture qui est visée, celle d’une confrontation  avec les frontières du genre, avec d’autres écritures et d’autres champs théoriques.

3La première partie s’attache à l’actualité des écritures autobiographiques, dont Françoise Simonet-Tenant retrace les tendances dans une excellente introduction. Encore décriée dans le champ littéraire contemporain, l’autobiographie y est très présente, avec par exemple une tentation de la miniaturisation, qui aborde l’existence à travers la brièveté d’un moment unique (Grégoire Bouillier, L’Invité-mystère, 2004 ; Lydia Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents, 2004…). Françoise Simonet-Tenant observe également des formes d’hybridation, hybridation du récit et du journal, hybridation de l’autobiographie et de la fiction : c’est « l’entre-deux » étudié par Dominique Rabaté à l’occasion du colloque Fabula Frontières de la fiction. Bruno Vercier et Dominique Viart ont quant à eux observé un « infléchissement » de l’autobiographie vers le récit de filiation (Annie Ernaux, Yves Charnet, Charles Juliet, Marie Nimier…). À côté de cette hybridation avec le biographique (qui trouve  chez Philippe Forest des applications plus surprenantes, où le portrait ne vise pas que des parents), la fusion avec l’essai, sans doute constitutive, est de plus en plus fréquente.

4La confrontation avec l’altérité, notamment générique, guide dès lors les études. Jean-Louis Jeannelle s’attache ainsi à l’autofiction, dont la mode ne remet pas en question les analyses du Pacte autobiographique (1975), qui traitaient par avance « la plupart des difficultés théoriques agitées aujourd’hui en tous sens » (p. 26). Catherine Viollet et Marie-Françoise Lemonnier-Delpy s’interrogent sur les spécificités de la genèse de l’écriture de soi, faisant ainsi le bilan des recherches portées notamment par le groupe « Genèse et autobiographie ». Elles mettent en avant les notions de « recomposition » et de « bricolage » (p. 34). Leur réflexion se nourrit d’une confrontation avec les genres non autobiographiques, et envisage la reprise fictionnelle des biographèmes.

5Vincent Ferré s’attache aux « frontières de l’essai et de l’autobiographie », à partir des apports critiques anglo-saxons et allemands. Il évoque un continuum entre les deux genres, du fait notamment de leur visée référentielle : « Retenons l’idée que se méfier de l’identification entre le je et l’essayiste ne doit pas conduire à faire de celui-là une figure inventée ni, par dérivation, de l’essai un texte fictionnel, ce qui le distinguerait radicalement de l’autobiographie. » (P. 45.) Lors des débats, évoqués par Françoise Simonet, Marielle Macé a rappelé quant à elle les itinéraires parallèles de ces deux genres extrêmement plastiques (p. 23-24). Quant à Christophe Pradeau, il analyse de manière fort intéressante « l’essai autobiographique selon Pierre Pachet ».

6Enfin, Véronique Montémont évoque l’intervention de la photographie dans les autobiographies contemporaines. Croisant les apports théoriques concernant les relations texte/image avec ceux de Philippe Lejeune, elle élabore une typologie des modes d’insertion dans le discours personnel de ce document hétérogène (à la fois sur le plan de l’énonciation et du code).

7Deuxième question générique, deuxième confrontation, celle de l’autobiographie « hors de soi », celle de l’épistolaire et du théâtre.

8Anne Coudreuse effectue d’utiles bilans théoriques, montrant par exemple que l’énonciation constitue le critère de séparation d’avec la lettre, « texte adressé » (p. 66). Geneviève Haroche-Bouzinac étudie cette spécificité à partir de quatre données qui conditionnent l’expression du « je » : « la place et la forme de l’interaction, la nature du destinataire, la présence d’une règle, le rapport à la temporalité (postérité). » (P. 68.) Brigitte Diaz montre comment la correspondance est au XIXe siècle une « autobiographie ordinaire », s’appuyant en particulier sur celle reçue par George Sand à propos d’Histoire de ma vie.

9C’est encore l’énonciation qui s’avère déterminante pour tenter de statuer sur l’existence d’un « théâtre autobiographique ». L’exemple du Roman d’un acteur, où Philippe Caubère incarne son moi passé en l’interprétant sur scène, est-il peu ou prou généralisable ? Geneviève Jolly retrace l’histoire de cette question, depuis Le Jeu de la Feuillée d’Adam de La Halle, mais effectue surtout une approche théorique des modes d’appropriation théâtrale de l’autobiographie, à partir de L’Atelier de Jean-Claude Grumberg et de Théâtres d’Olivier Py. Françoise Le Borgne s’attache à un cas-limite, Le Drame de la vie contenant son homme tout entier, de Rétif de La Bretonne, transposition dramatique de son autobiographie, Monsieur Nicolas. Enfin, Sylvain Ledda expose de manière particulièrement subtile les « diffractions du moi romantique » au sein du théâtre de Musset. L’autobiographique est un effet de réception, corroboré par la projection dans ses personnages qu’effectue l’auteur.

10La troisième partie est consacrée aux histoires de vie, concept dont l’introduction de Christine Delory-Momberger montre le caractère essentiel pour les sciences humaines et sociales. Elle donne d’utiles repères historiques, à partir des Lumières allemandes et leur « reconnaissance de l’historicité humaine  » (p. 107). Elle retrace en particulier la pensée de Wilhelm Dilthey (1833-1911) et son influence, capitale puisqu’il voit l’autobiographie comme le modèle de compréhension des sciences de l’humain. Elle s’attache aussi à l’École de Chicago, école sociologique , voire anthropologique, qui s’intéresse au social dans ses manifestations individuelles. Le récit de vie est alors un recours précieux. En France, c’est Daniel Bertaux qui l’introduit dans les sciences humaines, et ce dans les années soixante-dix. À la fin de cette même décennie, la formation professionnelle se saisit de cet outil, lors d’une période de transformations économiques et sociales qui conduisent l’individu à des remises en question multiples.

11Deux articles, l’un de Jean Biarnes, l’autre de Mme Momberger, sont consacrés à ce dernier usage du récit de vie comme « technique de soi » (Foucault) autoformative : il permet autant de se former que de penser la formation, puisqu’il éclaire, à titre de matériau, la « compétence d’apprendre » et ses modes de constitution (p. 124). Catherine Delcroix, à travers l’histoire de Leïla, montre quel usage la sociologie peut faire du récit de vie, récit structuré en séquences sous-tendues par la continuité d’un projet. Enfin, Michel Manson montre l’intérêt des autobiographies d’écrivains pour l’historien du jouet.

12Marie-Claude Penloup réfléchit quant à elle aux ateliers d’écriture. À partir de différentes expériences d’ateliers, elle évoque des fragments biographiques ordinaires où s’objective le lien avec l’écriture et la lecture, où émerge le désir de mettre en mots sa vie. P. 132, elle cite Philippe Lejeune de manière particulièrement éclairante : « Tout homme porte en lui comme un brouillon perpétuellement remanié du récit de sa vie » (Moi aussi, 1986).

13Dernière ouverture de ce colloque, une ouverture à la francophonie. Comme le montre Véronique Bonnet dans son introduction, il ne s’agit pas seulement d’arpenter un territoire (d’ailleurs en plein essor) à partir d’une grille pré-formatée : la confrontation est d’abord théorique. De fait, l’autobiographie est à mettre en rapport avec une conception occidentale du sujet. A-t-elle une pertinence dans le cadre d’autres aires culturelles ? S’il ne s’agit pas, dans une perspective postcoloniale, de déloger Philippe Lejeune, les critères constitutifs du genre doivent faire l’objet d’une marge d’appréciation.

14Anne Roche poursuit cette interrogation dans sa communication intitulée « Le modèle autobiographique est-il exportable ? » Celle-ci a d’abord un aspect générique, en l’absence d’une tradition de l’écriture personnelle en prose. Elle est ensuite culturelle, reflet d’une situation linguistique complexe, marquée par la multiplicité. L’altérité est peut-être d’abord celle du destinataire métropolitain, « quelqu’un qu’il faut informer », d’où les passages encyclopédiques de nombre d’œuvres (p. 158). Parallèlement, Anne Roche se demande si la psychanalyse, creuset de nombre de textes autobiographiques, est spécifique à l’Occident. La particularité des relations de parenté au Maghreb modifie le genre.

15Yolaine Parisot s’intéresse à l’autobiographie caribéenne, pour réinterroger la pertinence des outils d’étude de l’autobiographie, dans une perspective épistémologique. La multiplication des récits d’enfance caribéens est d’abord un phénomène éditorial, initié par la collection « Haute enfance » de Gallimard. Mme Parisot montre combien ces textes sont marqués par l’hybridité générique, la confusion entre fiction et vérité, les jeux énonciatifs. Dernier contributeur, Jacques Lecarme étudie avec brio le journal inédit du suisse ultra-parisien Roland Jaccard. « Juge » impitoyable de lui-même, Jaccard prolonge le geste de bien d’autres diaristes (Léautaud, Constant, Gide, Morand…)

16Ce livre est donc d’abord l’écho d’un colloque vivant, où se devine la présence complice ou « malicieuse » (p. 66) de Philippe Lejeune. Il est l’occasion de retracer un parcours, jusque dans ses aspects institutionnels (enseignements, groupes de recherche, Association pour l’autobiographie…). Ce parcours est d’abord un combat : si les auteurs actuels connaissent le pacte autobiographique et en jouent (Yolaine Parisot), l’autobiographie demeure décriée et nombre de contributeurs s’attachent à la défendre (notamment Jean-Louis Jeannelle, Françoise Simonet, Marie-Françoise Lemonnier-Delpy et Catherine Viollet).

17Autre choix de M. Lejeune, « le refus de discriminer en fonction de critères esthétiques » (Jean-Louis Jeannelle, p. 28). Il s’est aussi intéressé aux « autobiographies ordinaires » (Brigitte Diaz). Comme l’essai, l’autobiographie est « conditionnellement littéraire » (Marielle Macé, p. 24). Plus encore, elle « déplace la question de la valeur de son pôle esthétique vers son pôle éthique, sans lequel la littérature ne serait jamais qu’un alibi, une façon de ne pas être là quand on est soi. » (Anne Coudreuse, p. 85.) On songe à la parution récente du Récit de soi, de la philosophe Judith Butler, qui montre  encore la pertinence des prolongements effectués par cet ouvrage entre les études littéraires et les autres sciences humaines.

18Le colloque permet donc de mieux situer les recherches de P. Lejeune dans leur contexte. Mme Delory-Momberger observe ainsi que les années d’émergence de ses théories sont celles d’un intérêt porté aux récits de vie, de la part des sciences humaines en particulier, avec un véritable phénomène éditorial (en particulier le succès de la collection « Terre humaine », chez Plon). Elle replace cet intérêt lui-même au sein des mutations plus générales de la société, très profondes à cette époque, ce qui accompagne un attachement à la culture populaire et aux mémoires collectives.

19Il est à ce propos curieux de constater que l’opposition de Bourdieu aux récits de vie et sa condamnation de l’ « illusion biographique », souvent mentionnées dans les contributions des spécialistes des sciences humaines, ont d’abord un point d’appui littéraire, celui de la littérature moderne : son article de 1986 mentionne notamment les thèses de Robbe-Grillet sur la discontinuité du réel, avant d’aborder un raisonnement spécifiquement sociologique.

20Il apparaît enfin que l’œuvre de Lejeune a initié avec la notion de pacte un tournant dans les études littéraires, et leur réorientation  récente vers le pôle de la réception. Jacques Lecarme rappelle encore combien ses recherches se sont opposées dans les années soixante-dix à une vision dominante de la littérature « formaliste et autotélique » (p. 171).