Acta fabula
ISSN 2115-8037

2007
Mars-Avril 2007 (volume 8, numéro 2)
Christophe Reig

Faux en écritures

Mélire ? Lecture et Mystification. Textes réunis et présentés par Nathalie Preiss, L’Improviste, 2006.

« C’est en cela que Queneau est du côté de la modernité : sa Littérature n’est pas une littérature de l’avoir et du plein ; il sait qu’on ne peut démystifier de l’extérieur […] ; il assume le masque littéraire, mais en même temps il le montre du doigt. »

(R. Barthes, « Zazie et la Littérature », Essais Critiques, Seuil coll. « Points », p. 131).

1En préambule de cet ouvrage riche d’une douzaine d’études, Nathalie Preissi, se proposant à la fois de prolonger et de renouveler les incontournables travaux de Jean-François Jeandillouii, évoque les enjeux de cette question complexe et étroitement liée à la modernité qu’est la mystification littéraire. Paradoxale parce qu’égarant le lecteur pour le mieux initier, jouant avec les signes pour mieux déjouer la doxa, la mystification sera ainsi ressaisie en plusieurs moments historiques et sociaux puisqu’elle « naît dans le XVIIIe siècle qui aspire à une République des Lettres et des Arts et qui amorce le combat, mené tambour battant au siècle suivant, du “droit d’auteur” ». Analysée dans des perspectives pragmatiques, la mystification sera à la fois distinguée et confrontée, à travers l’étude de dispositifs d’écriture personnels, aux notions voisines que sont la fiction, la parodie ou encore la farce et l’ironie.

2Justement, en articulant la question autour de la figure emblématique de Diderot, Michel Delon examine le contexte (une « atmosphère de jeux généralisée ») qui donne naissance à la mystification, et les conditions qui lui confèrent un progressif changement de statut, la transformant de vogue mondaine au caractère ludique et collectif en une esthétique littéraire et personnelle — quoique encore très polygraphe dans notre cas. Balisé par l’étude des intertextes : « poinsinetades » des Mystifications du sieur P*** ou encore le Livre fait par force, ou le mystificateur mystifié…, le conte de Diderot intitulé Mystification lui offre l’occasion de poursuivre sa réflexion sur l’épaisseur et l’opacité des signes. À l’époque ou credo religieux et crédit politique divergent, la mystification réussit une didactique et réjouissante « façon de penser la crédulité religieuse, la confiance bancaire […] l’efficacité esthétique. »

3En abordant le siècle suivant, Scott Carpenter poursuit la réflexion sur une esthétique de la mystification inscrite dans le sillage de Diderot et de Schlegel. Retient particulièrement son attention le Poème tardif de Baudelaire intitulé « La Fausse Monnaie », qui met en scène l’ami du poète faisant l’aumône d’une fausse pièce de deux francs. À travers une série de surprises, cette monnaie de singe – et de signes – dévalue et rend relative toute valeur, elle biaise avec le credo, la croyance (« emporter le paradis économiquement ; enfin attraper gratis un brevet d'homme charitable », écrit Baudelaire). Avec celui-ci, sous la forme simple mais déguisée d’une anecdote, s’élabore désormais un art poétique qui s’écrit en trompe-l’œil.

4Panachant son attelage (si j’ose dire) théorique de considérations d’histoire littéraire et de réflexions pragmatiques, Jean-François Jeandillou s’attache à nous faire visiter les « stabula » littéraires. En revenant sur la prolixe polyonymie voltairienne, la moralisante volonté de savoir d’un Quérard qui va s’épuisant en une vaine taxinomie, puis en débrouillant les facétieuses palinodies d’un Nodier, Jeandillou s’attache à étudier le travestissement auctorial et les effets sur l’interprétation de ce faux-ami qu’est l’auctor. Démontrant comment la (pseudo-) nomination suffit à « modifier du tout au tout la grille de lecture imposée sur un texte quelconque », on peut alors s’expliquer comment en décrédibilisant cet objet de croyance (voire de culte) qu’est le nom, la mystification prépare indirectement mais activement une rencontre éclairante entre le texte et le Lecteur.

5À travers les pages denses du Chapitre 4 de son livre, J.-F. Jeandillou avait déjà mesuré le mouvement synergétique entre pastiche et mystification. En exhumant sur un siècle un corpus généalogique qui irait de Sainte-Beuve à Gide, celle des avatars de Joseph Delorme, Daniel Sangsue s’interroge, quant à lui, sur la parodie en tant que moteur (et frein) de la mystification. C’est qu’en imprimant une série de variations sur ce personnage archétypal de poète maudit, ce contre-chant qu’est la parodie, devient l’auxiliaire précieux qui permet à chaque fois un renouvellement de la mystification et impulse simultanément un mouvement de démystification.

6Autre topos de la supposition d’auteur, examiné par Corinne François-Denève, le « roman d’actrice à la fin du XIXe siècle ». À travers l’étude des mémoires de Sarah Barnum, écrites par Marie Colombier, la grande rivale de l’inoubliable l’interprète de doña Maria, mais en étendant son corpus à d’autres domaines européens, l’auteure détaille les soubassements idéologiques et parfois misogynes de ces « ouvrages dont la comédienne est le personnage principal ».

7L’article de Frank Wagner, assurément consistant, emprunte, en préambule, une perspective cavalière mais synthétique, s’appuyant sur l’ouvrage de Christine Montalbettiiii pour rassembler, dans le cadre d’une théorie générale du langage, les définitions propres à confronter fiction et mystification. De la fameuse formule coleridgienne aux précisions apportées par Margaret Mac Donald en passant par la feintise searlienne, on en déduit que l’assertion fictionnelle n’est ni vraie ni fausse, ni mensongère, ni hypothétique. Prise dans ce sens, la feintise fictionnelle remplit les conditions d’une assertion feinte, et pourtant proférée sans intention de tromper, elle ne rejoint pas les conditions pragmatiques de la mystification, et ne saurait donc être confondue avec elle. Cependant les choses ne sont pas si tranchées à l’étude de trois « textes-limites » qui estompent les frontières et finissent par « devenir les vecteurs d’un phénomène de mystification involontaire ». C’est le cas du Sir Andrew Marbot (Wolfgang Hildesheimer), ou encore des « Sherlockeries » (reprises de pans entiers de l’univers fictionnel de C. Doyle). Plus troublant, Un cabinet d’amateur – dernier texte de Perecaprès avoir incité le lecteur à la méfiance par le biais d’un certain nombre de procédures métatextuelles parsemées dans le texte, dévoile la supercherie in fine tout en empêchant par une ultime clausule restrictive que les mâchoires du sens ne se referment définitivement.

8Spécialiste de Borges, Annick Louis propose une lecture attentive de « Tlön Uqbar, Orbis Tertius », s’attachant à décoder les effets de lecture dans leur diachronie, en fonction de la nature des publications successives de la nouvelle. Entrecroisant une trame fictionnelle dans un univers globalement référentiel, immisçant « indices conventionnels de fictionnalité » et « indices conventionnels de référentialité », l’écriture borgésienne n’a de cesse de proposer un horizon d’attente en trompe-l’œil, de bousculer les certitudes imposant au lecteur une quête sans appui ni terme certain.

9Faux-semblants

10En s’appuyant d’une part sur le Traité du Styleiv (Aragon) et d’autre part sur les Œuvres Complètes de Saint-John Perse, Alain Trouvé, tente d’assouplir la distinction établie par J.-F. Jeandillou entre la Fiction considérée comme une « convention explicite », et la Mystification comme une « pratique à découvrir ». En empruntant les formes hybrides et mouvantes de celle-ci, en façonnant leurs propres portraits d’auctors, l’on surprend nos scriptors opter pour des formes de fictions de soi obliques et différées, indirectes et délicates, au risque des signes. Ainsi Aragon se plaît-il à faire disparaître le sujet dans les replis méandreux du Traité. Quant à Alexis Léger, il confectionne pour ses Œuvres Complètes une biographie « largement falsifiée » qui fera longtemps… autorité.

11Les sources et le goût de la contestation dadaïste de l’autorité et, logiquement, de celle de l’auteur suscitent l’intérêt d’Anne-Elisabeth Halpern qui dépeint de prime abord le contexte (les lendemains de la Grande Guerre) qui catalysa l’émergence du « groupe » (les guillemets, on le sait, s’imposent). Pressés de dénoncer les discours politiques et sociaux comme une imposture collective, les dadaïstes ne ménagent pas davantage le langage littéraire considéré comme une « imposture individuelle ». D’où cette propension au canular annulant les masques sociaux, ce penchant pour l’effacement de l’orthonyme, du nom-du-père (Tzara) et pour l’œuvre collective qu’on retrouve aussi bien chez un Picabia ou un Duchamp.

12Daniel Grojnowski nous convie à un parcours dans la Modernité borné par Villiers de l’Isle-Adam et Yves Klein. Révélatrice d’un « conflit dont les enjeux sont le plus souvent symboliques et ludiques », la mystification littéraire, lorsqu’elle confine à la farce, est bifide. Tantôt plaisante et euphorique, en particulier lorsqu’elle restaure in fine une forme de communion (les épigones du Mystère mallarméen ont ainsi fait les frais des assauts mystificateurs d’Alphonse Allais), tantôt source d’indécision et de frustration lorsqu’elle laisse une béance dans le pacte entre les deux pôles de la réception, comme c’est souvent le cas chez Klein, la mystification miniaturise l’Absolu et renverse sur ses bases le Beau.

13Pour terminer, Franc Schuerewegen s’autorise une tentative-limite et originale : celle d’« une critique libre et imaginative ». En brossant, dans un monde possible, le portrait d’un Nietzche hypermnésique et surtout admirateur de Proust (et, en retour, d’un Proust « devenu germanophile »), il fait ainsi le choix de la mystification comme méthode de lecture critique — sur le fil. Comme la littérature, la critique peut ainsi s’avancer en désignant son masque.