Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Morgane Leray

Ramón Valle-Inclán : astre noir dans la constellation décadentiste

Annick Le Scoëzec Masson, RAMON DEL VALLE-INCLAN ET LA SENSIBILITÉ « FIN DE SIÈCLE » L'Harmattan, coll. "Critiques littéraires", 2004. 386 p. ISBN : 2-7384-9865-5

1Encore une étude consacrée à un décadent, dira-t-on. Oui, mais l’écrivain en question est espagnol, ce qui fait une différence notable. Si l’on pensait que le frénétisme spleenétique de la languide Europe fin-de-siècle n’avait atteint la très catholique Espagne, l’ouvrage d’Annick Le Scoëzec Masson nous prouve le contraire. L’ambition de cette étude sur Ramón Valle-Inclán (1866-1936) est double : s’il s’agit en premier lieu de revivifier auprès du lectorat français le souvenir de cet épigone de d’Annunzio, Wilde, Lorrain et Huysmans, l’auteur s’interroge également sur la place de cet écrivain dans le tissu riche et dense de la nébuleuse fin-de-siècle. Envisageant successivement le « choix des modèles » (I), les « pôles de décadence et mythologies ‘fin de siècle’ » (II), puis les « figures et formes d’un imaginaire religieux » (III), l’ouvrage offre un panorama érudit et passionnant d’une époque et d’une « sensibilité » que l’on ne cesse de redécouvrir avec un plaisir toujours renouvelé.

2Sorte de Don Quichotte fin-de-siècle, brillant, fantasque, haut en couleurs, Valle-Inclán exemplifie le cosmopolitisme érudit et « bigarre » de ce crépuscule de siècle. L’auteur évoque ainsi les années d’apprentissage du décadent ibérique (à l’ombre de « la babel sombre » dirait Baudelaire, de la « bibliothèque fantastique » du bibliophile Jesus de Muruais, puis dans le rayonnement intellectuel de Rubén Darío), les influences nationales et européennes qui ont construit son imaginaire (Walter Scott, Paul Bourget), au carrefour des différentes dilections finiséculaires : l’univers des mythes, la tension entre foi et érotisme morbide, les correspondances, la nostalgie de l’art du Moyen-Age et du vitalisme de ses hommes de guerre, la nostalgie encore des boudoirs raffinés du XVIIIe siècle où se pratiquait un ars amatoria désormais révolu, et ce sur un ton de dérision sarcastique et inquiète, figurée par une esthétique de la déformation.

3La forme de l’esperpento, « qui assigne à la littérature la mission de restituer le réel dans sa difformité », constitue le premier pôle de l’univers valleinclanien, par ailleurs caractéristique du mal fin-de-siècle qui, à nos yeux, ressortit fondamentalement à une hypertrophie culturelle, sorte d’impérialisme d’un imaginaire paroxystique qui tend à forcer le limes de la raison, à envahir l’espace de la réalité, à l’investir de ses visions fantasmatiques et métamorphosantes. Sans être un adorateur du livre-objet, à l’instar de ses émules français notamment, l’écrivain espagnol partage néanmoins cette passion livresque, cette hyper-culture dont se repaît la fin-de-siècle. Sorte d’opium d’une imagination eschatologique, stimulus d’hallucinations hyperesthésiques, le culte du livre a, selon nous, cette double faculté d’informer la perception du monde et d’aiguillonner ainsi l’ingenium de l’artiste, mais cela au prix d’une vision tourmentée, grotesque, malade, à l’instar des grands déformateurs que sont Goya ou Ensor dans le domaine pictural. Valle-Inclán s’inscrit dans cette mouvance et notamment dans le sillage de l’éthéromane Jean Lorrain et de ses hallucinations fantastiques. Ainsi de la face saturnienne de l’œuvre de l’écrivain, incarnée par Lumières de Bohème et les Comédies barbares.

4Cependant, comme le souligne fort à propos Annick Le Scoëzec Masson, le décadentisme est ambivalent : à sa face sombre et torturée d’images apocalyptiques, s’oppose une aspiration apollinienne. La jeune Amérique et la Grèce ensoleillée figurent les pôles positifs de l’imaginaire fin-de-siècle, soulignant par là même la complexité d’une « sensibilité » trop souvent réduite à un monologisme morbide, même si la mort en reste la topique nodale. Cette « face diurne » du décadentisme et de l’œuvre valleinclanienne trouve principalement son expression dans « l’emblème vigoureux » du cavalier et du Centaure, ainsi que dans les motifs de la lumière et du feu, qui parcourent La Sonate d’été et La Guerre carliste.

5Voilà  donc un ouvrage dense et enthousiasmant pour qui s’intéresse à une époque fourmillante, dont on ne mesure encore que partiellement l’étendue des possibles. Pour ceux qui, comme nous, découvriraient Valle-Inclán, signalons l’adresse du site Web intéressant, hispanophone, qui lui est entièrement consacré : http://www.elpasajero.com/

6La fréquentation assidue des écrivains fin-de-siècle nous invite encore à une ultime remarque. Le livre chez les décadents valant autant pour ses critères esthétiques qu’intellectuels, il s’impose un dernier mot rapide sur la plume enlevée, érudite et plaisante de l’auteur, ainsi que sur la qualité visuelle et tactile de cet ouvrage sorti des presses des éditions de L’Harmattan.