Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Décembre 2018 (volume 19, numéro 11)
titre article
Alexandre Privat

La rhétorique ou comment apprivoiser la précarité du savoir 

Le Fragile et le Flou. De la précarité en rhétorique, sous la direction de Loïc Nicolas, Paris : Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2018, 363 p., EAN :9782406070887.

1Les seize articles qui composent Le Fragile et le Flou. De la précarité en rhétorique, réunis par Loïc Nicolas, chercheur à l’Université libre de Bruxelles et spécialiste d’argumentation et de rhétorique, ont été publiés à l’issue d’un colloque organisé dans la même université du 3 au 5 avril 2014. Cet ouvrage collectif entend dépoussiérer l’antique art oratoire, afin de « libérer celui‑ci du carcan intellectuel dans lequel on le tient d’ordinaire », comme l’écrit, non sans audace, L. Nicolas dans son introduction (p. 16). Ce « carcan intellectuel » vise à inverser toutes les valeurs traditionnellement attribuées à la rhétorique qui font d’elle soit un instrument d’action au service du polémiste qui cherche à triompher de son adversaire soit un art du bricolage, ou pis, de la cuisine, qui flatte le palais sans améliorer la santé, pour citer la célèbre analogie socratique dans le Gorgias1. Cette réputation défavorable d’art de l’à‑peu‑près est née de ce grand débat qui agita l’Athènes du ve siècle avant notre ère, et que Jacqueline de Romilly a par ailleurs su expliquer si clairement2. Opposant les sophistes à Platon, le plus farouche adversaire de ces marchands de savoir, ce débat marqua la consommation définitive du divorce entre la rhétorique, technique du probable et la philosophie, science du Vrai, selon Platon. Récusant cette distinction et toute la tradition qui en est issue, le présent ouvrage a pour ambition de prouver que la rhétorique est aujourd’hui, à l’heure de l’automatisation, de la scientifisation toujours plus grande des sociétés contemporaines et de la reproduction du langage humain articulé par la robotique, le seul outil langagier proprement humain. Cette primauté accordée à la valeur intrinsèquement humaine de la rhétorique s’explique par le fait qu’elle est la plus à même d’appréhender, ou selon les propres termes de L. Nicolas « d’apprivoiser » (p. 11) le caractère éminemment faillible et incertain du savoir humain, tout en étant suffisamment flexible pour échapper à la rigidité dogmatique d’une science. Ce qui prévaut dans la plupart des articles sont par conséquent les questions d’ordre épistémologique qui ont le mérite d’être abordées, non plus par rapport à l’idéal d’exactitude dont le modèle serait la mathématique, mais par rapport à la précarité. Rejetant tous les préjugés négatifs à l’endroit du flou, du fragile et du précaire qui défient les idéaux d’exactitude, d’adéquation et de calcul rationnel, ces articles enjoignent au lecteur, tel un credo, « d’assumer » ce qui est couramment jugé comme impossible à assumer : l’épreuve de l’incertitude.

Assumer le fragile & le flou

2La rhétorique fait de l’incertitude son terrain d’élection. Elle l’apprivoise autant qu’elle s’en nourrit. En ce sens, il serait erroné d’affirmer que le présent ouvrage fait l’apologie du flou, de l’incertitude et de toutes ces valeurs marquées d’un préfixe négatif — ce qui les réduirait, à terme, à de simples attributs qui définiraient une essence ou condition humaine idéale —, mais encourage plutôt à cesser de les dédaigner pour les « assumer » et en faire des « atouts » que l’on aurait tort de négliger : « favoriser la pratique du flou, non pour absolutiser celui‑ci, mais pour l’assumer en cherchant, d’une manière ou d’une autre, à en faire un atout et un allié ? » (p. 19). Ainsi, tout le paradoxe de cet ambitieux programme tient au fait d’assumer ce qui par définition échappe à l’entendement. Il existe à cet égard une grande cohérence entre le projet affiché et la forme de l’ouvrage qui fait de l’ouverture interdisciplinaire son mot d’ordre, en regroupant des disciplines aussi variées que la philologie classique, la sémiologie, la polémologie, la médecine et le droit. Cette ouverture se comprend par rapport à la rhétorique elle‑même qui n’est ni un savoir ni une technique, mais constitue le socle commun de tous les discours, politiques, juridiques et scientifiques. Cet universalisme de la rhétorique se retrouve dans le ton très généraliste et même emphatique que L. Nicolas adopte, lorsqu’il annonce le programme que ces seize contributions doivent réaliser :

notre but est de montrer que la rhétorique (pour ce qui concerne les affaires humaines : qu’elles soient sociales, politiques, éthiques, juridiques etc.) ne saurait être abordée comme une option de seconde ou de énième classe, option suffisamment « faible » pour concentrer nos esprits imparfaits, crédules et mal informés. Tout au contraire, nous proposons d’y voir la seule option valable ; la seule efficace ; la seule vraiment libératrice ; la seule respectueuse de notre humaine condition (p. 17).

3Dès les premières pages, le programme qui se réclame courageusement de l’humanisme (« projet humaniste de part en part », p. 21) est donc annoncé de manière énergique et audacieuse, mais la démarche elle‑même semble affectée par la précarité, car elle oscille entre deux positions en apparence peu conciliables. Mais avant de discuter en détails la précarité de la démarche, il est nécessaire de s’attarder sur la structure de l’ouvrage.

La rhétorique : une épistémologie précaire

4Les seize articles sont répartis en trois sections distinctes qui suivent un ordre chronologique, allant de l’Antiquité à nos jours, tout en obéissant à une organisation progressive. La première section intitulée « aux origines conceptuelles du fragile et de l’incertain » s’intéressent à certains modes de pensée alternatifs à l’épistémologie classique, tels qu’ils ont pu être développés dans l’Antiquité, quoique de façon minoritaire, puis reconstitués à partir de certains écrits d’Aristote et d’Isocrate et des fragments du sophiste Gorgias qui ont particulièrement influencé le philosophe Eugène Dupréel. Ces articles, en introduisant des questions définitoires, historiques et en grande partie théoriques, se proposent d’étudier les prémices d’une pensée du précaire et du fragile à travers une relecture d’Aristote et de son concept méconnu d’« eustochia » (p. 47), autrement appelé « stochasticité » (p. 39), à savoir une conjecture de l’à‑propos, non vérifiable et, partant, soumise au risque de faillibilité. Ce type de connaissance, opposé à tout savoir fondé sur la relation de nécessité et le principe de non‑contradiction, prisés par la science, trouvent un écho dans les thèses de certains sophistes, réhabilités par E. Dupréel3, professeur à l’Université libre de Bruxelles et penseur pionner de la précarité et d’une philosophie probabiliste des valeurs, à la mémoire duquel est dédié l’ouvrage. Les articles de la deuxième section intitulée « Vers une épistémologie de l’à‑peu‑près ? Sens du précaire, sens du multiple » servent de transition entre la partie essentiellement théorique de la première section et la troisième partie, davantage tournée vers des problématiques sociales contemporaines.

5Cette deuxième section approfondit la question de savoir s’il existe une épistémologie précaire et entend répertorier ses formes plurielles. Faisant dialoguer l’ambigu avec le pluralisme et la contingence, les différentes contributions de cette section explorent les méthodes, aussi flottantes et mouvantes soient‑elles, d’une épistémologie précaire. La plupart des articles s’attachent à défaire les relations logiques de l’opposition et de l’adéquation pour souligner le jeu, aussi bien ludique que spatial entre le langage et la réalité, des sciences établies, telles que la sémiologie et la médecine, et leur discours dont l’autorité scientifique peut être minée de l’intérieur. À travers les exemples du « décrochage » barthésien qui veut instaurer du jeu au cœur même de la dénotation, des pièces méta‑rhétoriques de Jules Romains qui problématisent la construction de l’autorité scientifique et les copies d’étudiants de licence qui peinent parfois à construire un argumentaire, tous ces cas concrets rendent compte des différentes stratégies avec lesquelles le fragile et le flou peuvent être non seulement apprivoisés, mais constituer la matière même du discours qui nourrit la rhétorique.

6Quant à la troisième section, intitulée « S’orienter dans un monde flou : ou l’art de faire le « plus » par le « moins » », elle accorde une très large part aux situations existentielles du quotidien, en d’autres termes, à la praxis qui met en jeu la problématique de l’action et de la prise de décision dans des situations où l’expérience ne peut suppléer la réflexion et la connaissance. À travers de très nombreux exemples, tels que le diagnostic médical, l’élucidation de l’oracle sibyllin, ou encore les propos violents et déstabilisants de jeunes en détresse sociale et psychologique, les articles se confrontent à la question de l’interprétation d’un énoncé énigmatique et de l’attitude éthique à adopter dans des situations quotidiennes qui présentent une part considérable d’incertitude. Cette interrogation qui échappe à toute réponse définitive recentre les questions épistémologiques sur le champ potentiel d’action du sujet individuel qui, en faisant l’épreuve intime de l’incertitude et du flou, est simultanément contraint de prendre une décision et de rendre un jugement, comme dans le cas évoqué du juré pour un procès en cour d’assises. Parmi tous ces exemples bien documentés qui laissent une place non négligeable au témoignage personnel, absent des précédentes contributions, ce qui ressort est l’éternelle tension entre le sentiment et la raison dans le processus décisionnel et l’absence de référence incarnée par un principe moral ou une norme sociale qui faciliterait le sujet à s’orienter. Le problème de la résolution de cette tension fait l’objet de développements fort divers, mais qui se concluent le plus souvent soit sur le compromis soit sur l’opportunité que peut représenter une situation d’incertitude et de flou. Cette dernière réponse pourrait être qualifiée d’« opportuniste », terme qu’il ne faut bien sûr pas prendre dans son acception courante et péjorative, mais dans le sens où le fragile et le flou sont envisagés comme une opportunité invitant à procéder à leur conversion, pour ne pas dire leur transformation en valeurs positives. Cette transformation, L. Nicolas la formule à travers la polarité du « plus » et du « moins » dès l’introduction dans laquelle il présente l’intention centrale de l’ouvrage : « L’intention est ici de mieux comprendre suivant quelles modalités fonctionne l’art de faire le « plus » par le « moins » » (p. 26). Or il convient de discuter cette logique d’allure dialectique qui semble a priori peu compatible avec la précarité du savoir et de la technique rhétoriques.

La précarité & la rhétorique : entre l’écart & la dialectique ?

7Ce qui mérite à présent d’être plus amplement discuté est la démarche choisie pour envisager la relation entre la précarité et la rhétorique, en particulier la question centrale de la valeur éthique attribuée à la rhétorique. Il est clair que la rhétorique s’accommode fort bien d’une précarité de la connaissance, qui n’a besoin d’aucune démonstration, car elle obéit seulement au probable et au vraisemblable. Par conséquent, la rhétorique qui n’est ni un savoir ni une technique, mais un peu des deux à la fois, est tout à fait compatible avec la précarité qui, refusant le simplisme de l’opposition, désigne une situation indéterminée de l’entre‑deux. Dès lors, ce qui semble unir la précarité et la rhétorique est la notion d’ « écart » qui, étrangement, n’est jamais mentionnée telle qu’elle, bien que plusieurs articles semblent aller dans cette direction, comme le suggère la conclusion de Mauro Serra dans son article « The tragedy of reason. Living in a pluralistic society » : « rhetorical knowledge is an intermediate way of knowing, lying somewhere between [je souligne] the extremes of absolute certainty and absolute arbitrainess » (p. 134). Dans d’autres articles, le rapprochement se fait plus allusif, lorsque la notion de « stochasticité » est par exemple présentée dans « Penser la précarité avec Aristote » par Salvatore di Piazza qui souligne sa « flexibilité » (p. 44) par comparaison avec la logique mathématique, sans toutefois progresser plus loin dans son explication. De même, dans l’article suivant, intitulé « Taking aim and hitting the target. Some remarks on the Aristotelian notion of eustachia », Francesca Piazza, rappelant l’étymologie de la notion, explique que l’eustachia fait référence à l’image de la cible et du tir, montrant ainsi qu’elle désigne aussi bien la chance de toucher la cible, de trouver une adéquation, que le risque de rater la cible et de tomber dans l’inadéquation incohérente (p. 48). Dans la deuxième et la troisième section, il est remarquable de voir combien de nombreuses contributions soulignent l’importance de l’écart, qu’il s’agisse du jeu entre la référentialité du langage et toute la palette des nuances de sens, du jeu comique des pièces de Romains, ou encore l’écart entre la raison et l’affect, l’individuel et l’universel, dans l’établissement du jugement et la prise de décision. Or, ces articles, s’ils évoquent les conséquences de l’écart, ne le relient jamais explicitement à la précarité. Pourtant Jean‑Christophe Weber, dans « Chasser le flou : vers une plus grande fragilité ? Le cas de la pratique médicale », use d’une formulation similaire, lorsqu’il dit, commentant l’établissement du diagnostic dans la pratique quotidienne de la médecine, que cette dernière « se trouve écartelée [je souligne] entre sa finalité thérapeutique et son ambition scientifique » (p. 231). Sans qu’il soit besoin d’énumérer d’autres exemples, on peut dire que l’écart, s’il avait été davantage convoqué, aurait apporté une plus grande cohésion parmi les diverses contributions dont la pluridisciplinarité parfois nuit à l’analyse rigoureuse de la précarité et de ses synonymes, le fragile et le flou. Bien que le propos général vise à réhabiliter le flou et à montrer ses multiples compatibilités avec la rhétorique, il est regrettable qu’à certains moments le flou gagne également la méthodologie du discours scientifique. En ce sens, on ne peut que recommander la lecture des essais du philosophe français François Jullien4, par ailleurs cité dans le dernier article « Tramalogie ou l’art du ravaudage » à propos de la nécessité de renoncer à l’opposition de la théorie et de la pratique au bénéfice du « potentiel de la situation » (p. 317), lorsqu’il s’agit d’apporter une aide à des adolescents en détresse, mais qui prétendent refuser toute aide extérieure. Si l’écart fait l’objet de si peu de commentaires, c’est peut‑être à cause de la logique implicitement dialectique qui parcourt tout le volume.

8Si L. Nicolas refuse à juste titre de considérer le faible et le flou comme d’honteuses déficiences, il a peut‑être trop tendance à les voir uniquement comme des « ressources » (p. 27), autrement dit une richesse qui alimenterait la machine rhétorique dont le but est de transformer de manière dialectique le négatif en positif, comme il l’écrit dès le début :

Le projet défendu au sein de cet ouvrage, projet humaniste de part en part, est au contraire d’élever le flou, l’incertitude et le doute en ressources techniques, expérentielles, et surtout heuristiques ; de les sortir du statut d’ennemi (de la bonne décision, de l’efficacité, de la connaissance en général) qui leur est attaché. Et ceci dans le but de faire surgir une raison plus inventive, plus créative, partant plus pratique. Une raison véritablement humaine, aussi libre que possible, qui soit mieux à même de nous donner les moyens d’agir d’une façon à la fois audacieuse et prudente (p. 22).


***

9Si cette manière de considérer la relation entre la précarité et la rhétorique peut se justifier au vu des exemples commentés dans les articles, elle prête aussi à interrogations. Cette transformation n’assigne‑t‑elle pas une valeur unique à la rhétorique, une fonction qui réduit précisément l’écart précaire favorisant la pratique rhétorique ? Il semble qu’il existe une hésitation entre l’écart de la pratique et le besoin de lui assigner une valeur, à un moment où cette dernière a été supplantée par les stratégies commerciales de communication et l’enseignement de l’argumentation dans les classes. La prudence affichée par l’utilisation des parenthèses dans le résumé écrit sur la quatrième de couverture (« On verra que le « moins » peut (parfois) représenter un « plus » »), n’est pas toujours de mise dans l’introduction qui ne justifie pas toujours clairement ses prises de position. Dans la citation donnée plus haut, on peut s’interroger sur l’objet implicite auquel le propos, manifestement, s’oppose. Pourquoi rechercher une « raison véritablement humaine » par la rhétorique ? Ce qui manque dans cette introduction est tout simplement une justification davantage contextualisée de l’utilisation du mot « précarité », en dehors bien sûr des références sporadiques à E. Dupréel. Car après un certain temps de réflexion, il semble évident que la recherche de cette raison « véritablement humaine », faillible et vulnérable, répond à une exigence éthique qui se comprend par opposition à l’inéluctable exactitude amorale de la raison néo‑libérale, dont l’absence, au demeurant surprenante, semble hanter le propos liminaire de l’opus. Utiliser à l’heure actuelle le mot « précarité » est tout sauf neutre, car la notion ne possède pas seulement un sens épistémologique, mais comporte aussi et surtout un sens politique, qui fédère tout un mouvement de pensée, établi en champ académique aux États‑Unis et connu sous le nom de « Études précaires » (« precarity studies5 »). Or, nulle mention n’est faite de ce contexte politique ni éthique qui, bien que non nécessaire à la compréhension de la thèse générale, aurait toutefois permis de clarifier et renforcer l’originalité du propos global.

10Le Fragile et le Flou. De la précarité en rhétorique affiche un programme ambitieux et audacieux dont le principal mérite est de prendre à contre‑pied toute la tradition philosophique qui a jeté le blâme sur la rhétorique pendant des siècles. Cet ouvrage semble faire entrer la vieille idée de rhétorique dans le xxisiècle par son rapprochement avec la notion très médiatique de « précarité » qui concentre une grande partie des problématiques contemporaines, sociales, politiques et identitaires. Toutefois, une justification et un examen plus rigoureux de la notion de précarité et de ses fortes compatibilités avec la rhétorique auraient été les bienvenus, notamment via l’idée d’écart qui est dans l’ensemble absente du propos.