Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Printemps 2001 (volume 2, numéro 1)
titre article
Karl Cogard

Le monde est incroyablement plein d'ancienne rhétorique

Michael Hawcroft, Rhetoric. Readings in French Literature, Oxford, Oxford University Press, 1999, 268 p.

1« Ce livre est écrit dans la pensée que la rhétorique traditionnelle offre toujours un cadre de travail fécond pour approcher n'importe quel texte qui cherche à communiquer avec un public ou des lecteurs, sans égard pour l'époque à laquelle il a été écrit » (p. 4).

2« Le monde est incroyablement plein d'ancienne rhétorique » (R. Barthes). C'est l'exergue choisi par Michael Hawcroft pour ouvrir sa réflexion sur la place de la rhétorique dans la littérature française. Le postulat est d'emblée accepté et l'auteur ne le questionne d'ailleurs pas au fil de son ouvrage. Son dessein est simplement d'examiner la place de la rhétorique dans la littérature, plus précisément dans la littérature française que l'auteur enseigne à l'université d'Oxford. Loin d'être un ouvrage de théorie littéraire, le texte de M. Hawcroft se veut avant tout pratique puisqu'il s'agit de « promouvoir la rhétorique comme outil critique », sans prétendre repenser ses fondements et ses aspects divers, encore moins présenter une quelconque et énième « néo-rhétorique ». Pour ce faire, l'auteur se propose d'analyser quelques morceaux choisis de la littérature française à l'aune de la rhétorique traditionnelle, afin de montrer la place essentielle qu'elle occupe dans la création et la réception littéraire.

3Une courte introduction rappelle les différentes acceptions du mot rhétorique : couramment associé à la tromperie et au mensonge depuis son apparition, il a fini par désigner une manière d'écrire pompeuse et ampoulée. Mais, rappelle M. Hawcroft, la rhétorique est d'abord l'art de la persuasion, traditionnellement divisé en cinq parties, l'invention, la disposition, l'élocution, l'action et la mémoire. Pendant des siècles la rhétorique a été au coeur de l'enseignement, comme mode d'apprentissage de l'écriture et du discours persuasif, mais aussi comme outil d'analyse des discours des autres. Ne voulant pas présenter une histoire détaillée de la rhétorique, M. Hawcroft se limite donc à une simple évocation des trois figures de la rhétorique classique, Aristote, Cicéron et Quintilien ; retrace à grands traits son rôle éducatif pour les Jésuites au XVIIe siècle, puis rappelle sa phase de déclin progressif sous les coups de bouttoir du romantisme, et sa renaissance dans la seconde moitié du Xxe siècle grâce entre autres à G. Genette, R. Barthes... précédés par J. Paulhan ou P. Valéry. Ce bref panorama a surtout pour rôle de rappeler que la rhétorique n'a jamais véritablement quitté la scène littéraire, malgré les attaques romantiques et postromantiques. Conscient en effet de l'originalité relative de sa position, M. Hawcroft affirme avec force la possibilité et la légitimité d'une analyse rhétorique de textes modernes, a priori dénués de toute rhétoricité.

4La rhétorique est donc partout ; elle ne saurait par ailleurs, met en garde l'auteur, se réduire à la simple elocutio, à la simple nomenclature des figures d'un texte. Aussi M. Hawcroft prend-il soin dans un chapitre liminaire de donner un vade-mecum à l'apprenti rhétoricien. L'exposé rappelle ainsi brièvement les trois genres oratoires, les cinq divisions de la rhétorique, chaque aspect étant illustré par des exemples empruntés à la littérature française. Cette synthèse claire et précise n'apprendra cependant rien à celui qui sait déjà un peu sa rhétorique. Si M. Hawcroft a le mérite de souligner que son étude ne relève pas de ce que G. Genette appelle une « rhétorique restreinte », il accorde néanmoins la plus grande place à l'elocutio en faisant un inventaire approfondi des figures. Le classement présenté s'écarte de la répartition classique et organise les figures selon quatre rubriques : figures de l'image, de construction, d'émotion et de présentation. Hormis la rubrique « figures de construction », l'auteur s'écarte de la répartition traditionnelle et crée ses propres classes, sans que cette nouvelle distribution convainque véritablement. La liste présentée achoppe en effet sur l'hétérogénéité des critères de classement retenus, tantôt formels, tantôt fondés sur l'effet produit. Ainsi la rubrique « figures de l'émotion » recouvre des figures qui pourraient fort bien se trouver rangées sous une autre rubrique. Que M. Hawcroft ne souhaite pas conserver la division classique des figures - type Fontanier, repris par exemple par C. Fromilhague dans Les Figures de style - est bien entendu possible, mais la proposition d'une nouvelle distribution doit dans la mesure du possible avoir une certaine cohésion. À cet égard la tentative de G. Molinié (présent dans la bibliographie proposée par l'auteur) d'organiser les figures en deux grands types, les microstructurales et les macrostructurales, est nettement plus probante, car fondée un principe de répartition cohérent.

5On rappellera cependant avec l'auteur que « nommer un procédé est moins important que l'observer à l'oeuvre » : la suite de l'ouvrage le montre magistralement. Ne voulant pas faire de la rhétorique « une grille qui écrase le texte, mais un outil qui permet de mettre en lumière les ambiguïtés et les subtilités d'un texte », M. Hawcroft propose une série de lectures détaillées d'extraits de grands textes de la littérature française, répartis en cinq chapitres, correspondant chacun à une entrée générique : l'oratoire, le théâtre, le roman, la poésie et le « discours de soi ». Chaque chapitre est lui-même divisé en trois sections, qui  coïncide avec un auteur et un texte en particulier. À chaque fois, M. Hawcroft entreprend à partir d'un passage d'une page environ, sous la forme de l'explication de texte linéaire, de dégager la rhétoricité de chacun des extraits examinés. Sont ainsi passés en revue Molière, Racine et Beckett, Laclos, Zola et N. Sarraute, d'Aubigné, Baudelaire et Césaire, Montaigne, Sévigné et Gide. On peut observer systématiquement la présence a priori inattendue d'un auteur, invité surprise en quelque sorte, pour lequel l'approche rhétorique ne s'impose pas d'emblée - ce qui manifeste bien le souci de l'auteur de montrer la validité de l'analyse rhétorique pour des textes contemporains ou encore pour des textes qui dénient la rhétorique. On notera également la place à part du chapitre consacré au genre oratoire : le choix d'analyser un passage de la plaidoirie de l'avocat de Flaubert lors du procès contre Madame Bovary, l'Appel du 18 juin du général de Gaulle ou bien le Discours de réception à l'Académie Française de Marguerite Yourcenar ne répond pas [effectivement] vraiment au titre de l'ouvrage puisqu'il il ne s'agit pas à proprement parler de littérature, ce que reconnaît d'ailleurs M. Hawcroft lui-même à la fin de son chapitre. L'oratoire pouvait très bien être envisagé au sein d'oeuvres littéraires, et on peut se demander si l'étude au chapitre 4 des discours politiques d'Étienne ou de Rasseneur dans Germinal n'offrait pas un cas d'espèce suffisamment éloquent. Sauf à poser clairement la question du statut des textes littéraires pour l'analyse rhétorique...

6Quoi qu'il en soit, on ne saurait résumer ici en quelques lignes les analyses de détail proposées pour chacun des textes des auteurs précités. Notons simplement la finesse des lectures de M. Hawcroft, ainsi que la pertinence dans le choix des extraits qui entrent souvent en écho l'un avec l'autre et ouvrent des perspectives inattendues et réjouissantes : le trio Orgon (Tartuffe), Néron (Britannicus) et Estragon (En attendant Godot) incarne par exemple les différentes façons de recevoir un discours persuasif, et les degrés variés de la manipulation. Montaigne, Madame de Sévigné et Gide se rencontrent autour du topos du déni de rhétorique... Rappelons-le, il n'y pas ici une volonté de fonder une réflexion théorique sur la place de la rhétorique dans la littérature française. Entièrement construit à partir du principe que la rhétorique  peut être un outil de lecture efficace quel que soit l'époque et le type de texte, M. Hawcroft mesure la pertinence de ce postulat tout au long de ses diverses études. Si le propos mérite néanmoins parfois quelques nuances, certaines lectures pouvant paraître un peu forcées - les analyses consacrées à Césaire ressortent ainsi davantage de l'analyse stylistique que de l'analyse rhétorique à proprement parler -, on ne peut qu'être convaincu à la lecture de cet ouvrage de la nécessité de prendre en considération la dimension rhétorique de la littérature. M. Hawcroft rejoint ici clairement le point de vue de G. Declercq et L'Art d'argumenter, structures rhétoriques et littérairesest à cet égard mentionné à plusieurs reprises. La démarche de M. Hawcroft est d'ailleurs souvent très proche de celle de G. Declercq, y compris dans la conception même de l'ouvrage. Parmi les ouvrages récents à vocation pédagogique, on signalera encore La Rhétorique et l'étude des textes de Christine Noille-Clauzade (Paris, Ellipses, coll. « Thèmes & études », 1999).

7« The world is incredibly full of traditional rhetoric », c'est ainsi que s'achève le texte de M. Hawcroft : la boucle est bouclée ; l'auteur peut désormais faire sienne l'épigraphe empruntée à R. Barthes. Cet ouvrage, dont le mérite principal est de partir des textes, de les faire jouer entre eux et d'en proposer une analyse de détail précise et scrupuleuse, devrait conduire quiconque le lit à partager l'observation lucide de R. Barthes et de M. Hawcroft.