Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Printemps 2006 (volume 7, numéro 1)
Didier Coste

Contourner l’auteur

Cécile Hayez et Michel Lisse (éds), Apparitions de l’auteur ; études interdisciplinaires du concept d’auteur, Berne : Peter Lang, 2005, xvii-241 p. ISBN 3-03910-438-1

1Dans cette note, dont j’emprunte le titre à une citation du livre recensé — et qui n’engage que son auteur, lequel ? elle ou moi, la citant pour la tourner, contourner, détourner ? —, je chercherai d’une part à mettre en relief l’apport interdisciplinaire en théorie littéraire et les limites présentes de sa mise en œuvre, et, d’autre part, à montrer comment le « profil derridien de ce recueil » (204) informe la problématique du concept d’auteur de façon assez particulière.

2Ce rassemblement d’études est le fruit d’un séminaire tenu en 2001 à Louvain. Il se place sous le signe d’une « grille de lecture » européenne baptisée de l’ingénieux sigle EUXIN. D’entrée de jeu, l’esprit est celui d’une mise en question et d’un instable équilibre du sujet, du même et de l’autre, de l’identité et de la désidentité, sans doute travaillés de l’intérieur par la sourde conscience d’un dehors mais restant alignés sur un axe franco-belgo-allemand — l’appareil bibliographique, unilingue français renforce cette impression.

3Les contributions sont au nombre de dix. Malgré les axes « verticaux » et « horizontaux » présentés dans l’avant-propos, elles se succèdent, après les deux premières, dans un ordre qui exclut toute prétention à l’exhaustivité. Le droit et la philosophie, la linguistique historique, la pragmatique, la théorie de la lecture, la politique et la poïétique, voire, mais rarement et timidement, la psychanalyse sont convoqués avec un bonheur inégal. On ne saurait blâmer les éditeurs d’avoir voulu, sur un tel thème, multiplier les points de vue et les interrogations, décloisonner les disciplines. Une certaine déconcertation du lecteur en résulte pourtant, qui tient peut-être moins à cet honorable parti pris qu’à la construction exclusive d’une figure d’auteur par excellence, celle de Jacques Derrida. Tout se passe comme si le démantèlement de celui-ci, son démembrement, son écartèlement, avaient fait de la place pour celui-là. Ce serait à soi seul un beau et instructif sujet de méditation que de se demander si la fabrique du composite ne sert pas de stratégie postmoderne de renommée : on pourrait voir alors que nous nous sommes éloignés autant du régime performatif du ready made que de celui, mallarméen, de la constellation. Mais, négligeant aussi pour le moment la dette que tout logoclaste contracte inévitablement envers la vieille esthétique des avant-gardes, revenons à ce que ce livre peut nous apprendre, par l’information qu’il dispense comme par les lacunes qu’elle dessine, sur le concept d’auteur aujourd’hui, ou, à défaut, sur la notion, la figure ou encore le rôle d’auteur.

4François Ost, dans « Mort et survie de l’auteur en Droit », part de la « querelle des dictionnaires » qui opposa Furetière à l’Académie et au Conseil privé du Roi entre 1684 et sa mort quatre ans plus tard. En bref, notre lexicographe privé-mais-académicien ayant publié ses Essais d’un Dictionnaire universel en prenant les devants sur l’auguste institution dont il est membre, est accusé tout à la fois de violer le monopole de l’Académie, de plagier les travaux de certains de ses collègues et d’attenter à l’honneur de la langue en recensant des mots et des usages « bas », trouvés chez le petit peuple, non conformes aux normes de la cour et du monde. Il se défend par des factums satiriques en arguant qu’en matière de lettres, c’est au public de juger, et que le bien commun de la langue ne saurait être accaparé par quelque institution que ce soit. Il n’en est pas moins condamné, exclu, et son dictionnaire exilé, puis plus tard « recyclé » par les entrepreneurs de l’Encyclopédie comme par les Jésuites. En résumé, « l’Auteur disparu, chacun pourra se dire auteur » (7) : affaire de souveraineté, d’héritage et de déshérence. Pourrait-on dire, en d’autres termes, que plus il y a d’auteurs, moins chacun l’est, et que la disparition de l’auteur (petit a) est ainsi amorcée, et programmée, dès son apparition ? François Ost, animé par cette question, sans tenter toutefois d’y répondre exclusivement et définitivement, adopte une tactique originale de parallèle décalé entre notions de l’auteur du Droit et d’auteur en Lettres.

5La mort de l’auteur du Droit est notable à six indices : 1) relectures de la donation de la Loi au peuple hébreu et de la production de la Constitution américaine qui en complexifient ou en mettent en doute l’attribution à un auteur identifiable ; 2) caractère collégial et anonyme des décisions de justice modernes ; 3) théorie de la « chaîne du droit » (le droit serait dit à la chaîne, ne permettant que des variantes limitées dans l’actualisation de schémas (narratifs ou argumentatifs) eux-mêmes impersonnels, anonymes et en quelque sorte génériques ; 4) l’interprétation juridique serait à la fois sans origine absolue et sans norme première, simple activité de réécriture palimpseste dans un milieu plus déterminant qu’une quelconque filiation ; 5) le texte juridique serait toujours en traitement (selon l’analogie informatique), perpétuellement inachevé et inachevable, souvent modifié avant même d’être appliqué, donc aussi inassignable à ce titre ; 6) aux grands législateurs dont il restait quelques uns à l’époque gaulliste (on cite Carbonnier, j’y ajoute au moins Duverger), n’auraient succédé que de pauvres élus du peuple à l’écoute, difficile, de la rumeur sociale, tandis que chaque sujet de droit voulant pour lui-même un cadre juridique particulier s’instaure législateur.

6En sens inverse, l’auteur disparu réapparaîtrait ou survivrait (est-ce bien la même chose ?) pour autant de raisons symétriques de celles qui faisaient espérer, ou craindre, sa perte : 1) Dieu reste le garant de l’Union comme de l’alliance ; 2) si les juges sont anonymes, il faut précisément pour cela que « le juge », comme « le législateur » soient des personnages « mythiquement unifiés » (29) ; 3) même le modèle « rhapsodique » ou en réseau du droit contemporain suppose une tradition herméneutique largement consensuelle ; 4) la nécessaire invocation de la rationalité du législateur renvoie à un « auteur idéal » ; 5) l’encyclopédisme des bases de données juridiques informatisées renverrait au fantasme de « la loi parfaite », le même qui, en d’autres temps, a pu appeler un législateur aussi distant que possible (j’y verrais aussi la figure de l’expert indépendant, la vertu du désintéressement) ; 6) on n’a pas fini de rêver à la réforme/refonte totale du système juridique et de vouloir y attacher son nom. En bref, ce n’est pas demain qu’on pourra faire foin du besoin d’autorité, du souci de réunir les conditions de félicité du performatif : « Ce qui se laisse entrevoir [...] est moins le retour factuel de l’auteur que la référence insistante à une figure symbolique de l’autorité —instance ultime et mythique qui autorise le discours, l’authentifie et le garantit. » (35)

7Nous avons ici affaire à une histoire de refoulement assez (et peut-être trop) convaincante, sur laquelle plane le fantôme de Marthe Robert plutôt que celui de Pirandello, pourtant longuement évoqué dans un « interlude » entre les deux « actes » de l’article. On s’étonne néanmoins qu’il ne s’agisse après tout, contrairement à ce qu’annonce le titre, que de l’auteur du Droit et non de l’auteur (des Lettres ou des Sciences) en Droit : tel que le Droit le définit, le construit ou le défait à travers les droits qu’il lui donne ou lui rogne, tel que le Droit, projeté, l’image, ou, introjecté, le travaille dans sa conscience à lui/elle. N’aurait-il pas été utile d’ouvrir le Code de la propriété intellectuelle ? Nous y apprenons (article L123-3, loi du 27 mars 1997) que la durée de protection des droits en ce qui concerne les œuvres anonymes, pseudonymes et collectives n’est pas de soixante-dix années après la mort de l’auteur mais à compter de la publication de l’œuvre dont l’auteur n’existe alors en quelque sorte que né et mort en son œuvre. L’œuvre, plus généralement, donnerait à l’auteur survie plutôt que vie, constituerait le point de départ d’un compte à rebours, ne lui accorderait que le temps nécessaire pour s’épuiser et se dissoudre dans le domaine public de la langue. D’autres chercheurs, notamment dans le monde anglo-saxoni se sont penchés sur cette question avec une attention aiguë et toute politique, ils ont bien vu combien elle est aujourd’hui liée à la « révolution technologique » de l’information et de la communication. Il y aurait sans doute beaucoup à apprendre aussi de l’évolution, en France, du statut du traducteur ou du contributeur d’ouvrage collectif au regard de la propriété intellectuelle et du droit au nom, qui évolue sans cesse depuis trente ans, avec, d’un côté, une expansion considérable du nombre des titulaires d’une auctorialité de principe et, de l’autre, une dépendance continuée de ce statut virtuel à l’égard d’instances dépourvues d’autorité légale pour dire le droit (les éditeurs, les agents littéraires, les distributeurs, voire les libraires), donc un exercice d’auctorialité étroitement subordonné aux négociations qui peuvent être menées, en position de faiblesse, par les catégories émergentes d’« auteurs ».

8Quelque part entre une archéologie lexicale et une sémiologie teintée d’intuitions épistémologiques, Béatrice Fraenkel cherche à déterminer les forces qui pourraient être encore opérantes dans le terme « fossile » d’auteur. Après avoir résumé la « carrière en dents de scie » du thème de l’auteur depuis l’événement de 1968 signé par Barthes, indiqué que ce sont les historiens et les juristes qui reprennent la main et rappelé que les « figures de l’auteur » (de plus en plus assimilé à l’écrivain) sont venues recouvrir des rapports de force socio-économiques, elle procède, en s’appuyant principalement sur les travaux de Benveniste et de Dumézil, à une longue investigation étymologique, parfois très technique et assez fastidieuse, comme elle le reconnaît elle-même. On en retiendra tout d’abord que la racine indo-européenne AUG dénoterait pour certains l’accroissement, l’idée de faire pousser, tandis que, pour d’autres, elle renverrait non pas tant à l’augmentation de ce qui existe déjà qu’à une création, à un faire-être, à une force séminale. Selon Dumézil, de l’Inde védique à Rome, l’on passerait d’une croyance en la captation des forces divines à leur simple décryptage, à la prévision et à la prédiction. La deuxième composante, le suffixe latin –TOR (donnant le –TEUR français), résulterait de la confusion des deux suffixes grecs –TOR et –TER, le premier désignant l’agent de l’accompli spécifique (celui qui a fait une ou plusieurs fois quelque chose) tandis que le second marque un agent potentiel, vu seulement en tant que fonction et instrument de la réalisation de l’action considérée. J’expliquerais cette distinction en donnant pour exemples les énoncés suivants : a) « nous avons consulté le rapport de l’expert » (–TOR), et, b) « il est géomètre-expert, mais il n’exerce pas » (-TER). La différence conceptuelle, dans sa logique binaire, est a priori mal rendue par l’opposition auteur/agent, on s’en rend compte au relatif enchevêtrement de l’étude lexicale dans les pages suivantes : « Dans l’auteur, il y a désormais l’agent et dans l’agent, l’auteur. » (55) Sans doute eût-il été plus profitable, pour une fois, de faire, comme annoncé, appel à « la paire actant/acteur chère à Greimas. » (58) L’acteur est en effet le sujet qui assume un rôle actantiel lors de l’accomplissement d’une action déterminée, tandis que l’actant n’est que l’expression ergative d’un prédicat actionnel (il n’a d’être que conceptuel, dans la potentialité du type d’action en question).

9Mais la promesse (« nous reviendrons sur ») d’examiner ce couple  n’est pas tenue, on passe aussitôt à une approche cursive des questions d’attribution, puis d’anonymat et de responsabilité. On ne peut qu’approuver ce constat : « L’attribution est plus qu’un simple mécanisme : c’est une action par laquelle l’agent se transforme en auteur, soit qu’on l’exhibe comme agent au superlatif, soit qu’on exhibe ses actes comme objets distincts de tous les autres, objets au superlatif. » (59) D’où notre surprise que, si ce n’est tout de biais à travers la « signature », la question du nom d’auteur et des jeux et manipulations dont il peut faire l’objet ne soit pas vraiment abordée dans tout ce volume. La pseudonymie et l’hétéronymie, entre autres, qui ont déjà suscité de nombreuses études particulières, seraient particulièrement intéressantes à reprendre dans une perspective généraliste, comparatiste et interdisciplinaire. Il faudrait alors bâtir un répertoire critique de procédés et pratiques comme l’exonymie (adoption d’un nom étranger à la culture d’origine du scripteur —de Seingalt, Stendhal, Vernon Sullivan), la naturalisation de noms ou prénoms d’auteurs étrangers (Julio Verne, Léon Tolstoï) ou antiques (Homère, Virgile), l’éponymie auctoriale (« Julien Viaud » prend le nom du personnage « Loti », se refait et s’authentifie sous ce nom), ou encore la nomination anaphorique fondée sur l’auctorialité d’une seule œuvre, la première et/ou celle qui a remporté un grand succès, face à l’anonymat initial ou à une résorption de la figure de l’auteur dans l’autonomie de l’œuvre (Hélène Lecomte du Noüy signe tous ses romans ultérieurs « l’auteur d’Amitié amoureuse » ; tel critique désignera Victor Hugo comme « l’auteur des Contemplations »). Une telle sémiologie pourrait mettre en œuvre une véritable transdisciplinarité et en retirer tout le profit bien mieux qu’une approche par trop désincarnée de simples faits de langue. Même sur ce plan, comment ne pas signaler que les hésitations initiales entre augmentation et création, ou entre propitiation et révélation, ouvrent précocement la voie à des attitudes et à des interprétations contraires de la fonction-auteur et de l’effet-auteur qui se partagent plus que jamais les choix des modernes : d’un côté la réécriture, le relais et la glose, de l’autre, l’originalité romantique, l’utopie avant-gardiste de la tabula rasa ; d’un côté, l’appel aux règles, codes et normes de l’art, de l’autre, l’inspiration et le tragique ou l’enthousiasme du destin ou de la vocation artistique ? Une dernière observation : si l’on relève à juste titre qu’authorship et copyright ont fait l’objet de bien des analyses dans le monde anglo-américain, ne serait-il pas pertinent de se demander pourquoi le champ notionnel commun couvert par les séries author-writer-poet et auteur-écrivain-poète n’est pas découpé exactement de la même façon en anglais et en français, malgré l’homologie lexicale flagrante ?

10Laurent Van Eynde, pour sa part, dans son chapitre intitulé « Du sujet à l’auteur — et retour », réexamine « la question de l’auctorialité à la lumière de la philosophie de la littérature » et, plus spécialement, du moment de l’« absolu littéraire ». Il le fait avec beaucoup de finesse et de clarté en se plaçant explicitement (et solitairement, pour ce qui est de cet ouvrage) en marge du courant derridien, « [ce] courant de pensée [n’étant] certes pas le seul à occuper le devant de la scène philosophique contemporaine. » (107) Cette réflexion s’articule selon quatre thèses : 1) « la philosophie de la littérature doit se comprendre comme une mise à l’épreuve littéraire des concepts dominants de l’histoire de la philosophie » ; 2) si c’est le concept de ‘sujet’ qui est ainsi mis à l’épreuve, « on peut sans doute en conclure que l’auteur est l’accomplissement du sujet » ; 3) « l’œuvre crée l’auteur » ; 4) la philosophie de la littérature reconnaît l’œuvre littéraire comme un sujet, au sens même de la subjectivité constituante ‘moderne’. » (108) Relisant Schlegel et Novalis, L. Van Eynde travaille en partie sur des textes qui n’ont pas retenu l’attention de Nancy et Lacoue-Labarthe mais qui avaient intéressé Benjamin et Szondi ; il affirme encore que les temps ne sont pas mûrs pour abandonner les acquis de la rationalité de l’Aufklärung et comprend le romantisme non comme une opposition à cette démarche mais comme une « assomption dialectique qui ne la nie pas mais la conserve. » (109) La philosophie de la littérature se met de la sorte en position de contester des schémas et des chronologies historiques trop simples et trop commodes pour être honnêtes, laissant la voie libre à des hypothèses qui méritent d’être examinées précisément parce qu’elles sont de nature à bouleverser un ordre causal édifié sur le besoin d’hypostasier des concepts : « il se pourrait bien que l’auteur ait à certaines périodes, d’ailleurs précoces, de leur développement respectif, précédé le sujetii et contribué ainsi au perfectionnement de la compréhension et de la pertinence philosophique du concept de sujet. » (111) Tout en partageant —sans être germaniste ni philosophe professionnel— la plupart des présupposés de ce travail et en admettant volontiers, sur la base de recherches portant, elles, sur la pensée des Lumières dans la poésie du reste de l’Europe occidentale, j’admets volontiers que cette époque est « un moment décisif pour la compréhension de l’auteur » (ibid.) ; je suis toutefois un peu gêné par le risque de voir l’un parmi d’autres se transformer en moment unique, en même temps que « l’auteur » deviendrait à moindres frais un universel. On aimerait reconnaître avec la même souplesse dialectique d’autres moments et d’autres lieux (le moment, par exemple, où Platon se voit forcé de reprocher à Homère, à travers la peinture des défauts des héros, son individualisation de ceux-ci, tandis que, deux générations plus tard, Aristote va miser toute sa mimêsis précisément sur cette individualisation ; ou encore l’émergence et le rôle des attributions nominatives dans la structuration des épopées indiennes, ainsi que leur réemploi pour l’élaboration historiographique moderne, littéraire ou autre —des écrivains contemporains, comme Anand, ont fructueusement mis en texte leurs méditations sur ce sujet).

11Malgré son empan géo-historique assez étroit, la grande qualité de cette approche est de ne pas ignorer l’œuvre comme action, de ne pas isoler l’œuvre et son auteur d’un être-au-monde comme projet, à partir du moment où l’être-au-monde n’est plus perçu comme une contrainte ou un donné, ni même un présupposé, mais à construire éventuellement, puisque l’opération de l’œuvre se fait désormais sur fond de mise en question de la nécessité et de la possibilité d’un être-au-monde. C’est en ce sens, je pense, qu’il faut comprendre l’affirmation de prime abord intrigante : « Si autotélie de l’œuvre il y a, c’est d’abord parce que l’œuvre est pensée comme œuvrer, c’est-à-dire comme acte de position rédempteur. » (115). Le « est pensée comme » est important, montrant que, dans cette analyse, la pensée agissante du sujet éventuellement produit ou accompli par l’œuvrer est elle-même subjectivée par le philosophe, saisie en focalisation interne, non pas abstraite en une entité non personnelle telle que « l’écriture ». Van Eynde souligne fermement qu’une telle « relève de la Nature par le Moi réflexif » (119) ne doit donc pas être assignée à une conscience insulaire ou à une liberté solipsiste, ce qui nous éclaire aussi sur le retrait signifié par l’interprétation formaliste de l’autotélie poétique dans sa version la plus dure. On en serait presque réconcilié avec le romantisme poïétique, si son sujet n’est pas séparément celui d’une « aventure audacieuse » et engagé « sur la voie des résolutions des tensions internes de son être-au-monde » (123) ; on constate surtout le renouvellement de ce double geste d’écartement et de suture, encore dans les avant-gardes poétiques du premier tiers du XXe siècle, renouvellement amplement documenté notamment dans la thèse récente de Jaime Barón autour d’Apollinaire et de Huidobro. L’« investissement concret de l’œuvrer dans le champ de l’histoire » (ibid.) est-il pour autant un moyen plutôt qu’une visée et un labeur in-fini, aspiré dans une lente fuite en avant, l’œuvre créant l’auteur « comme son idée régulatrice, comme l’hypothèse archéologique qui rend possible la prise en compte de la puissance téléologique de la création des œuvres » ? (132) Quoi qu’il en soit, Van Eynde, s’opposant à Antoine Compagnon, démontre impeccablement dans son article que l’intentio operis d’Umberto Eco ou de Paul Ricœur est tout autre chose qu’un vain subterfuge pour faire rentrer par la fenêtre un vouloir-dire de l’auteur (tout armé) que l’on avait évacué par la grande porte de la textualité.

12Les cinq dernières contributions (pour un total de cent pages), dont deux sont signées par Cécile Hayez, co-éditrice, et une autre par Michel Lisse, co-éditeur, font preuve à des degrés divers d’une forte allégeance derridienne déjà manifestée à l’extrême par le texte de Ginette Michaud sur « une lecture des rapports Cixous-Derrida » (63-106), dont l’interrogation du concept d’auteur était très élusive, à moins qu’elle ne questionnât sa propre autorité ou, plus probablement, sa propre auctorialité par un jeu de collage surabondant de fragments des deux scripteurs indiqués. C’est donc à travers divers problèmes liés au support textuel (papier ou écran), à l’écriture et à sa reproduction mécanique (l’imprimé), ou encore à l’adaptation et à la traduction que l’auteur est finalement « tourné et contourné » avant d’en revenir à l’appréciation d’un nouveau duo d’auteurs philosophe-écrivain et écrivain-philosophe (Derridéponge) dont le différend paraît inépuisable mais nous enfonce plus dans un mixage de voix concordantes-discordantes qu’il ne fait entendre quelque polyphonie interdisciplinaire.

13De l’article de Michel Lisse on retiendra peut-être que, si l’auteur « rejoint la figure du grand criminel, » c’est « en tant qu’il exerce une violence, en tant qu’il se veut souverain, » (144), mais suffit-il de concéder au passage, sans plus, que « cette violence est langagière » pour que la « prétention à l’idiomaticité » soit hyperbolisée au point de se mesurer à la violence de la violence, à la violence que la loi, en instrumentalisant le signe, fait au corps assujetti du sujet ? L’auteur peut-il se « comprendre » par le biais d’une telle dramatisation quichottesque qui, en mettant en relief l’inégalité des forces en présence, exalte le dérisoire des révoltes de plume pour rejouer David et Goliath dans un combat truqué ? La puissance politique de la disparition mallarméenne, sa force illocutoire est à mon sens dispersée, aussitôt épuisée dans la lecture, reprise ici, qu’en donne Blanchot ; il y a même contresens, je le crains, à « traduire » brutalement « [le livre] est toujours en défaut par rapport aux conditions de l’existence réelle » par « le livre doit être en retrait de l’existence. » (148) C’est passer sans crier gare de prendre acte d’une déficience, d’une insigne faiblesse des moyens d’action (motivant une stratégie du dépassement, comme dans « rémunérer le défaut des langues ») à une complaisante loi d’auto-exclusion, au refuge de l’illisble, par exemple. Un lapsus mérite d’être relevé à cet égard : l’énoncé « les morts sont bien faibles » attribué à Blanchot, p. 151, est transformé, à la page suivante, en « les vivants sont bien faibles » pour soutenir l’idée que « l’écrivain même vivant perd tout droit sur l’œuvre. [...] [Nul n’a de droit sur l’œuvre.] Ce qui revient à dire que toute attribution, toute restitution, toute décision, toute interprétation... se fait nécessairement hors-la-loi, hors-la-puissance. » (152) La postulation d’un tel hors, chez Mallarmé, ne vaut pourtant qu’à travers la scène de la dépossession du « maître » dans le naufrage. Cette négativité n’a rien d’une ascèse renonçante, d’un repli ; ce dépouillement d’une maîtrise non maîtrisée qui figeait l’auteur dans la posture d’une autorité sans objet, cette nouvelle maîtrise de la maîtrise est dépassement tout au contraire, et augmentation, parce qu’elle vaut pour enseignement, don sans contrepartie mais facteur d’augmentation dès que chacun s’en saisit. À partir de là, le livre impossible ne l’est plus que dans le temps de celui qui conçut qu’il ne pouvait l’écrire seul et que nul ne peut l’écrire seul ; le livre est celui que nous écrivons tous après la mort de Mallarmé, recueillant le défaut de son héritage, en augmentant le compte total en formation par le défaut qui sépare nos langages.

14Cécile Hayez, au terme d’un survol historique du « statut de l’auteur dans son rapport à l’écrit » limité à l’habituelle et arbitraire « linéarité » discontinue Grèce (=Platon) – Moyen Âge (oralité plus manuscrit du copiste) – Temps Modernes (l’imprimé) – époque contemporaine (« l’affichage » numérique), conclut sans surprise que l’auteur, « aussi bien en droit qu’en littérature se caractérise par une tension entre, d’une part, les figures du secret [...] et, d’autre part, celles de la communication, de la transparence... » (190) mais aussi, par un étonnant non sequitur, que c’est une « figure essentielle à la compréhension de notre société afin d’aider nos contemporains à atteindre un meilleur équilibre entre cosmopolitisme, transcontinentalité, voire mondialisation d’une part et enracinement culturel, identité linguistico-nationale, voire positionnement individuel d’autre part. » (ibid.) L’institution philosophique, avec tout son lourd héritage théologico-patristique, peut-elle encore nous faire croire qu’un concept qui devrait à la fois son pedigree et ses retournements à un lignage aussi artificiel que celui qui, pour des raisons d’après coup identitaire, fabrique à l’Europe occidentale une généalogie morale, n’en serait pas moins capable, s’il était mieux compris —dans une complexité pseudo-locale—, de restaurer un équilibre quelconque, si ce n’est entre nos propres contradictions dites postmodernes ? On ne passe pas impunément d’une apparente dialectique au chiasme et retour. D’autre part, dire « qu’il y a de l’auteur [...] dès l’Antiquité, dès qu’un conflit s’est installé entre écriture et oralité » (ibid.), c’est unifier trop vite de multiples « antiquités » et projeter sur elles, à partir d’une seule fable, des relations conflictuelles imaginées sur la foi de moments choisis spécifiques comme ceux où s’opposèrent, parfois violemment, droit coutumier et droit écrit (on ne saurait ignorer non plus que ces deux autorités, loin de correspondre toujours respectivement à une loi du peuple et à une loi des puissants, ont pu échanger leurs rôles à plusieurs reprises, comme elles continuent de le faire dans les sociétés postcoloniales en voie de modernisation et les démocraties émergentes).

15En conclusion, si « Derrida est un philosophe qui signe, c’est-à-dire simplement qui parle en son nom avec tous les risques que cela comporte, » (225) a) ne conviendrait-il pas, pour lui rendre hommage, de parler en son nom à soi plutôt que de signer de son nom à lui ?; b) signer, selon Derrida, peut-il vouloir dire « simplement » parler en son nom, puisque l’on voit mal comment ou pourquoi la « paléonymie », l’effet-rature épargnerait un intangible sujet de la signature ? ; c) le risque de parler en son nom ne fut-il pas pris aussi, par « l’auteur de la déconstruction » au profit d’un pari de reconnaissance, jusqu’à présent gagné ?

16Mais peut-être demain perdu. L’ouvrage que nous avons examiné, en dépit des quelques matériaux remarquables qu’il apporte à l’étude du concept d’auteur et, par là, à de futurs travaux transdisciplinaires sur une auctorialité à la fois pleinement historisée, structuralement entendue et systémiquement contextualisée —on en est encore assez loin—, est d’autant plus instructif sur l’urgence de procéder autrement qu’il ne tient guère ensemble, paradoxalement, que par le solvant de la déconstruction. Il serait temps, dès lors, de demander à la psychanalyse : « que dit Chrétien de Troyes lorsqu’il parle du livre comme précédant son conte ? » ; de demander à l’histoire : « que dit le mythe lorsqu’il nous présente un dieu scribe anticipant à chaque instant la dictée du conteur ? » ; ou encore, de demander à la philosophie : « qu’écrit l’esclave illettré à qui, libre, on fera signer le/du nom de son ancien maître ? » Une interdisciplinarité du côte à côte montre toujours qu’elle se soutient exclusivement d’une autorité valant pour métadiscipline, nommée ou non —appelée ici « déconstruction »—, fédérant de mauvais gré les disciplines dans la suffisance malheureuse de leurs objets prédéfinis. Le concept d’auteur (ou plutôt son errante notion) est exemplairement de ceux qui appellent à l’exercice d’une transdisciplinarité radicale, demandant à chaque discipline de faire face, comme Swann, à des objets qui « ne sont pas son type ». À cette condition, peut-être s’apercevrait-on que l’auteur véritable est celui qui parle, jusqu’au dernier souffle de l’œuvre, de ce qu’il ne sait pas encore ; augmentant d’un même geste les domaines de l’ignorance et le champ de l’action, il est encore celui que l’anonymat ne saurait dégager d’une telle responsabilité.