Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Septembre 2018 (volume 19, numéro 8)
titre article
Justine Muller

Reconsidérer les littératures du monde global à travers le prisme du binôme centre/périphérie

Amaury Dehoux (dir.), Centres et périphéries de la littérature mondiale. Une pensée connectée de la diversité, Paris : Connaissances et Savoirs, coll. « Littératures non‑occidentales », 2018, 250 p., EAN 9782753905993.

1L’ouvrage Centres et périphéries de la littérature mondiale. Une pensée connectée de la diversité publié sous la direction d’Amaury Dehoux se présente comme une collection d’articles qui étudient certaines littératures européennes et extra‑européennes sous le prisme du binôme centre/périphérie. Celui‑ci est indissociable d’enjeux géopolitiques, linguistiques, culturels et économiques qui à la fois débordent et participent de la construction des champs littéraires mondiaux. Appliqué aux littératures, ce binôme permet de réenvisager d’une part la singularité de chacune d’entre elles et de l’autre les connexions qui s’établissent entre elles, mais aussi les rapports de domination qui subsistent. En définitive, à travers l’étude de la relation entre le(s) centre(s) et le(s) périphérie(s) dans l’espace littéraire mondial, c’est le concept même de globalisation qui se voit réinterrogé.

Centre & centres

2Comme le souligne l’introduction de l’ouvrage, « ce binôme ne se laisse pas réduire à une application unique ou univoque » (p. 11). Autrement dit, il est possible d’identifier une multiplicité de centres et de périphéries. C’est ce que proposent Daniel‑Henri Pageaux et Kathleen Gyssels, qui s’intéressent particulièrement à la francophonie et aux littératures francophones au‑delà des frontières européennes. Ainsi, K. Gyssels aborde la francophonie insulaire à partir de l’écrivain guyanais Léon‑Gontran Damas et met en évidence les efforts fournis par l’auteur pour bouleverser le clivage habituel centre/périphérie. De manière similaire, D.‑ H. Pageaux pointe comment la « discontinuité territoriale » entre la métropole d’une part et les Antilles et la Réunion de l’autre « aboutit à un relâchement des liens, à l’émancipation, à l’autonomisation entre périphérie et centre, et à la naissance, pour ces espaces périphériques, d’autres centres ou d’autres pôles » (p. 169). Partant, la dualité centre/périphérie se voit inévitablement affaiblie, laissant place à des « espaces multipolaires » (p. 169) et entraînant une « approche relativiste de la littérature » (p. 11).

3Néanmoins, les articles cités ci‑dessus démontrent de quelle façon les littératures tant européennes qu’extra‑européennes ne parviennent en réalité que partiellement à se distancier du centre européen. Ce dernier reste majeur à bien des égards malgré les multiples centres secondaires si bien que d’un décentrement premier s’opère immanquablement un retour au centre. Dans le cadre européen, Marko Juvan s’intéresse au cas de la littérature slovène : il soutient la possibilité pour les périphéries d’établir leurs propres centres, mais insiste aussi sur un rapport inévitable au centre européen. En ce qui concerne les littératures extra‑européennes, Bénédicte Letellier tire les mêmes conclusions : les littératures en langue arabe, en dépit de leur importante diffusion, restent encore dépendantes des centres littéraires occidentaux et conservent dès lors un caractère périphérique. De manière identique, malgré le développement sur le plan littéraire de nouveaux systèmes périphériques, D.‑H. Pageaux note qu’au niveau institutionnel la reconnaissance et la légitimation des littératures francophones des Antilles et de l’océan Indien passent encore par le centre.

Enjeux autour du champ littéraire

4Les articles qui composent cet ouvrage rappellent que la littérature est liée à certains enjeux. À ce titre, les littératures étudiées par Mounira Chatti, B. Letellier ou encore D.‑H. Pageaux s’inscrivent dans un cadre postcolonial au sein duquel le rapport centre/périphérie traduit celui d’anciennes colonies face à la métropole. Cet enjeu d’ordre géopolitique soulève des questions qui relèvent de la linguistique comme le choix d’utiliser la langue coloniale ou non pour écrire. M. Chatti développe notamment le rapport ambivalent au français dans les pays arabes. A. Dehoux montre que Rushdie opte pour sa part non pour une langue locale, mais pour l’anglais et par conséquent ne peut être reconnu comme auteur entièrement périphérique. Ces préférences linguistiques appellent à leur tour des questions de traduction.

5La traduction est le meilleur moyen pour permettre la circulation des œuvres. Néanmoins, M. Juvan dénonce un rapport asymétrique entre les littératures centrales et périphériques, celles‑ci étant nettement moins exportées. De plus, pour ce qui est des littératures périphériques traduites, il mentionne l’impossibilité pour le traducteur de reproduire la sémiotique d’un texte équivalente au texte original en raison des différences culturelles. C’est également le constat de Jean Bessière pour qui « la culture traductrice est une traduction interprétante » (p. 37). Cependant, il voit dans un tel fait l’opportunité pour les littératures périphériques d’une distanciation par rapport au centre, par le biais d’un « exercice de différenciation » (p. 37). En d’autres mots, l’accent est davantage mis sur l’interdépendance compte tenu des échanges entre centres et périphéries.

6En outre, ainsi que le souligne M. Juvan, la traduction est imparfaite, car chaque œuvre est le reflet d’une culture qui lui est propre. Toutefois, c’est pour cette même raison que certaines œuvres se trouvent diffusées, importées, traduites, dans les centres principaux. En témoignent les romans de Salman Rushdie étudiés par A. Dehoux ou les productions dans le champ littéraire arabe. Il y a donc lieu de prendre en compte les éléments culturels qui participent à la construction de chaque littérature.

7Enfin, le rapport asymétrique entre les littératures est lié à des facteurs politico‑économiques. Il faut à cet égard soulever le rôle des maisons d’édition, les centres éditoriaux français restant les plus importants malgré la floraison de nombreux autres à travers le monde, ou celui des prix littéraires, certains jouissant d’un prestige international.

8À la suite de tels constats, le binôme centre/périphérie semble en refléter un autre : celui du dominant et du dominé. Pour autant, J. Bessière affirme que « de la domination par la diffusion, par le fait qu’une langue soit hyper‑centrale ou centrale, par le pouvoir politique et par l’économie, on ne peut conclure à une domination littéraire et culturelle certaine » (p. 27). Pour ce qui est du champ littéraire, Bessière substitue les notions d’articulation et de circulation à celles de domination et de hiérarchisation. En d’autres termes, les aspects culturels qui sous‑tendent chaque littérature sont principalement des vecteurs d’échange entre littératures.

Centre/périphérie : un jeu de différenciation

9Dans le cadre de la globalisation qui est aussi celui de la circulation, de la diffusion et de l’échange, J. Bessière note « un constant jeu de différenciation et de segmentation » (p. 35) entre les littératures centrales et périphériques qui conduit à une conception dialectique du fait littéraire dans la mesure où chaque littérature se recompose par différenciation ou négation d’une autre. Le même constat s’impose à la lecture des textes de l’auteur indien Salman Rushdie, figure de l’écrivain global qui, selon A. Dehoux, en raison de son « excentricité non périphérique » (p. 55), ouvre la voie à une « globalisation différentielle » (p. 67). Autrement dit, Rushdie envisage un roman global qui réalise une synthèse dialectique du binôme centre/périphérie, c’est‑à‑dire une synthèse qui ne conclut pas à une annulation des termes qui la composent, mais à un mécanisme de conservation et dépassement des qualités à la fois centrales et excentriques de toute littérature.

10Au terme de ces lectures, nous sommes amenés à revoir notre conception du monde globalisé qui ne constitue pas tant une totalité ou une entité universelle qu’une somme d’éléments hétérogènes qui s’appellent mutuellement sans rien perdre de leur complétude. C’est en réalité la réunion des deux – à la fois la capacité de dépasser ses frontières et la conscience d’être une hétérogénéité irréductible – qui rend possible et fécond les échanges interculturels.

11Partant, l’ouvrage réaffirme l’intérêt d’une approche comparatiste des littératures à l’heure de la globalisation ; une telle approche ne consistant pas en la comparaison de deux ensembles essentialisés, mais dans l’examen de leurs interactions en vue de leur propre construction. Dans cette perspective, le rapprochement de productions littéraires s’avère la clé pour penser le devenir de chacune d’entre elles au sein du monde global et dans son lien avec les autres.


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12La contribution de B. Letellier nous semble constituer une ouverture féconde. Dans son article sur les littératures arabes, elle s’intéresse au cas de la poésie soufie et la façon dont celle‑ci actualise le rapport centre/périphérie : le centre, « dégagé de toute forme de civilisation, de toute identité nationale » (p. 159), est spirituel, à la fois intérieur et commun à tout un chacun. Dans une telle conception, le centre ne fait plus l’objet d’un « évidement » (p. 66) d’après le terme d’Amaury Dehoux, mais est réinvesti spirituellement. Ceci ouvre la voie à une globalisation d’un nouvel ordre qui permettrait d’envisager un retour vers « un centre plus stable » (p. 163).