Acta fabula
ISSN 2115-8037

2003
Automne 2003 (volume 4, numéro 2)
titre article
Tiphaine Samoyault

Le roman sans procès

Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris : Gallimard, coll. nrf essais, 436 pages, EAN 9782070754991.

1Le présent article est paru en juin dernier dans La Quinzaine littéraire. Il est ici reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

2Après L’Art de l’éloignement, livre subtil et novateur sur l’imagination classique paru en 1996, Thomas Pavel propose une somme passionnante intitulée La Pensée du roman : l’érudition et l’ampleur de vue y sont liées à de vigoureuses prises de position qu’on peut ne pas suivre parfois mais qui sont toujours extrêmement stimulantes.

3La Pensée du roman est d’abord l’histoire d’un attachement : celui d’un lecteur insatiable qui exprime ici sa passion pour le genre romanesque et la façon dont ce dernier accompagne les jours. Th. Pavel propose ainsi une retraversée des récits, il raconte des histoires qu’il a lues et aimées, des Ethiopiques à Lucinde de Schlegel, de La Princesse de Clèves à Berlin Alexanderplatz de Döblin, de Pamela à Middlemarch, de Brigitta de Stifter au Docteur Faustus... On sent d’emblée un goût marqué pour le rapport du roman à l’idéal et pour son ambition morale qui vont déterminer la thèse principale de ce livre : le roman est un « genre qui considère l’homme par le biais de son adhésion à l’idéal » et qui se soucie de « savoir si l’idéal moral fait partie de l’ordre du monde ». Empruntée à George Sand, l’épigraphe donne la loi de cette histoire : « L’art n’est pas une étude de la réalité positive ; c’est une recherche de la vérité idéale ». À partir de cette intuition forte, et plutôt neuve dans la critique, l’auteur déploie une vaste histoire du roman occidental qui ne se limite pas aux domaines fort connus de la littérature française, anglaise et russe ; prenant en compte les travaux d’un Franco Moretti sur la littérature européenne, il passe son temps au contraire à redessiner la cartographie du déploiement du genre, ne laissant de côté ni le roman espagnol, ni des romans allemands que leurs formes décalées écartaient jusque là des grandes synthèses (Stifter, Fontane) ; avec des préférences cependant, pour le roman anglais (les pages sur Jane Austen et sur George Eliot, faisant suite à d’autres consacrées à Richardson et Fielding sont absolument remarquables), et des oublis significatifs (de l’Italie, il n’est vraiment question que de Manzoni et de Pirandello et s’il est vrai que cette langue n’a guère fourni de roman avant Les Fiancés, elle s’est pourtant rattrapée depuis et, au vu de l’argumentation qui guide le livre, on aurait au moins attendu les noms de Verga et de Sciascia). Mais l’élection fait partie de cette histoire du roman et il paraît parfaitement illégitime de reprocher à Th. Pavel de poser des préférences subjectives tout en maintenant l’effort de la somme encyclopédique ; ce choix impose en retour au lecteur de jouer de sa mémoire et de ses affinités, non pour contredire mais pour continuer, infléchir ou confirmer cette histoire.

4Avant tout, c’est bien de somme qu’il s’agit. Depuis Mimésis de Erich Auerbach — et ce livre date de 1946 —, aucun critique n’avait tenté de proposer un trajet d’une telle ampleur à partir d’une hypothèse qui loin de fixer des règles au roman, justifie sa diversité et son foisonnement. Celle d’Auerbach faisait de l’histoire du genre un long apprentissage de la réalité par sa représentation, qui le conduit à prendre de plus en plus au sérieux tous les aspects de la vie humaine. L’hypothèse de Pavel consiste à faire de cette histoire le dialogue séculaire entre la représentation idéalisée de l’existence humaine et celle de la difficulté de se mesurer avec cet idéal : la méthode qui en découle propose de lire une évolution ni sectorisée ni progressive du roman mais une histoire des phénomènes constamment marquée par le poids du passé et des retours de mémoire variable :

l’histoire du roman que je propose prend ses distances à l’égard de la mémoire volontariste et sélective qui, à diverses époques, a servi les besoins polémiques des nouveaux courants. Je tenterai, au contraire, de mettre en évidence le caractère coutumier du passé du roman et de souligner, au cœur des vagues successives qui ponctuent son développement, les lames de fond et le ressac du passé.

5Prenant vigoureusement ses distances et à l’égard de la critique formaliste (c’est son habitude) et, dans une moindre mesure, à l’égard de l’héritage marxiste (il reconnaît une dette au jeune Lukàcs mais ses oppositions à Bakhtine sont majeures et il récuse toute théorie du Zeitgeist ou de l’épistémè), l’auteur de La Pensée du roman fait sienne la démarche de Fernand Braudel qui, traitant de la Méditerranée, ne vise pas à soutenir qu’elle a produit

à elle seule, l’ensemble des conflits qui ont agité son pourtour, mais analyse la mesure dans laquelle ces conflits ont été orientés, infléchis, intensifiés ou modérés par l’espace dans lequel ils ont eu lieu, souvent sans que les participants s’en rendent compte de façon explicite.

6Fort de ce présupposé, il parvient ainsi à montrer comment certaines œuvres importantes (les Éthiopiques, Pamela, Waverly, À rebours), qui n’atteignent pas nécessairement la perfection artistique d’autres romans, modifient historiquement et en profondeur l’évolution du genre et assurent le règlement de son anthropologie fondamentale.

7La première partie du livre qui traite du roman « prémoderne » sous le titre « La transcendance de la norme » est la plus novatrice et la plus passionnante en ce qu’elle identifie plusieurs modèles concurrents dont la suite du livre montre qu’ils perdurent : idéalisme du roman grec, héroïsme du roman de chevalerie, recueillement de la pastorale, ironie du roman comique, réalisme de la nouvelle sérieuse. C’est à ce moment aussi que se met en place le rapport essentiel du genre avec l’idéalisme encore lié à la transcendance et dont le roman du xviiie siècle va assurer la conversion. Pavel montre bien comment les textes qui traitent de l’imperfection humaine (roman pastoral, récit élégiaque, nouvelle) ont, à l’époque prémoderne, un statut secondaire et subordonné. Au cours du xviiie siècle, la norme quitte la transcendance pour se loger dans l’intériorité des personnages : cette transformation, dont l’analyse est l’objet de la deuxième partie du livre, « L’enchantement de l’intériorité », s’accomplit en partie sous le signe de la vraisemblance dont témoignent chacun à leur manière et l’un par rapport à l’autre, Pamela de Richardson et La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Elle suscite aussi de nombreuses réactions polémiques, un des moteurs de l’histoire du genre romanesque selon Pavel, sous la forme notamment du roman critique et ludique (Sterne, Diderot) ou des propositions sceptiques à la Fielding. Jusque là, on peut dire que Th. Pavel dessine les fondements d’une histoire que confirme parfaitement l’évolution du genre et que la recherche des traces pérennes du roman grec et du roman de chevalerie dans le roman jusqu’au xviiie siècle est extrêmement éclairante. Ensuite, l’effort pour poursuivre la saisie de ces modèles aux xixe et xxe siècles convainc moins. L’auteur manque, à dessein certes, mais on n’est pas obligé de le suivre, l’exception ou la rupture que constitue le réalisme et à vouloir toujours lire les œuvres sous l’angle de l’idéalisme ou de l’anti‑idéalisme, propose des analyses décevantes et en partie réductrices de Balzac et de Flaubert. S’il reprend du souffle sur le roman russe, il retombe ensuite sur le xxe siècle vers lequel il paraît clair que son goût ne se porte pas. Faire de l’inachèvement des textes de Kafka une incapacité à résoudre le modèle épisodique picaresque n’apparaît guère comme une réponse satisfaisante. La faiblesse relative des exposés sur la littérature du xxe siècle, qui restent guidés par la méthode inductive posée pour les commencements, donne à penser que soit l’analyse aurait gagné à se suspendre sur le Romantisme, soit que la ligne problématique, hégélienne dans son fondement, ne permet pas d’épuiser totalement la réflexion sur le roman — ce qui n’est finalement pas à déplorer. La détestation marquée pour tout système contraignant, extrêmement vive aussi dans le livre cosigné avec Claude Brémont sur et contre S/Z de Barthes, la promotion inverse de la catégorie du lisible comme marqueur du genre romanesque, le conduisent à refuser une grande partie du roman moderne qui selon lui décourage le lecteur et manque à la loi du genre. Aux « œuvres d’une approche fort difficiles signées par Joyce, Woolf, Musil, Döblin, Faulkner et leurs semblables, œuvres dont la lecture n’a pas pour fin le plaisir immédiat du lecteur, mais une sorte d’illumination atteinte à l’issue d’efforts considérables », l’auteur préfère les textes qui maintiennent « la transparence et le ton direct propres à la tradition du genre ». La typologie qui découle de cette prise de position subjective, hautement problématique dans le cadre d’une histoire qui se veut encyclopédique et cohérente, sans remettre en cause la richesse des analyses précédentes et la pertinence novatrice des analyses initiales, aurait pu être évitée en ce qu’elle ne peut susciter qu’une adhésion politique et polémique. Comme s’il arrivait un moment où la pensée du roman ne se pensait plus ou qu’elle se donnait d’une manière trop différentielle pour être saisie. La question reste en suspens.