Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2003 (volume 4, numéro 1)
titre article
Gilles Banderier

La bibliothèque épique

Eloïse Lièvre, L’Épique, Paris, Gallimard, coll. « La Bibliothèque », n°95, 2002, 260 p., EAN 9782070423682.

1Il est peu d’adjectifs plus galvaudés que celui d’« épique », qui partage avec « romantique » (ou, dans une moindre mesure, « classique » : qu’est-ce qu’une « lessive classique » ?) le douteux privilège de pouvoir qualifier pratiquement tout et n’importe quoi. Telle régate transatlantique (même - et surtout - si elle se solde par des naufrages), telle rencontre sportive (hors golf et tennis de table) seront régulièrement qualifiées d’« épiques » par des commentateurs convaincus de leur propre originalité, à tel point que l’on finira par oublier, si ce n’est déjà fait, que ce terme recouvre une catégorie dans laquelle s’est coulée une partie de la littérature européenne pendant deux millénaires. Le substantif épopée fit pourtant une entrée tardive en français (1675), à un moment donc où - savoureuse ironie de l’Histoire - certains bons esprits commençaient à s’apercevoir qu’il ne serait pas possible de doter la France d’une épopée digne de ce nom, analogue à l’Iliade ou à l’Enéide.

2Ce sont ces deux millénaires d’histoire, vus à travers le prisme de l’épopée, que parcourt l’ouvrage d’Eloïse Lièvre, destiné avant tout aux élèves des lycées, pour qui l’« épique » fait partie des objets d’étude au programme. Heureux les enseignants, dont les élèves auront assimilé la dense matière de ce livre ! Le volume combine utilement réflexions théoriques et recueil de textes. Après avoir rappelé les débats d’école auxquels l’épopée donna lieu en Grèce ou à Rome, l’ouvrage propose d’indispensables extraits d’Homère, de Virgile et - moins fréquenté - de Lucain, non sans signaler qu’il y eut des épopées ailleurs qu’en Occident (Gilgamesh, le Mahabharata). Des passages choisis des chansons de geste et du Roman de Renart achèvent de nous prouver que le Moyen Âge se montra fort inventif, plus sans doute que la Renaissance et l’âge classique, qui s’épuisèrent en Franciade, Savoisiade et autres Pucelle (il faut mettre à part les épopées néo-latines, peu étudiées en France, et qui réservent à l’amateur de belles surprises). Les seules réussites modernes du genre sont dues à des auteurs qui, consciemment, infléchirent la matière épique, comme Agrippa d’Aubigné (annexant les poèmes hagiographiques des auteurs latins tardifs) et Fénelon. Les diverses tentatives épiques des xviie et xviiie siècles font dans ce livre l’objet d’un examen bienveillant. Le renouveau ne viendra qu’au xixe siècle, avec le génie protéiforme de Victor Hugo, et ces décennies où le roman supplanta l’épopée poétique, comme probablement le cinéma a aujourd’hui supplanté le roman. Mais, s’il est vrai que l’être humain n’abandonne jamais tout à fait les outils qu’il a façonnés au fil du temps, il est également vrai que l’épopée s’est fragmentée et réfugiée dans d’autres genres littéraires.

3L’ouvrage d’E. Lièvre est intelligemment conçu et agréable à lire, sans ce rétrécissement du champ intellectuel qu’implique habituellement l’adjectif « scolaire ».. Lui ferai-je une ou deux chicanes ? Le héros de Fortune carrée (p. 226) ne s’appelle pas Kirghiz (c’est sa nationalité), mais Igricheff. Est-il indispensable de résumer l’action de la Guerre des Étoiles, dont on soupçonne qu’elle est plus familière à de jeunes esprits que, mettons, le Clovis de Desmarets (même s’il faut reconnaître à George Lucas le talent d’avoir fait du neuf avec du vieux) ? Je regretterai enfin qu’il n’ait pas été davantage fait allusion aux différentes théories promulguées pour expliquer la formation des chansons de geste (Renan, Bédier, Menéndez Pidal) ou aux travaux (romancés dans le Dossier H d’Ismail Kadaré) de Milman Parry et Albert Lord sur l’épopée balkanique, exemple rare de compositions longues authentiquement populaires. Un des rameaux de cette épopée, dont il existe des versions serbe et albanaise, célèbre la bataille de la plaine du Kosovo (15 juin 1389), qui vit la coalition balkanique écrasée par les Turcs. La commémoration officielle de cette bataille par les Serbes, au début des années 1990, sonna le réveil des vieux démons, ce qui nous rappelle au besoin que l’épopée n’est jamais loin de la tragédie.