Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Automne 2001 (volume 2, numéro 2)
titre article
Christine Montalbetti

Les indices de fictionalité : une enquête

Dorrit Cohn, Le propre de la fiction, Le Seuil, coll. « Poétique », 2001 pour la trad.fr., 270 p.

1The distinction of fiction, paru aux John Hopkins University Press en 1999, a trouvé rapidement sa traduction française dans la collection dirigée par Gérard Genette aux éditions du Seuil. Dorrit Cohn y part en quête de ce « propre de la fiction » qui semblait toujours échapper à l'enquête et construit le mouvement de sa saisie en neuf chapitres.

2Le premier réévalue la notion de fiction en rappelant les différentes occurrences en lesquelles le terme peut s'entendre : affirmation douteuse, idée, imaginaire, discours narratif, récit non référentiel. C'est évidemment cette dernière acception qui sera retenue par Dorrit Cohn et sur quoi portera son analyse, qui fait alterner les chapitres théoriques (un chapitre sur l'opposition générique entre Vies fictionnelles et Vies historiques, un chapitre sur les « marqueurs de fictionalité », un chapitre sur la « narration simultanée ») et l'étude de textes particuliers (un chapitre sur le statut d'A la recherche du temps perdu, un chapitre sur le cas de Sir Andrew Marbott, un chapitre sur un texte de Thomas Mann ou un chapitre sur un texte de Tolstoï, et même un chapitre sur les histoires de cas freudiens).

3Seulement voilà. Si vous aviez lu scrupuleusement la section de Fiction et diction intitulée « Récit fictionnel, récit factuel », vous aviez à peu près convenu avec Genette que les indices formels de fictionalité (ou de référentialité) d'un texte étaient éminemment réversibles, et vous aviez attribué avec lui cette réversibilité à des causes essentiellement historiques : si in abstracto on pouvait toujours songer à des différences entre récit fictionnel et récit référentiel, le corpus en acte des textes soumis à votre lecture les démentait, principalement en raison des échanges entre genres référentiels et genre fictionnels. D'avoir imité la correspondance, par exemple, le roman épistolaire brouillait les cartes, et il n'était pas le seul. Vous aviez à peu près abandonné l'idée de découvrir un quelconque principe de distinction formelle de la fiction, quand le texte de Dorrit Cohn relance votre curiosité. La lecture de ce livre est extrêmement stimulante, et quelque chose se passe comme si ici ou là on y touchait bien agréablement à l'essence de la fiction. Pourtant, là encore, les arguments de Dorrit Cohn sont fragiles, et sujets à contre‑exemple. Elle‑même n'hésite pas à désigner des cas limites qui fragilisent le modèle, mais ou bien elle les rapporte à des sortes d'exceptions qui confirment la règle (l'argument en est‑il un ?), ou bien elle fait curieusement intervenir une perspective axiologique, dont la posture légiférante laisse rêveur — et bloque la réflexion sur la fictionalité actuelle ou la référentialité actuelle de ces textes ainsi mis hors du jeu. Certains textes, voire certains genres, relèveraient ainsi de « dérapages occasionnels » (ce serait le cas par exemple pour la nouvelle biographie des années 20). Quid d'une telle poétique, qui exclut, non pas provisoirement et par méthode, mais par juridiction et renvoi définitif, des corpus, afin de conforter son partage ?

4La fictionalité trouverait à s'emblématiser dans le cas de la narration simultanée. Renvoyant dos à dos les deux hypothèses qui consistent soit à rapporter la narration simultanée à la forme du monologue intérieur soit à l'interpréter comme un présent historique, Dorrit Cohn y voit au fond la quintessence de la fiction, sinon hétérodiégétique (elle évoque elle‑même le cas référentiel du commentaire d'un match sportif), du moins homodiégétique. Or, dans le même ordre d'idée, Nicolas Hulot ne commente‑t‑il pas la manière dont il conduit son hélicoptère dans les sites qu'il traverse ? La narration simultanée homodiégétique peut fort bien être référentielle (c'est aussi le cas du journal vidéo, par exemple).

5Plus largement, Dorrit Cohn pense pouvoir signaler la fiction par une caractéristique qu'elle nomme « épistémologique », et qui réside dans cet accès du narrateur à la conscience de ses personnages. Mais, premièrement, ces personnages n'ayant pas d'existence sérieuse, on peut douter qu'il s'agisse exactement d'un mouvement épistémologique. Le geste épistémologique est, au mieux, mimé. D'autre part, cette caractérisation du régime fictionnel du texte par sa propension à jouer de la focalisation interne, et son opposition au texte référentiel qui oscillerait entre l'aveu de son incompétence psychologique et le maniement prudent de la conjecture, risquent aussi bien d'être démenties par les faits. Le texte de fiction peut évidemment jouer formellement cette prudence. Et quant à la parole référentielle, est‑ce que vous ne passez pas votre temps à constituer des portraits psychologiques d'autrui en négligeant de recourir aux formes grammaticales du « a dû » dont Dorrit Cohn pense qu'elles devraient signaler la référentialité de votre discours ? Madame de Sévigné recourt‑elle à de telles prudences dans ses lettres ? Et vous dans les vôtres ? Pour ma part, j'échapperai aux foudres de Dorrit Cohn car sauf nécessité administrative, je n'écris pas de lettres ; mais ici ou là et à une amie qui me demanderait conseil, est‑ce que je ne me lancerais pas bravement dans un portrait psychologique du concerné en oubliant les tournures conjecturelles ? Ma faute serait sans doute que mon portrait hâtif ne coïncidera peut‑être pas avec la réalité ; sera‑ce pour autant une fiction ? Évidemment non. Juste une grosse erreur, que mon amie m'en pardonne les éventuels effets. Bref, on voudrait donner raison à Dorrit Cohn, d'une part parce que cette quête impossible de la fictionalité trouverait enfin un terme, d'autre part parce que quelque chose se passe à la lecture de ces pages comme si on frôlait cette fictionalité, et ne serait‑ce que parce que certaines de ces pages, et ce n'est pas rien, donnent l'envie d'écrire de la fiction ; mais la loi pratique de la réversibilité ici encore fonctionne et chaque indice allégué se délite de retrouver sa forme dans le champ référentiel. L'enquête reste à suivre.