Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Automne 2001 (volume 2, numéro 2)
titre article
Marielle Macé

L'auteur en personne: Yourcenar essayiste

Marguerite Yourcenar essayiste. Parcours, méthodes et finalités d'une écriture critique. Textes réunis par C. Biondi, F. Bonali Fiquet, M. Cavazzuti et E. Pessini. Actes du colloque international de Modène, Parme et Bologne (5-8 mai 1999), Société Internationale d'Etudes Yourcenariennes, Tours, 2000. EAN 13 : 295044749X.

1Ce recueil, qui rassemble beaucoup de spécialistes de l'œuvre de Marguerite Yourcenar, se propose d'étudier l'ensemble des écrits non fictionnels de l'écrivain, à l'exception des Mémoires ; " l'essayisme " ici visé est pris dans son sens large : tout écrit de pensée, de l'article à la conférence en passant par la méditation ou la lettre, jusqu'au postulat du roman-essai dont on connaît l'importance dans la littérature du XXe siècle et qui forme l'axe pertinent de bien des œuvres, de Proust à Musil. Conséquence de cette appréhension large du champ de l'essayistique : les essais sont saisis le plus souvent sous leur aspect thétique, en tant qu'ils sont traduisibles en propositions générales, voire documentaire. Enfin l'accent est mis sur les essais sur la littérature, le plus souvent sur un écrivain, et sur la situation de face-à-face entre deux individualités créatrices qui s'y réalise.

2Le souci étant ici de déterminer les propositions ou les enjeux théoriques d'un ouvrage, je serai très brève sur ce que le volume dit de Yourcenar, bien que ce soit précisément sa visée, et que l'apport y soit très fécond. En ce sens il ne s'agira pas d'un compte rendu à proprement parler, mais de quelques remarques à partir d'un riche ensemble d'études sur un écrivain. Je chercherai à souligner ce qui, dans de telles réflexions sur les pratiques critiques d'un écrivain, s'offre à une approche de l'idée d'auteur. On peut trouver dans cette image de Yourcenar essayiste toute une pensée de l'auteur, du discours de l'auteur et du discours sur l'auteur. L'analyse de la critique d'écrivain, de ses modes de réception et de production, permet d'éclairer la constitution par les écrivains et leurs lecteurs, de cette figure. C'est en effet en partie dans la lecture des essais que se construit, dialectiquement avec l'auteur, la figure de l'auteur.


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3Le recueil s'organise en cinq sections, précédées d'une étude de M. Cavazzuti sur les " Visages de l'Europe dans l'œuvre critique " de Yourcenar ; la première section s'intéresse aux figures de la création dans les essais : la création comme dialectique d'engagement-dégagement, l'idée d'une esthétique de la transmutation, l'attention paradoxalement accordée par Yourcenar à l'informe, la place de la mémoire, du travail du temps, de la technique de l'explication ; la critique d'auteur proprement dite est traitée dans la seconde section : Yourcenar et Montaigne, d'Aubigné, Thomas Mann, Schlumberger, Mishima, Borges ; la troisième section est centrée autour de l'histoire, du temps, jusqu'au problème noir et à la question environnementale ; la quatrième section porte sur un recueil d'essais, Le Tour de la prison, et sur le lien entre voyage et écriture de soi qui s'y exerce ; enfin un article sur Yourcenar et ses éditeurs clôt le recueil.

Une pratique de la distinction

4L'essai est à la mesure de l'essayiste, disait J.-L. Leutrat : moins un texte évalué de façon autonome qu'un type d'écriture qui doit fonctionner en étroite relation avec l'autorité de son auteur. En étudiant les essais de Yourcenar, les auteurs soulignent ce statut éthique du genre, genre inséparable de la personne qui s'y fait entendre, donnant à voir la formation ou la légitimation d'une figure d'écrivain.

5La critique d'auteur de Marguerite Yourcenar apparaît, au même titre que celle d'autres écrivains, comme une pratique de distinction, valorisée, différentielle, discriminante, la pratique d'un écrivain classique. Dans les études de ce volume se constitue d'ailleurs un corpus d'essais récurrents, corpus lui aussi de distinction, sélectionnant les textes les plus méditatifs. L'essai critique est moins évalué dans sa littéralité argumentative qu'en tant qu'il provient de l'écrivain par ailleurs reconnu, et donc dans ses effets d'annonce ou d'échos avec les textes " essentiellement littéraires " de l'auteur ; on fait le postulat d'une continuité créatrice dans l'ensemble de l'œuvre, et ce que les essais apprennent sur Yourcenar, c'est sur la romancière qu'ils l'apprennent. Cet effet de distinction de la critique d'auteur repose sur une position énonciative singulière, Yourcenar ne parle pas de n'importe quel lieu de l'espace littéraire. Un corpus d'écrivains critiques se forme d'ailleurs dans le volume, qui vient dessiner une géographie des valeurs et des autorités : dans le domaine français, la critique d'auteur " connaît sa belle époque dans la première moitié du siècle, où Gide eut son Dostoïevsky, Mauriac et Giraudoux leur Racine ; Rolland de Renéville son Rimbaud. Plus près de nous, Sartre son Idiot " (M. Delcroix, 173).

6Première caractéristique de ces essais yourcenariens : l'effet d'autorité énonciative. Chez Marguerite Yourcenar, cette pratique de la distinction qu'est la critique d'auteur est à lier avec la possibilité d'une énonciation hautaine. C'est un élément très intéressant du recueil : l'activité critique se manifeste comme moment de cristallisation d'une voix, l'étude des essais critiques permet de faire apparaître la construction d'un visage, avec le ton et la posture qui le caractérise ; plusieurs études suggèrent que cette figure d'écrivain se construit bien plus explicitement dans les textes non fictionnels que dans les romans, et cela décide de la représentation de l'auteur pour l'histoire littéraire. L'essai m'apparaît alors comme une espèce de lieu éthique, lieu de vérité énonciative où va se manifester la vérité de l'auteur, de l'auteur en tant que persona. Dans les volumes de textes variés de Yourcenar, " caractérisés par leur manque de cohésion thématique " (L. Desblache, 280), c'est la personne de l'auteur qui fait lien. Les traits génériques que Yourcenar actualise dans l'essai sont en fait ceux qui dessinent son visage d'écrivain classique : une " auctoritas quasi souveraine qu'elle exerce sur ses lecteurs " (C. Benoît, 47), " le moi de Yourcenar, écrivain classique, n'y apparaît pas " (W. J. A. Bots, 147), une position d'hyperaffirmation, voire des traits d'arrogance (L. Desblache, 285). L'essai chez Yourcenar, explique B. Deprez, se présente d'abord comme un genre " neutre ", disposant ainsi subtilement de son pouvoir exhortatif. On pourrait ainsi infléchir les conclusions des auteurs dans ce sens : ce ne sont pas seulement des principes, des déclarations esthétiques de Yourcenar qui peuvent se lire dans ses essais, mais aussi la mise en place d'une conception et d'une pratique de la parole auctoriale.

7Seconde caractéristique : la clarté. Un élément de caractérisation formelle de l'essai apparaît là aussi, au fil des articles, comme le reflet d'une qualité spécifique de Yourcenar : " Yourcenar n'est-elle pas connue de tous pour la clarté de sa pensée, pour ses sentences frappées dans le beau marbre poli de l'art classique ? " (C. Benoît, 47), et, lorsqu'elle traite de la fragmentation, " Yourcenar n'explicite pas une idée qui se défend d'elle-même à travers la structure de son travail : son article est très ordonné, concis, cartésien en somme. […] Son regard cartésien survit à la disparition de la pensée rationnelle et contrôlée " (L. Brignoli, 222). D'où l'attention spécifique légitimement portée dans le recueil aux thèses véhiculée par les écrits d'idées, et non nécessairement aux formes d'écriture de l'essai. Cette clarté se traduit dans le recueil par l'opposition récurrente raison-imagination, qui organise un partage de l'œuvre : fiction et diction, roman et essai, " écriture artistique et regard lucide, imagination et rigueur intellectuelle " (L. Brignoli, 213), partage entériné par les quelques déclarations de Yourcenar sur le genre : " Rien n'est plus fatigant que d'écrire un essai. Il faut mener une enquête, il faut se transformer en juge d'instruction permanent. […] Dans l'essai il faut se méfier de l'imagination. Qu'on le veuille ou non, elle déforme, elle jette dans une certaine direction, qui n'est pas toujours la vraie " (cité par W. J. A. Bots, 143). Cette recherche de claritas de l'essayiste correspond aussi à l'organisation de son œuvre par la romancière, et la pratique de l'essai chez Yourcenar révèle une intention d'écrivain : bien des communications rappellent qu'elle cherchait à maîtriser sa réception : " indiquant de manière explicite dans l'abondant paratexte qui accompagne ses œuvres les intentions qui les sous-tendent et les clés de lecture qui permettront aux destinataires d'en saisir le sens profond " (C. Benoît, 47), " pour ses propres œuvres, par le paratexte, elle prend soin de fixer des jalons pour guider le lecteur dans un labyrinthe dont elle se veut l'infaillible Ariane " (R. Poignault, 208)

8C'est donc bien d'une figure qu'il est question : caractériser l'essayisme de Yourcenar, c'est pouvoir dessiner un visage, et les fonctions qui lui sont attachées : distinction, autorité, clarté, intention. Certaines analyses ici données sur la prise de conscience d'une décadence (Rémy Poignault), la vision large de l'histoire, la maîtrise des moments de la création, peuvent aller, je crois, dans ce sens.

Lire les essais

9Plusieurs lignes de force de la critique yourcenarienne, et de la saisie de l'essai, se reflètent ici. Les essais apparaissent avant tout avec un statut de paratextes, ou de genre-seuil, organisé comme tel par l'auteur : ils " font partie de ces textes marginaux, à la fois hors de l'oeuvre proprement dite, et partie intégrante de cet ensemble " (J.-P. Castellani, 187), et C. Golieth propose de traiter en un même mouvement la critique " sous sa forme contrôlée d'oeuvre littéraire " (71) et sous la forme de la correspondance.

10Mais les essais sont aussi le lieu d'un affleurement du biographique pour Yourcenar ou pour ceux dont elle parle, laissant place à une déprise de ce sujet de maîtrise par excellence, double mouvement que B. Deprez désigne au seuil du volume comme " engagement-détachement ". L'essai sur Mishima comme médiation pour l'expression d'une mort vécue par Yourcenar (M. Delcroix), " L'Italienne à Alger " mettant en scène " l'enchaînement du discours intellectuel sur les faits et les moments qui reposent dans le subconscient et qui affleurent par des points de connexion subtile " (M. J. Vasquez de Parga y Chueca, 269)… : c'est un thème fondamental pour la critique d'auteur, ou pour l'activité de traduction : parlant des autres l'auteur parle de soi. A cette idée de l'essai comme sas vers l'autobiographie se conjugue celle d'une évolution vers l'intime dans le parcours de Yourcenar : " Rigueur intellectuelle et découverte de l'oeuvre d'autrui ne sont plus utilisées comme des procédés qui lui permettent de rester aux frontières d'elle-même ; elle ancre enfin son universalisme au centre se soi " (L. Desblache, 281). La pratique et l'écriture du voyage vont dans le même sens ; le voyage, objet central de l'essai ou amorce de l'écriture, détermine lui aussi un espace où l'écrivain peut se livrer (E. Pessini). Dernier effet de cet affleurement du biographique dans l'essai, l'hypothèse d'un style et d'une méthode analogiques, soulevée par plusieurs articles ; A. Maindron souligne la force d'un précepte de Yourcenar : " on ne se livrera jamais assez au travail passionnant qui consiste à rapprocher les textes (166), M. Delcroix en décèle l'application dans l'essai sur Mishima, et R. Poignault définit ainsi la méthode de lecture de Yourcenar (209).

11Une autre ligne de force de l'essai yourcenarien apparaît dans l'attention portée à un questionnement qu'on pourrait appeler " généalogique " : l'essai construit des parentés, pour l'auteur et pour sa culture. Yourcenar se choisit des pères, et c'est bien sûr un effet de l'aspect réflexif de la critique d'auteur (à la fois portrait et autoportrait) : " La personne comme l'œuvre est tributaire de multiples lignes généalogiques " (N. Bourbonnais, 42). La nature humaniste de Yourcenar participe de cette ascendance : une figure d'intellectuel humaniste dans un siècle anti-humaniste ; même sa vision du Japon est placée dans ce lignage : " réhabilitation du rapport ambivalent entre soi et autrui, ce rapport fondamental pour toute relation humaine qui se noue à travers un jeu d'identification et de différenciation " (O. Hayashi, 296). Une pratique intellectuelle s'inscrit dans l'humanisme de Yourcenar, celle de l'explication (C. Golieth). Cet humanisme a une grande importance, parce qu'il est, je crois, lié à la conscience de genre dans le cas de l'essai : la réussite d'un essayiste est souvent mesurée à sa parenté avec Montaigne, et l'étude donnée par W. J. A. Bots sur Montaigne et Yourcenar pourrait aller dans ce sens. Le questionnement généalogique enfin recouvre la valeur de l'histoire dans le processus de création de Yourcenar, et la volonté universaliste qui s'imprime dans cette vision de l'histoire et apparaît ici dans plusieurs études.


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12On voit, par delà l'intérêt évident de ce volume pour les spécialistes de M. Yourcenar, vers quel champ théorique mènent de tels travaux monographiques : une poétique de l'auteur (on peut lire dans les pages de Fabula des propositions semblables dans les comptes rendus des ouvrages de Bonnefoy et de Auden), qui soit en même temps une poétique de l'œuvre – de l'oeuvre complète d'un écrivain, avec son organisation et ses lignes de partage.