Acta fabula
ISSN 2115-8037

2001
Printemps 2001 (volume 2, numéro 1)
titre article
Pascale Foutrier

Roman de la philosophie, philosophie du roman

B.-H. Lévy, Le Siècle de Sartre, Grasset, Paris, 2000, 663 p. EAN 13 : 9782246592211

1Le présent article est paru dans la revue L'Infini (Gallimard), numéro 73, printemps 2001. Il est publié avec l'aimable autorisation de Philippe Sollers.


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2Avril 1980. Perchées au-dessus d'une tombe ouverte, nous étions, mon amie Cristina Carduner et moi, follement excitées : il s'agissait de faire tomber sur le cercueil de Sartre la rose rouge que nous avions emmaillotée dans la première page du Libé du jour ; autour de la tombe, des inconnus pleuraient; notre joie accompagnait leur tristesse : nous nous targuions de ne pas croire encore à la mort, un " jeune homme " était dans ce cercueil et se survivait dans notre gaieté de gamines.

3Nous ne savions pas que l'autre " mort de Sartre ", sa mort " mondaine ", avait été proclamée depuis un certain temps déjà par le Nouveau Roman, le structuralisme et le post-structuralisme telquelien, et enfin, aux alentours de 74, par les " nouveaux philosophes ".

4Comment lire, vingt ans plus tard, un livre consacré à ce jeune mort par un auteur qui m'apparaissait comme l'homme qui avait enfoncé le dernier clou dans le cercueil du philosophe au tonneau (de Billancourt).

5Il a fallu la force du désir (sartrien) de " penser contre soi-même " pour me plonger dans Le Siècle de Sartre de Bernard-Henri Lévy. Il a fallu ensuite surmonter l'agacement provoqué par certains motifs – concessions de BHL à la société du spectacle qui fait de lui cet intellectuel-alibi chargé d'en finir avec une certaine race d'emmerdeurs publics ? – : l'obsession de la " gloire " , convient-il ou non que le Grand Homme s'y expose? (Le Siècle de Sartre, 37-45), le fantasme corollaire du " vrai couple écrivain-politique " qu'auraient paradoxalement formé Sartre et De Gaulle ! (34), la propension à faire du moindre " garçon de café " le valet " Sganarelle " de Lévy-Dom Juan (444), là où Sartre décelait, on s'en souvient, sous l'esprit de sérieux dudit garçon de café qui " joue au garçon de café ", " tout un homme "...

6Mais peu importe puisque l'essentiel est accompli : rendre à Sartre la place centrale qui est la sienne dans l'histoire intellectuelle du siècle.


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7Nous nous intéresserons surtout ici à un aspect de ce livre foisonnant, celui du rapport entre la littérature et la philosophie dans l'oeuvre de Sartre.

8B.-H. Lévy a raison d'écrire : " Si [Sartre] a une originalité et une force c'est de pratiquer ensemble [philosophie et roman], en une articulation – une fusion ? – qui, non seulement dans l'époque mais dans le siècle, n'aura appartenu qu'à lui " (66). Il réinvente " après Proust et Céline, le roman polyphonique à la française " (72), cet art du roman " total " où se mêlent fiction et essai, autobiographie et fable, parce qu'il est évident pour lui que " vie et philo " ne font qu'un : " Je n'essaie pas de protéger ma vie après coup par une philosophie, ce qui est salaud, ni de conformer ma vie à ma philosophie, ce qui est pédantesque, mais vraiment, vie et philo ne font plus qu'un " (45). Comme la vie, la littérature n'a pas à se conformer à une philosophie ni à " s'engager " , la littérature EST engagée parce qu'elle est une action et que nous sommes " embarqués " – c'est là en effet la véritable conception sartrienne de l'engagement dans le fameux et mal compris Qu'est-ce que la littérature?, comme le rappelle à juste titre B.-H. Lévy (84-95). Une littérature qui ne manifesterait pas cet " engagement " et qui ne résonnerait pas " à tous les niveaux de l'homme et de la société " , ne vaudrait pas " une heure de peine " (93).

9Si l'on remonte en amont, aux sources de l'œuvre sartrienne, l'hypothèse de B.-H. Lévy est très convaincante qui voit dans Gide le premier à nouer indissolublement philosophie et littérature.

10Roman-et-philosophie avec Gide et Nietzsche, pour l'athéisme radical, " entreprise cruelle et de longue haleine " que Sartre, après Gide et comme Gide, veut avoir " menée jusqu'au bout " (109), mais aussi pour l'athéisme politique (auquel on ne peut nier que Sartre, comme Gide d'ailleurs, dérogera quelque peu, mais qui est celui de Roquentin dans La Nausée); pour l'athéisme littéraire enfin, par " mépris de la pure littérature ", " nostalgie de l'action " (613) et dégoût de ce que Nietzsche appelait l' " idéal sacerdotal ", que Sartre débusque au cœur de la " religion littéraire " (600) et dont le procès sera l'objet de son grand roman, Les Mots, mais qu'on trouve déjà dans La Nausée. Gido-nietzschéen enfin le " rêve d'une invention perpétuelle de soi ", de " sculpter le moi ", de " penser contre soi-même " pour dépasser le mimétisme de la " comédie " sociale (on trouve également cette problématique chez Bergson).

11Roman-et-philosophie avec Gide et Bergson, pour la haine du "stéréotype ", de la pensée " qui se pétrifie ", et le goût à l'inverse du " vécu ", du " mouvement " (139 sq.), de l' " authenticité " opposé à l' " automatisme "; influence de Bergson jusqu'au fameux " j'ai fait mon acte " d'Oreste dans Les mouches, où l'on peut entendre l'écho de l'" acte libre " bergsonien au travers de l' " acte gratuit " du Lafcadio des Caves du Vatican – dont Sartre se réclame explicitement en annonçant en 1938, L'Âge de raison (écrit plus tard et publié en 1945, 111); influence de Gide enfin, bien avant la mode des romans américains, sur la technique romanesque de Sartre, qui fait l'éloge en 1939, à propos des Faux-Monnayeurs, du goût de Gide pour les " constructions en abyme " et de la façon qu'ont tous ses romans de porter en eux-mêmes leur " propre réfutation " (108).

12Cette généalogie française de l'œuvre sartrienne a aussi le mérite d'en relativiser la généalogie allemande (et purement philosophique) : B.-H. Lévy avance qu'il est " plausible de supposer que l'essentiel des intuitions que Sartre reformulera, ensuite, sur le mode heideggerien ou husserlien sont, d'abord, des intuitions bergsoniennes " (151). Sartre serait plus bergsonien que husserlien jusque dans son " retour aux choses mêmes ", et plus bergsonien que heideggerien, lorsqu'il se saisit du concept d'" authenticité ". De plus il maintiendrait contre Heidegger les droits du " cogito " cartésien, même si, contre Descartes et Husserl, il le dépouille de sa prééminence absolue de " maître et possesseur du monde ". Enfin, il se souviendra sans doute de cette " fable " qu'est Le Discours de la méthode comme le dit Descartes lui-même, lorsqu'il écrira à la fin de sa vie ses propres " fables " biographiques et autobiographiques.

13Cependant la généalogie allemande de la philosophie de Sartre est indéniable, et l'on se demande, lisant B.-H. Lévy, comment cette fusion proprement sartrienne de la philosophie et du roman a pu résister à l'influence dirimante de l'ontologie heideggerienne et du Système hégelien.

L'heideggerianisme, philosophie indépassable de notre temps ?

14B.-H. Lévy écrit très justement que " Sartre est à l'origine de tout le courant moderne de dissolution du sujet et des certitudes de l'humanisme " (260), et c'est la découverte de l'ontologie heideggerienne qui lui permet d'effectuer sa critique de la conscience husserlienne " qui, quoique engagé[e] dans les choses, continuerait de les surplomber " – La Transcendance de l'Ego, 1937 (253).

15Mais si Heidegger lui permet de combattre l'Ego transcendantal husserlien, le philosophe de L'Être et le Néant (1943) n'en effectue pas moins ce que B.-H. Lévy appelle un " sauvetage ultime du sujet ".

16À la faveur d'une lecture hâtive de Sein und Zeit et influencé par la traduction de Henry Corbin qui rend Dasein par " réalité-humaine ", Sartre " subjectivise le Dasein " et entend dans la traduction par " existence " du concept d'Eksistenz le " vécu " humain (encore Bergson), là où Heidegger signifiait la " clairière de l'être dans laquelle [l'homme] se tient au milieu de l'étant " (160). Ainsi Sartre " humanise " l'ontologie heideggerienne : " Précisément, nous sommes sur le plan où il y a seulement des hommes ", écrit Sartre ; " précisément, nous sommes sur un plan où il y a principalement l'Être ", réplique sèchement Heidegger (161-162). Sartre maintient dans L'Être et le Néant, malgré Heidegger, l'hypothèse d'une " conscience " purement intentionnelle, " négative " et privée d'intériorité, qui était déjà celle de L'Imaginaire (1940) et de son texte sur l'intentionnalité husserlienne (1939).

17Dans une longue note consacrée à Heidegger, B.-H. Lévy reconnaît au philosophe de penser la clôture métaphysique de l' " oubli-de-l'être " : seule l'affirmation selon laquelle " cette question de l'Être distingue le discours philosophique " (211) peut éviter à l'interrogation philosophique de devenir " une forme de technicisme " et la libérer du " coup d'arrêt kantien dans l'histoire de la philosophie " (212); en outre, la philosophie de Heidegger permet de concevoir, une fois dissoute la vieille subjectivité métaphysique, l'" extrême subjectivité " du " je-meinig " (" chaque fois-mien ").

18Mais l'auteur du Siècle de Sartre en vient à dire sa méfiance d'un " totalitarisme ontologique " " qui répute l'Être plein, sans faille, saturé de lui-même " (267) et ne permet pas de poser la question des " droits de l'homme " par-delà la critique radicale de l'essentialisme humaniste (203) : " le même heideggerianisme qui aide, et aidera longtemps encore, à concevoir l'intraitable singularité d'un sujet arraché à la généralité et à l'abstraction humanistes nous interdit, dans les mêmes textes et les mêmes concepts, d'inscrire ce sujet singulier dans l'espace ou le temps de ce que l'on appelle démocratie " (203-204).

19Et prenant le contre-pied de la condamnation sans appel des " dévots de l'heideggerianisme " – " Sartre n'a rien compris à Heidegger " –, B.-H. Lévy n'est pas loin de voir un coup de génie dans le maintien sartrien de l'hypothèse de la conscience : c'est en effet grâce au " malentendu " sur le contenu purement ontique du Dasein, que l' " antihumanisme " sartrien, qui puise sa force, comme tous les antihumanismes du dernier demi-siècle, dans la pensée de Heidegger, peut, là où la pensée du philosophe de la Forêt-Noire nous l'interdit, fonder la " responsabilité ", les " droits " et la " politique " d'une " singularité " privée d'identité et d'essence (de " propre " ), sur la liberté qui lui reste de viser une subjectivation toujours future (et en partie illusoire). C'est à une mauvaise lecture de Heidegger que l'on doit en un mot la phrase géniale et si célèbre de L'Être et le Néant : " l'existence précède l'essence " ; autrement dit : la conscience s'arrache sans cesse à la facticité du " vécu " (à sa " contingence "), qui est première, pour " filer vers ce qui n'est pas soi " en concevant librement par-delà les choses un " projet ", qui, se réalisant en partie dans l'" acte ", la responsabilise.

20Ce qu'il y a à gagner en effet dans cette " subjectivisation " du Dasein heideggerien et dans cette pensée de la subjectivation n'est rien moins que la " liberté " au sens où Sartre l'entend : celle d'une conscience " libre du sens donné à sa facticité " (150) de " transformer en choix ce que le poids du monde a imposé comme un destin ". Mais tel choix hypostasié en " identité personnelle " positive devient un obstacle à ce libre mouvement d'arrachement à la contingence. La conscience ne coïncide jamais avec elle-même, ni l'existence avec l'essence, même si la chimère de se faire causa sui (cause de soi), de désirer son devenir-Dieu, de faire du néant de son être un Être absolu, accompagne nécessairement le projet : la croyance d'avoir rejoint telle " essence " de " soi " est ce qui définit l'" aliénation ". La visée du devenir-Sujet demeure de l'ordre de l'imaginaire.


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21Cette conception de la subjectivité entraîne nécessairement une révolution copernicienne du roman : pas de sujet a priori, c'est-à-dire pas de " personnage " avec son " intériorité " d'où découleraient ses actions ; le roman classique qui le stipulait parce qu'il est tributaire de la vieille métaphysique subjectiviste est périmé, le roman post-phénoménologique n'est pas sans retrouver certains accents de la Poétique d'Aristote : " soit des gestes, des attitudes, des visées du monde, des comportements ; ce sont eux qui sont premiers ; ce sont eux qui, à force, constituent le caractère d'un sujet " dont on sait pas ce qu'il est avant qu'il ait agi (70). À la limite, il n'y a que des " situations ", le sujet n'est " qu'en situation ", il n'a pas d'unité : pour chacun " une infinité de consciences et de subjectivités " (251). Ainsi La Nausée (1938) et les trois romans du cycle Les Chemins de la liberté (1945-1949) sont-ils, chacun à leur manière, de tels romans de la " subjectivation ". La Nausée s'en tient au moment négatif, où le personnage (Roquentin) se dépouille du souci de se concevoir comme " sujet ", avec ses attributs propres, son caractère, pour vivre le moment " apophantique " du dévoilement de l'" existence " toute nue, délivrée de la préoccupation d'une fin : " Exister, c'est être là, simplement [...] la contingence n'est pas un faux-semblant, une apparence qu'on peut dissiper ; c'est l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même " (La nausée, folio, p. 184-185). Ce roman me semble le modèle absolu de ce que Philippe Forest appelle le " roman épiphanique " : ne sacrifiant pas le mode narratif de l'écriture au pur " dire poétique " que préconise Heidegger, Sartre conduit son récit " jusqu'en ce point où il s'interrompt " – ce qui se produit devant la célèbre racine de marronnier, lorsque Roquentin, se dissout dans cette expérience de trouée éblouissante : " J'étais la racine de marronnier. Ou plutôt j'étais tout entier conscience de son existence. Encore détaché d'elle – puisque j'en avais conscience - et pourtant perdu en elle, rien d'autre qu'elle " (op. cit., p. 185). Ne reste " rien " de Roquentin – rien qu'une conscience, pure visée, qui s'évanouit si elle tente de se retourner sur soi. Et le lecteur de partager l'expérience de cette conscience expropriée, libérée de " soi " et du même coup du souci des " salauds " de justifier leur existence par leur situation (sociale), et de considérer leurs " privilèges de fait comme des privilèges de droit " (340) : " Les Salauds dont le droit d'exister : " J'existe parce que c'est mon droit " (La Nausée, op. cit., p. 145).

22Narrateur, auteur, personnage, lecteur s'abolissent dans ce qu'on pourrait appeler le mode " apophantique " de l'écriture, ils deviennent la racine de marronnier et la conscience purement intentionnelle qui la vise. La " subjectivité " du personnage est renvoyée à la fiction forgée par le mode narratif de l'écriture ; le sujet (de l'auteur et du lecteur) est " mis en procès " pour employer l'expression de Julia Kristeva, mais la conscience, " thétique ", demeure.

23C'est ainsi en effet que la théoricienne de la littérature, dans le droit fil, nous semble-t-il de cette critique sartrienne du " totalitarisme ontologique heideggerien ", parlera dans La Révolution du langage poétique (1974), d'une " mise en procès " du sujet dans la " pratique de l'écriture " – le maintien du terme de " sujet " impliquant celui de l'hypothèse (husserlienne) du moment " thétique " de la conscience dans une dialectique à deux termes, symbolique (subjectivation et fondation dans le vouloir-signifier) et sémiotique (désubjectivation dans la matérialité du signifiant linguistique, au-delà du sens). Dans La Révolte intime (Fayard, 1997), qui n'est pas pour rien consacré en partie à Sartre, comme son précédent livre, Sens et non-sens de la révolte (Fayard 1996), Julia Kristeva, parle de " familiarité avec la psychose ", à propos notamment de la pensée de Heidegger (et de celle de Hegel), ce qui revient à dire sa méfiance d'une telle dissolution unilatérale du sujet. D'autre part, dans un livre plus récent consacré à Hannah Arendt, la théoricienne fait du récit de la subjectivation une " passion " politique : réhabilitant le récit avec Aristote et contre Heidegger, Hannah Arendt concevrait l'existence (la " vie " humaine) comme récit d'une action (vie pensée-racontée), et le récit de l'action exemplaire comme fondation du politique (cf. Le Génie féminin, tome 1 : Hannah Arendt, notamment p. 76). Il s'agit là encore de contourner l'impossibilité, pour la critique heideggerienne de la subjectivité, de penser la politique. La vie biologique (zoé) ne devient vie humaine (bios) qu'à partir du moment où elle a la liberté de se raconter – et le " retour rétrospectif " nécessaire au récit induit le moment négatif d'arrachement à la facticité, qui est selon Sartre la liberté même de la conscience.

24Rappelons-nous ce que Sartre écrivait dans son Qu'est-ce que la littérature (1948) : " Ecrire c'est une certaine façon de vouloir la liberté ; si vous avez commencé de gré ou de force vous êtes engagé " (Qu'est-ce que la littérature ?, Folio-essais, p. 72). Et il disait du roman, récit de la subjectivation ou mise en procès du sujet, qu'il est " solidaire du seul régime où la prose garde un sens ; la démocratie (op. cit., p. 71-72)

L'hégélianisme de la Fin de l'Histoire, philosophie indépassable de notre temps ?

25Le " premier " Sartre, comme le qualifie B.-H. Lévy - à tort ou à raison nous n'en discuterons pas ici - celui de La Nausée (1938), et de L'Être et le Néant (1943), n'est pas marxiste ; le cheminement ultérieur vers Marx, après le désaveu cinglant de Heidegger (même si B.-H. Lévy n'admet pas que cela soit le moteur de la " conversion " sartrienne) n'est pas sans saveur a posteriori, si l'on résume le souci de la génération intellectuelle post-sartrienne à cette question : " Après Marx, Heidegger ? " (184) En sommes-nous toujours là ? se demande B.-H. Lévy.

26Mais un autre protagoniste s'impose alors à lui pour faire avancer l'intrigue de son " roman de la philosophie ", qui hante le siècle comme le fantôme de la révolution hante le capitalisme selon Marx : Hegel.

27Le marxisme " indépassable philosophie de notre temps ", écrit Sartre dans La Critique de la raison dialectique (1960), tout en reconnaissant ailleurs que Marx, aveugle à la question de la singularité, a " entièrement perdu le sens de ce qu'est un homme " (531) ; peut-être Sartre ne tient-il pas tant que cela à Marx, d'ailleurs, explique Lévy; mais cette idée d'une " philosophie " comme " totalisation du savoir contemporain " ou comme " horizon indépassable " d'une époque est une idée hegelienne ; et sous le nom de Marx, ce qu'il faudrait entendre, c'est la conversion de Sartre à l'historicité hegelienne.

28La thèse de Lévy est que Sartre, après un courageux bras de fer avec le Hegel kojévien qui est l'air du temps au moment où il rédige L'Être et le Néant, " a capitulé devant Hegel " en écrivant Critique de la raison dialectique (et en fait dès la rédaction des Cahiers pour une morale, 579).

29Ainsi, là où Hegel renvoyait dos à dos l' " être " et le " néant " dans la Science de la Logique, arguant qu'on ne peut " rien " dire de l'être et qu'il est en cela la " même chose " que le " néant " (562-563), Sartre rappelait dans L'Être et le Néant que " l'être est et que le néant n'est pas ", et que ce " néant " qui " n'est pas " tire son peu d'être de l'être ; autrement dit le " néantir " existentiel, qui doit par ailleurs être distingué du " néant " du jugement, est second par rapport à l'être. Sartre reproche à Hegel d' " avoir assimilé l'être à la connaissance ", et à sa dialectique, de " faire cesser le scandale de la pluralité des consciences " – cette conjonction faisant du " point de vue " hégelien qui culmine dans le " Savoir absolu " un " point de vue totalitaire " (564) ; il se rallie explicitement à l'anti-hegelianisme de Kierkegaard et à son " sujet pure négativité " irréductible à la totalisation du Système hegelien.

30Et voilà le même Sartre, explique Lévy, qui se rallie vingt ans plus tard au merveilleux " organe " hegelien (le mot est de Kojeve), affirmant que " la totalité de l'homme en acte c'est la philosophie " (568) et que, " s'il y a une Histoire c'est celle de Hegel ", fasciné enfin par ces " groupes en fusion " qui " font " l'Histoire, ceux-là mêmes dont il se méfiait dans Réflexions sur la question juive (323) – où l'antisémite était décrit comme " l'homme des foules " qui rêve de se " fondre soudain dans le groupe ".

31Saisi depuis 1939 (alors qu'il écrivait Bariona au Stalag, explique Lévy) par la politique, le philosophe de la liberté aurait fini par succomber sans reste au " sens de l'Histoire " invoqué par les " humanistes " hegelo-marxistes de tout bord pour justifier les diverses Terreurs rouges. Fragilisé (c'est l'autre thèse implicite de B.-H. Lévy) par son mépris de l' " intériorité " qui serait toujours une " aliénation ", Sartre n'aurait pas trouvé en lui-même les ressources nécessaires pour écrire la suite annoncée de L'Être et le Néant – cette " morale ou cette philosophie de la liberté " qui lui aurait permis de consolider, à la fois contre Hegel et contre Heidegger, les " droits " de cette subjectivité en " désêtre ", décentrée, néantisée, qui était celle de sa première philosophie. La pensée sartrienne de la " subjectivation " n'aurait pas résisté à l'appel du messianisme eschatologique hégelo-kojévo-marxiste, elle aurait été happée toute entière dans le songe ascétique d'une assomption-dissolution finale dans le Savoir Absolu. Il faut dire que l'autre pôle du champ magnétique philosophique, Heidegger, ne pouvait lui être, sur le plan de la réflexion historique et politique, comme on l'a vu, d'aucun secours.

32Ainsi le " dernier en date – le dernier tout court ? – des grands philosophes européens (sic 566) serait devenu à son tour ce " totalitaire " (587). Pris en tenailles entre le " totalitarisme ontologique " heideggerien et le " totalitarisme " historiciste des " hégéliens de gauche " et de leur descendance, il se serait résigné à une " philosophie nihiliste " qui prend " son parti de la Fin ". Autrement dit, ce n'est pas parce que Sartre aurait changé de politique qu'il aurait changé de philosophie, mais parce qu'il aurait échoué sur le plan philosophique, qu'il serait devenu maoïste.


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33Que devient la Littérature lorsque le Sujet s'est auto-dissout dans le mouvement dialectique de l'Histoire culminant dans le Savoir Absolu de la philosophie hégélienne ? Naturellement elle vit aussi sa Fin – qui n'est autre que le roman de Sartre le plus unanimement reconnu, Les Mots (1964). Cet admirable " tombeau pour la littérature " pratique en effet, selon B.-H. Lévy, l'hégélienne " négation de la négation " : la littérature n'étant qu'une chimère qui prend les mots pour des choses et qui nie le " réel ", moi Sartre, je nie à présent ce littérateur platement idéaliste et négateur que j'ai rêvé d'être et pour lequel on me prend, je me mets moi-même au tombeau – non pas comme Mallarmé pour faire résonner la Langue par-delà les " mots de la tribu ", mais pour devenir cet " intellectuel de type nouveau " que requerra bientôt de moi le maoïsme et qui doit " renoncer à lui-même " pour se mettre au service du mouvement des masses. En d'autres termes : les écrivains ont rêvé le monde, il s'agit maintenant de le transformer.

34Et B.-H. Lévy de conclure : " Aux sources du totalitarisme sartrien, ce dernier trait : la haine de la littérature et de soi " (628).

La morale selon Lévinas : philosophie indépassable de notre temps ?

35Mais, ultime coup de théâtre du livre de B.-H. Lévy, et ultimes protagonistes " fascinants " de l'épopée sartrienne : Benny Lévy et Lévinas. Lorsque Benny Lévy, ex-chef mao de la Gauche prolétarienne, alors secrétaire de Sartre devenant aveugle, opère son " tournement " vers la pensée juive, il initie Sartre en même temps qu'il s'initie lui-même à la pensée de Lévinas. Benny Lévy aurait ainsi, selon B.-H. Lévy, provoqué la rencontre philosophique la plus déterminante des quarante dernières années : " le commencement de la fin de ces grands messianismes profanes qui ont ensanglanté le XXe siècle " passe par " le choc sur la table de dissection de l'époque, de Lévinas et de Sartre " (657). Grâce à l'intercesseur Benny Lévy, la pensée Lévinas se serait greffée sur la pensée Sartre et lui aurait permis, enfin, de venir à bout du vieil adversaire hégélien.

36La thèse de B.-H. Lévy a le mérite de réhabiliter ce dernier moment sartrien, dont témoigne Pouvoir et liberté (le livre que Sartre projetait d'écrire avec Benny Lévy n'ayant pas été achevé), et elle est convaincante.

37Ainsi la subjectivité sartrienne qui ne résiste pas au Système hégélien et qui résiste maladroitement à l'heideggerianisme ? La faute en est à son solipsisme. Le souci d'autrui précède le souci de soi, et Sartre de reconnaître : " J'ai laissé chaque individu trop indépendant dans ma théorie d'autrui de L'Être et le Néant [...] toute conscience me paraît actuellement, à la fois comme se constituant elle-même comme conscience et, dans le même temps, comme conscience de l'autre et comme conscience pour l'autre " (cf. Benny Lévy/Jean-Paul Sartre, L'espoir maintenant, Verdier, 1991, p. 40 - et 651)

38L'impasse historiciste du messianisme révolutionnaire " eschatologique " qui sert surtout à justifier la liquidation de l'ennemi politique, fût-il " intérieur ", au nom du sens de l'Histoire ? Sartre reconnaît désormais que la conjonction des intentions fraternelles est " transhistorique ", il se rallie au messianisme de la sagesse juive, pour lequel le messie est un " messie de chaque jour, qui vient sans se présenter et qui est là sans advenir ", un messie qui peut être " n'importe qui ", " un prince, un lépreux, vous, moi " (653).

39Le nouveau messianisme de Sartre ne renonce pas à poser la question de la justice, mais prétend s'" arracher à l'horizon de l'eschatologie ". Sartre maintient néanmoins l'idée de " révolution " – " la réalité juive doit rester dans la révolution. Elle doit y apporter la force de la morale " –, même s'il reconnaît désormais la société comme " résultant d'un lien entre les hommes plus fondamental que la politique " (56). Exit l'Histoire hégélienne : il y a une " histoire juive " qui permet de " décrocher par rapport à la philosophie de l'histoire ", parce que la pérennité des liens n'y passe par l'idée de patrie et n'est pas due au rassemblement sur une terre historique " (74-75).

40Hegel K.O., reste Heidegger : Sartre reconnaîtra mais n'explicitera jamais le fameux " malentendu ", il se contentera de parler d'" aliénation " à propos de l'" unique souci de l'Être " (566).C'est à Lévinas, pourtant premier introducteur de Sein und Zeit en France, qu'il reviendra d'effectuer, selon B.-H. Lévy, la critique nécessaire de l'heideggerianisme : cette ontologie qui " subordonne la relation avec autrui à la relation avec l'Être en général " est une " tyrannie ", nous expliquera ainsi le moraliste (182).

41Alors : la morale lévinassienne, philosophie indépassable de notre temps ? Pointe chez B.-H. Lévy une ambition d'" historien des idées " (626) décidément plus hantée par l'hégélianisme qu'il ne veut l'avouer.

42Si son souci principal d'enterrer le messianisme révolutionnaire marxisto-hegelien et de l'historicisme qui s'y rattache est inattaquable, on peut lui reprocher une (trop ?) impeccable mécanique à " trois temps " (655) qui " fleure bon " l'hégélianisme, pour parler comme lui : Sartre joue Heidegger contre Hegel (L'Être et le Néant), retour à Hegel (Critique de la Raison Dialectique), et enfin, dépassement lévinassien de la clôture hegelienne et du " totalitarisme ontologique " heideggerien. Est-ce que cela ne revient pas à nous refourguer la vieille idée hegelienne qu'il dénonçait chez Sartre d'une " philosophie indépassable de notre temps " : par-delà Heidegger et à travers lui, par-delà la " clôture hégélienne ", Lévinas, vainqueur toutes catégories des querelles philosophiques du XXe siècle?

43Mais sans résolution " dialectique " du " problème Sartre ", comment parier encore sur une " Philosophie " qui n'aurait pas dit son dernier mot... avec Hegel !


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44Heureusement, à d'autres moments le " généalogiste " reprend le dessus et ne prétend à rien d'autre, décidément, qu'à bâtir un " roman de la philosophie ". Rien de péjoratif de notre part dans cette expression, et plutôt même un salut à la hardiesse de la pensée, qui se réclame là encore... de Sartre et de ce qui est " peut-être son chef-d’œuvre " (sic), L'Idiot de la famille : " je l'avoue c'est une fable, rien ne prouve qu'il en fut ainsi ", écrivait Sartre dans son livre sur Flaubert.

45S'inscrivant dans cette lignée, B.-H. Lévy se demande pourquoi Sartre a continué à écrire après Les Mots : L'Idiot de la Famille, écrit en cachette des maos, est-il la preuve que Sartre a passé outre à la fin de la littérature, bien avant d'avoir trouvé la parade lévinassienne à son hégélianisme ? Mais avec quelles armes théoriques ? Ou bien l'écriture biographique est-elle une méditation sur " les raisons de ne pas écrire " (622), et L'Idiot de la Famille écrit en haine de Flaubert, de la littérature et de soi ?

46Or B.-H. Lévy affirme ailleurs que L'Idiot de la Famille (1971-1972) est un " grand roman " et peut-être le roman de Sartre " le plus achevé ".

47Sartre a-t-il écrit trois mille pages dans un état quasi-schizophrénique de duplicité envers soi-même ? B.-H. Lévy semble le penser. Il me semble quant à moi plus fructueux de revenir sur son interprétation des Mots. Et si Les mots n'était pas un adieu au roman ? Et s'il ne s'agissait que de dire adieu à une certaine conception de la littérature, et au mythe du Grand Écrivain ?

48Revenons au " pacte de générosité " entre l'auteur et le lecteur que Sartre évoquait dans Qu'est-ce que la Littérature ? en 1948 : " L'oeuvre d'art est valeur parce qu'elle est appel [...] l'auteur écrit pour s'adresser à la liberté des lecteurs et il la requiert de faire exister son oeuvre " (Qu'est-ce que la Littérature ?, éd. cit., p. 58). Benny Lévy convoque très judicieusement ce passage dans les entretiens avec Sartre de 1980, pour y voir le signe précurseur de la tardive conversion lévinassienne du philosophe : la " modalité morale " de la Littérature qui imprègne ce texte de 1948 ne pouvait pas être pensée dans " tradition du christianisme " (L'espoir maintenant, op. cit., p. 28) explique Benny Lévy, elle ne pouvait l'être qu'éclairée par le " tournement " lévinassien : " autrui " n'est pas pour le Sartre de la littérature " engagée " le simple récepteur du message littéraire, il est constitutif de la pratique de l'écriture comme il est constitutif de la conscience chez Lévinas – autant dans le souci apollinien de la forme (mais il faudra attendre Barthes pour une analyse plus complète de cette " responsabilité de la forme ") que dans l'appel dionysiaque à la liberté. Les Mots se situent dans la droite ligne de cette ouverture de l'oeuvre au lecteur : c'est ainsi, à mon sens, qu'il faut entendre le final célèbre " Tout un homme [...] n'importe qui ". L'écrivain, dit Sartre, ne doit pas chercher à se " sauver ", mais à se débarrasser de ce " monument pour la postérité " qu'est le mythe du Grand Écrivain, à fuir ce Texte-crypte qu'est l'oeuvre littéraire des idéalistes – pour rejoindre la communauté détotalisée des hommes libres. Cette équivalence des " hommes " n'a rien à voir avec l'humanisme bêlant de l'Autodidacte de La nausée, mais tout avec cette conscience libre qui cherche à sortir de son solipsisme et de la lutte à mort hégélienne. " Tout un homme " n'est pas " tout l'homme " : aucune essence ne peut être déduite de cette phrase, et signifie cette non-coïncidence à soi, cette totalité virtuelle et diverse, cette altérité constitutive dont Sartre a l'intuition.

49B.-H. Lévy parle à propos de L'Idiot de la famille de " généalogie de l'écrivain ", sans s'en expliquer davantage ; " Qu'est-ce qu'un écrivain ? ", se demande Sartre après s'être demandé " Qu'est-ce que la littérature ? ", et Les mots, commencés dès le début des années 50, loin d'être un livre pré-maoïste ou nihiliste, sont absolument la première " généalogie de l'écrivain " qu'ait écrite Sartre : une généalogie de l'écrivain par lui-même.

50Si ce livre a en effet été écrit à la fois contre La Nausée et contre Critique de la raison dialectique (646), il n'est pas un livre de " haine de soi et de la littérature ", ou alors il faut s'entendre sur ce " soi " et sur cette " littérature ".

51Ce que Sartre hait, c'est le coup d'arrêt " subjectiviste " à sa propre subjectivation qu'opère l'identification à la posture idéale du Grand Écrivain ; ce que Sartre abhorre c'est la " mauvaise foi " qui croit sauver le monde en le sublimant en Art. Ce que Sartre déteste, c'est le prêt-à-porter moral et politique du " devenir-écrivain " calqué sur le devenir-salaud de Lucien Fleurier dans " L'Enfance d'un chef " (in Le Mur, 1939) : quelqu'un qui en toutes circonstances veut être dans son droit (d'écrire).

52En ceci Les Mots sont dans la continuité du geste nietzschéen esquissé dans La Nausée par Roquentin-Sartre.

53Qu'arrive-t-il en effet à Roquentin à la fin de La Nausée : il est devenu un incroyant du pur Art, chargé par les " salauds " comme par les " humanistes " de justifier un monde out of joint dont ils conviennent qu'il est " déchu ", mais qu'ils prétendent racheter par la ferveur esthétique comme par une nouvelle foi : "Il y avait un pauvre type qui s'était trompé de monde. Il existait, comme les autres gens, dans le monde des jardins publics, des bistrots, des villes commerçantes et il voulait se persuader qu'il vivait ailleurs, derrière la toile des tableaux, avec les doges du Tintoret, avec les braves Florentins de Gozzoli, derrière les pages des livres, avec Fabrice del Dongo et Julien Sorel, derrière les disques de phono, avec les longues plaintes sèches des jazz. Et puis après avoir bien fait l'imbécile, il a compris, il a ouvert les yeux, il a vu qu'il y avait maldonne : il était dans un bistrot, justement, devant un verre de bière tiède. Il est resté accablé sur la banquette ; il a pensé : je suis un imbécile."

54C'est ainsi que Roquentin l'" imbécile " renonce à écrire les Mémoires de M. de Rollebon, il ne cherche plus à conjurer la nausée qui le prend quand sa foi vacille, au fond du bistrot, vide et disponible, il n'est plus que cette voix qui chante Some of these days you'll miss me honey , et qui est la voix même du désir persistant – de Sartre – d'écrire un " roman " , même si demain, il pleut sur Bouville (ce sont les derniers mots de La nausée : " demain il pleuvra sur Bouville ".

55Or cette manière proustienne de raconter la genèse du roman qui est en train de s'écrire sous couvert de journal de Roquentin, a laissé à Sartre un goût d'imposture : prisonnier de ce qu'on pourrait appeler le mode narratif de l'écriture, s'étant contenté de piétiner ce masque fait sur mesure, Roquentin, Sartre sent à présent qu'il s'est un peu vite mis " hors de cause " quant à son propre désir d'Art : " Je réussis à trente ans ce beau coup : d'écrire dans La nausée [...] l'existence injustifiée, saumâtre, de mes congénères et mettre la mienne hors de cause [...] impossible moi-même je ne différais des autres que par le seul mandat de manifester cette impossibilité, qui du coup, me transfigurait [...]. "

56Écrivant Les Mots, il tente de s'expliquer définitivement avec la " petite musique " qui le hante depuis l'enfance : ce n'est plus le seul idéalisme de Roquentin qu'il faut déconstruire, mais celui de Poulou, le petit Sartre qui s'est proposé un jour d'être " Spinoza et Stendhal " ou rien (82) et dont l'injonction lui reste, quoiqu'il en ait, d'écrire. Les Mots ne sont pas une " autobiographie " – je vais faire le bilan et vous raconter qui je suis, quitte à mettre en pièces mon vieux " paletot idéal " –, mais bien une " généalogie " : je vais vous raconter l'histoire de ma subjectivation interminable dont la " chimère " (que la psychanalyse appellerait l'idéal du moi) consiste en ce désir d' " être-écrivain ".

57Les Mots ne sont pas non plus un autodafé : Sartre n'entend pas s'y " guérir de soi " – c'est-à-dire de son désir d'écrire (cf. Les Mots : " On se défait d'une névrose, on ne se guérit pas de soi "). " J'ai changé ", proclame-t-il : il n'est plus Poulou ni Roquentin, et il sait à présent qu'écrire n'est pas se sauver, mais son programme reste inchangé : " ce qui compte c'est ce que je fais de ce que ce passé a fait de moi " (314). Pour continuer à être un écrivain vivant, il doit apostasier, non pas l'écriture, mais cette " cléricature " qui fait de la Culture et de la Littérature une " prière " et " un sacrifice humain " (Les Mots, éd. cit., p. 147), il doit renoncer à incarner ce clerc bien-pensant qui se penche vers les fidèles pour leur apporter la bonne parole.

58Sartre a été ce prêcheur inspiré, et sans doute est-il en ce sens, comme l'écrit B.-H. Lévy, le dernier " Grand Écrivain ". Mais il est aussi cet écrivain qui a dû enterrer vivant le " Grand Écrivain " pour redevenir ce minoritaire qu'ensuite il n'a plus cessé d'être. Sans doute cette apostasie n'a pas fini de décevoir ceux qui veulent admirer, mais s'il n'y a pas de Fin de la littérature, c'est parce que Sartre nous a montré dans Les Mots que la liberté de l'écriture survit à la folie des grandeurs névrotique du " posthume " Poulou. L'alternative n'est pas, comme semble le croire par moments B.-H. Lévy, entre la croyance en un Absolu littéraire dont le Grand Écrivain est le garant, et l'Art au service de la révolution (611) ; Roquentin se trompait quand il affirmait : " il faut choisir, vivre ou raconter " (615). L'écriture est action : à condition de ne s'hypostasier en aucune posture idéalisée, à condition de ne pas sublimer l'état des choses ou le visage d'autrui pour distraire des soucis du monde, à condition de ne jamais se satisfaire de soi et de pas renoncer à penser " contre soi-même ", elle réalise la liberté de la conscience telle que Sartre n'a jamais cessé de la concevoir.


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59Orphelin du Ciel métaphysique et politique, fort de la lucidité phénoménologique comme de l'éclairement psychanalytique, le roman après Sartre passe forcément par ce courageux et interminable questionnement : qu'est-ce que c'est que ce désir d'" être-écrivain ", d'où ça vient, de quelles chimères, de quelles injonctions névrotiques, de quelle " morale ", de quelle(s) " histoire (s) ", de quel pari ?

60De la cendre, noir sur blanc, qui reste du grand feu de joie à brûler les idoles, y compris " soi ", on peut dire que c'est cela, la " littérature ", à la fois " appel " à la liberté et pratique transsubjective de la pensée, indissolublement vie-littérature-philosophie-politique-art.