Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Barbara Métais-Chastanier

L’ « Art » du montage chez Reza

 « Le montage est l’art d’exprimer ou de signifier par le rapport de deux plans juxtaposés de telle sorte que cette juxtaposition fasse naître l’idée ou exprimer quelque chose qui n’est contenu dans aucun des deux plans pris séparément. L’ensemble est supérieur à la somme des parties. »
Eisenstein
« Passer d’une image à deux images, c’est passer de l’image au langage »
Christian Metz, Essai sur la signification du cinéma, t. 1

1Le cinéma s’est construit contre la scène. Historiquement en tout cas. Et l’attrait pour le grand écran, qui a vite succédé à celui pour le rideau rouge, signe, sur un plan culturel et commercial, le prolongement d’une difficile cohabitation. Pourtant, on s’est beaucoup prêté au jeu des ressemblances et des filiations dans l’étude parallèle de ces deux arts. Des réflexions ont été menées sur ces « procédures d’importation1» de la matière dramatique vers le champ cinématographique. Les formes hybrides ne sont pas en reste : le théâtre filmé a fait couler beaucoup d’encre et les adaptations ont inspiré à Bazin de très belles pages2. On s’est en revanche beaucoup moins intéressé au phénomène inverse : celui de la contamination du théâtre par les techniques d’écriture propres au langage cinématographique. Si le cinéma a conquis son autonomie artistique en fracturant le regard du « monsieur de l’orchestre » (pour reprendre une expression célèbre de George Sadoul), le théâtre, lui, a su réinventer, dans son espace et avec ses moyens, des possibilités esquissées par le cinéma. Cette exploration si particulière du temps et de l’espace qu’a ouvert le cinéma, les dramaturges contemporains se la réapproprient pour la mettre en scène. Il ne s’agit donc pas de faire du théâtre avec du cinéma, et encore moins de poser une quelconque symétrie dans les allers et retours qui traversent ces deux arts. Il s’agit seulement de souligner une évidence : une grande partie du théâtre contemporain ne peut se saisir et se comprendre pleinement qu’à la lumière de cet autre langage3 que propose le cinéma.

2Le cinéma a investi la scène. Et on ne compte plus le nombre de mises en scène qui intègrent des projections vidéos ou un travail sur l’image. Mais ce n’est pas tout. Car le cinéma a aussi investi le lieu de l’écriture dramatique. La composition de certaines pièces porte l’empreinte de cette influence réciproque. C’est une de ces porosités à l’égard de la sphère cinématographique que nous nous proposons d’étudier plus en détail avec le théâtre de Yasmina Reza.

3À partir de L’Homme du hasard4 la structure et le rythme des pièces de Yasmina Reza – en particulier L’Homme du hasard, « Art »5 et Une pièce espagnole6–reposent sur une articulation complexe entre des espaces, des temps et des situations hétérogènes. Et on ne peut réduire cette composition, sous peine de simplifier terriblement la portée de ces œuvres, à une simple technique de mise en abyme ou de théâtre dans le théâtre. Ces pièces déploient plusieurs niveaux de jeu, plusieurs strates de réalité, traduisant ainsi une approche plus complexe de la théâtralité. Un tel travail de composition rapproche ces trois pièces de techniques de narration propres au langage cinématographique. En effet, le cinéma est d’abord et avant tout un art du montage : citons pour mémoire les propos de Marcel Martin qui, dans Le Langage Cinématographique, souligne qu’il est « clair que le montage (véhicule du rythme) est la notion la plus subtile et en même temps la plus essentielle de l’esthétique cinématographique, en un mot son élément le plus spécifique7. » Non que le montage soit une réalité exclusivement cinématographique, le fait du seul cinéma (dans son célèbre texte Montage 1938, Eisenstein analyse la façon dont les textes littéraires préfiguraient les techniques du montage), mais parce que c’est le cinéma qui l’a poussé vers une autonomie esthétique.

4L’influence de ces techniques, qui s’explique sur un plan biographique par la proximité de Reza avec l’écriture scénaristique, se manifeste différemment au fil de ses pièces. Mais c’est toujours autour du monologue que s’articule cette influence décisive du langage cinématographique. Un monologue dont Reza fait un usage très particulier : celui-ci n’est plus seulement cette porte ouverte sur l’intériorité des personnages, il est devenu aussi le moyen de faire s’enchaîner des espaces, des temps et des esthétiques radicalement différents. Le monologue surgit comme un accident au sein de la continuité du tissu dialogique, il impose un régime de l’hétérogène, un mode de progression de l’ordre de la fracture ou de la rupture. Cette esthétique du fragmentaire, du discontinu, permise par le monologue, est à rapprocher du « montage [qui] suppose la fragmentation, le morcellement d’une scène en plusieurs plans, [variant] entre eux par leur incidence angulaire et leur échelle axiale8 ». De L’Homme du hasard à Une pièce espagnole en passant par « Art », Reza use du monologue pour explorer, au cœur du dramatique, différentes pistes esthétiques esquissées par les cinéastes.

Polyscopie9 et théâtre

5Le théâtre ne peut normalement présenter qu’une seule perspective, un seul point de vue possible aux spectateurs, celui de la scène. Et l’une des grandes différences entre le théâtre et le cinéma s’articule précisément autour de cette dialectique entre unité et multiplicité des points de vue. Dans un article intitulé « Théâtre et Cinéma », Bazin s’intéresse tout particulièrement à ce dispositif de fractionnement du point de vue que permet le cinéma. Il évoque en ces termes une scène du film Les Parents terribles :

Cocteau se replaçait ainsi au principe même des rapports du spectateur et de la scène. Alors que le cinéma lui permettait d’appréhender le drame d’après de multiples points de vue, il choisissait délibérément de ne se servir que de celui du spectateur, seul dénominateur commun à la scène et la salle10.

6Seul le cinéma est à même de proposer aux spectateurs des « images objectives » et des « images subjectives » pour reprendre les termes employé par Deleuze dans L’Image-Mouvement11 : en effet, la caméra peut soit offrir le point de vue d’un personnage – technique de la caméra subjective –, soit se faire le porte-parole du « réel objectif »12. Et pourtant, L’Homme du hasard semble mettre à mal cette répartition. Rappelons brièvement, peut-être, le schéma dramatique de la pièce (la première à présenter une forme aussi dépouillée) : un homme et une femme se font face dans un train. La femme connaît celui qui lui fait face. Il est écrivain. C’est lui le compagnon familier de ses lectures, c’est lui aussi l’auteur du roman qu’elle cache dans son sac – dont le titre redouble celui de la pièce elle-même. Lui ne la connaît pas. Durant toute la pièce, ou presque, l’homme et la femme ne se parlent pas, murés dans un silence lourd de leurs pensées respectives. Il ne la remarque pas. Elle ne cesse de lui parler, de s’adresser à lui. Mais seulement virtuellement. Le silence est bruyant dans L’Homme du hasard. Terriblement plein. Saturé de paroles. Car deux espaces s’offrent aux spectateurs : l’un réel, celui de ces deux corps qui se font face dans un compartiment de train et qui n’échangent pas ; l’autre mental, celui déployé par les deux monologues, qui ouvrent à des mondes possibles. La réussite de la pièce tient au fait que l’intégrité de ces deux espaces est maintenue : le monologue est clairement un monologue intérieur et rappelle son caractère virtuel. Qu’on songe notamment aux propos de la femme qui ne cesse d’insister sur l’impossibilité réelle de communiquer ce qu’elle envisage intérieurement13. Ces boucles réflexives insistant sur la situation d’intériorité permettent de garantir l’hermétisme entre un espace objectif où la femme est, comme l’homme, silencieuse, et un espace subjectif, où se déploie une parole comme un appel au dialogue.

7Scéniquement, cette situation est pourtant très complexe puisque le monologue de la femme, non content d’être un pur artifice scénique souligne, dans le même temps qu’il s’énonce, sa situation de conventionalité. La pièce déroule donc trois niveaux de représentations qui, s’ils se distinguent aisément à la lecture, se confondent sur la scène : un premier niveau correspondant à ce qui se passe réellement, à savoir l’absence (puis l’émergence) de dialogue ; un second niveau qui est celui du monologue comme dispositif conventionnel permettant aux spectateurs d’accéder à l’intériorité des personnages – une parole a donc lieu sur scène mais elle ne jouit pas du même statut que la parole pleine du dialogue ; un dernier niveau qui se joue au niveau du monologue de la femme seule, un monologue qui emprunte au premier niveau sa forme dialogique parce qu’il est complètement structuré et orienté par un « vous » adressé à l’homme qui lui fait face.

8À l’inverse de la parole dialoguée qui circule dans un espace, le monologue vient redoubler l’espace de la scène, créant un espace fictif. Comme le cinéma, le théâtre se réserverait alors la possibilité de proposer aux spectateurs des « images objectives » et des « images subjectives ». Précisons toutefois que cet espace subjectif ne jouit pas, au théâtre, du même degré de réalité que l’espace objectif. Les images qui le composent signent pour le spectateur une fiction de dialogue non encore actualisé. L’espace subjectif reste un espace objectif en devenir comme le montre cette accession progressive à la parole qui structure la pièce. Le dialogue virtuel n’était qu’un prélude à l’échange. Ces réserves faites, il semble que l’on peut s’aventurer à voir dans le monologue un dispositif de fractionnement du point de vue : par le monologue, en effet, le théâtre concurrence ou plutôt se réapproprie la dichotomie entre le point de vue d’un personnage – technique de la caméra subjective – et la possibilité de se faire le porte-parole du « réel objectif » à partir des moyens propres à la scène.

De l’« Art » du montage...

9« Jamais le continu et le discontinu ne se sont opposés dans le cinéma14 ». Le montage repose, en effet, sur la fragmentation d’une scène et l’enchaînement de morceaux hétérogènes. Le principe même du langage cinématographique réside dans cette cohabitation dialectique du tout et du fragment ; que le tout émerge d’un ensemble cohérent de fragments liés par des liens logiques (Des « points rationnels » pour Deleuze) comme dans le cinéma d’avant guerre ou que celui-ci soit le fait du seul déroulement de la durée du film (Deleuze parle cette fois de « des points irrationnels » où la continuité se dessine « selon des rapports de temps non-chronologiques15 »).

10On retrouve chez Reza le même désir de concilier tout et fragment, de mettre en regard des instantanés de scènes hétérogènes. Dans « Art » comme dans Une pièce espagnole, la composition des pièces repose sur un compromis entre le continu et le discontinu, ce que souligne par ailleurs les indications liminaires : « Les passages entre la pièce espagnole et les apartés des acteurs doivent se faire sans rupture ; il faut jouer « legato » comme on dit en musique16 ». Cette approche d’une écriture théâtrale fondée sur l’esthétique du montage se radicalise dans sa dernière pièce : si avec « Art », le travail d’intercalation reste fortement influencé par les techniques du montage parallèle, Une pièce espagnole force le trait, explore ce jeu de confrontation dans une structure beaucoup plus complexe, se déroulant sur près de trois niveaux de fictions. Dans « Art », l’influence de l’écriture cinématographique se traduit encore par un usage très particulier du monologue ; dans Une pièce espagnole, le monologue n’a pas disparu, mais il est devenu le symptôme de l’influence décisive du cinéma qui a lieu à l’échelle de la pièce.

11Le montage cinématographique repose sur l’enchaînement d’espaces, de temps, d’esthétiques radicalement différents. Le film produit, dans un assemblage signifiant de séquences, un espace-temps virtuel, unique. Marcel Martin, dans Le Langage cinématographique, définit en ces termes le montage parallèle :

Deux actions sont menées de fronts par intercalation de fragments appartenant alternativement à chacune d’elles, en vue de faire surgir une signification de leur confrontation. La contemporanéité des actions n’est plus ici aucunement nécessaire […]. Ce montage se caractérise donc par son indifférence au temps puisqu’il consiste justement à rapprocher des événements qui peuvent être très éloignés dans le temps et dont la simultanéité stricte n’est absolument pas nécessaire17.

12Cette volonté de « mener de front » plusieurs actions, par intercalation de fragments, on la retrouve dans « Art » sous la forme de la mise en parallèle des temps de dialogue et des temps de monologue. L’ensemble de la pièce semble se dérouler sur deux plans résolument hermétiques l’un à l’autre. Les temps de monologue fonctionnent comme de véritables pauses au sein du jeu. Ce dernier est interrompu par le monologue mais reprend là où il s’était arrêté, comme si cette interruption monologuante n’était qu’une parenthèse qui n’interférait en rien avec lui. Cette suspension du jeu par le monologue est soulignée explicitement en deux endroits : la première fois, par la didascalie suivant le premier monologue de Serge qui insiste sur la continuité avec ce qui précède au-delà de l’intervention monologique (« Les mêmes. Même endroit. Même tableau18 ») ; la seconde, par une didascalie qui insiste encore plus explicitement sur cette reprise du jeu en cours(« Chez Serge. Marc et Serge, comme on les a laissés19 »).

13À l’inverse de L’Homme du hasard où l’on pouvait parler d’un véritable continuum entre dialogue et monologue, puisque chacune des deux formes s’imprégnait des traits caractéristiques de l’autre, l’écart entre ces deux types de parole se radicalise ici. Le monologue est, en effet, très rarement dialogique ou adressé, et la brièveté des répliques ne laisse pas de place pour de longues tirades. Et pourtant, les deux formes du dialogue et du monologue coexistent. Comment dès lors penser les articulations entre ces deux modes de parole qui semblent s’exclure réciproquement ? Comment analyser cette hétérogénéité radicale du discours, qui plus est quand elle n’est pas prise en charge de façon interne par le drame lui-même ? Si L’Homme du hasard posait d’emblée les clefs de lecture ou de jeu, et justifiait de façon interne les rapports entre le monologue et le dialogue ainsi que le statut de cette parole, il n’en est pas de même pour « Art » qui s’affranchit de toute vraisemblance interne. Comme le souligne Denis Guénoun dans son essai sur Reza, le procédé se « brutalise dans “Art”20 », les apartés y sont comme « affranchis de toute caution interne au drame ou d’une quelconque vraisemblance21 ».

14Le monologue opère dans les deux pièces un dédoublement : dans le premier cas, celui-ci confrontait simultanément deux espaces, deux points de vue, dans une sorte d’étagement des voix, alors qu’il est plus question, dans cette seconde pièce, d’un décollement temporel entre le monologue et le dialogue22. Et c’est précisément cette distance temporelle, ce redoublement de l’ici et maintenant du dialogue par un autre temps qui nous ramène à la question du montage parallèle. Le monologue dans « Art » ne signe donc pas une dissociation totale d’avec la situation, il dessine l’espace d’un écart, le lieu où se dit l’implicite et le ressenti. Les voix se rejoignent, au-delà de l’écart temporel, pour dire ce qui reste de l’ordre de la conscience. Il ne s’agit pas, comme avec le monologue intérieur, de coïncider avec le flux de l’inconscient mais bien plus de dire ce qui dans le domaine du conscient ne se dit pas dans la sphère sociale. Le monologue est le lieu où se révèle ce qui ne trouve pas de place dans l’espace intersubjectif.

15Loin de vouloir trouver un équivalent cinématographique aux pièces de Yasmina Reza, il me semble à propos de souligner quelques correspondances dans les usages du monologue à la scène et à l’écran. La fonction du monologue dans « Art » de Reza rejoint, en un sens, les différents emplois qu’en fait Bergman dans Sonate d’Automne23. Le film est, en effet, riche de pauses monologuées. La pièce, comme le film, est encadrée par deux temps de monologue : un cadre introductif qui, dans l’un et l’autre cas, ouvre sur une présentation des protagonistes. Dans Sonate D’automne, c’est le mari qui s’adresse directement au spectateur, l’œil fixé sur la caméra :

Parfois je regarde ma femme sans qu’elle sache que je suis là. La première fois qu’elle est entrée dans cette pièce elle a dit ça me plaît, je me sens bien ici. […] Après ses études secondaires, elle est allée à l’université. Elle s’est fiancée avec un médecin et ils ont vécus plusieurs années ensemble. Elle a écrit deux petits ouvrages. Mais, atteinte de tuberculose, elle a rompu ses fiançailles et a dû quitter Oslo pour un petit village de Norvège. […] Je voudrais tant lui dire, une fois au moins, qu’elle est aimée sans réserve, qu’elle est aimée pleinement. Mais je n’arrive pas à me faire comprendre. Elle ne me croit pas. J’échoue à trouver les mots qu’il faut24.

16Il est tentant de faire le parallèle avec les deux monologues présentatifs de « Art » tant les formes semblent proches et les usages voisins : « Marc. Mon ami Serge a acheté un tableau. […] Mon ami Serge est un ami depuis longtemps. C’est un garçon qui a bien réussi, il est médecin dermatologue et il aime l’art25 ». Dans l’un et l’autre cas, en effet, le monologue se plie à un structure qui tient tout à la fois du montage alterné (montage reposant sur un parallélisme strict basé sur la contemporanéité des actions) et du montage parallèle (dans son incertitude plus ou moins grande quand au repère temporel réel du monologue). Mais à la différence du dramaturge, le cinéaste peut ici confronter le monologue du mari avec les images d’Eva. Dans cette scène, les gros plans des deux protagonistes alternent, soulignant, par le fractionnement de l’image, la distance qui les sépare. Le théâtre ne peut atteindre un tel écart dans les variations entre le son et le geste, en tout cas pas sous la forme d’une superposition, mais le monologue, tel que l’emploie ici Reza, témoigne bien d’une tentative de dissociation, fortement inspirée par des techniques de compositions cinématographiques.

... Au « comment ça va ? »

17Avec Une pièce espagnole, la marque de l’influence de la composition cinématographique devient lisible à l’échelle de la pièce. Auparavant c’était le monologue qui venait fracturer la continuité du tissu dialogique ; ici, c’est la continuité dialogique qui se fracture d’elle-même en différentes strates. La pièce avance de façon « désenchaînée », pourrait-on dire en usant d’un mot d’Artaud. Le jeu se déploie sur plusieurs niveaux, qui se succèdent sans raison, s’interrompent pour reprendre ensuite. On a quitté le régime du montage parallèle, avec ses interruptions qui étaient comme autant de pauses dans le jeu, pour celui du collage discontinu.

18L’écriture de Reza semble avoir suivi, avec les spécificités propres au champ théâtral, le tournant opéré par le cinéma moderne vers une structure de l’ordre de la coalescence. Il n’est plus question ici « de savoir si ça va ou si ça ne va pas, d’après les exigences des harmoniques ou des accords résolus, mais de savoir “comment ça va”. Comme ceci ou comme cela, “comment ça va” est la constitution des séries, de leurs coupures irrationnelles, de leurs accords dissonants, de leurs termes désenchaînés26 ». Cette transition vers le « comment ça va » est marquée par la visibilité nouvelle de la structure : alors que les pièces précédentes présentaient une structure visible presque absente – aucun découpage précis pour L’Homme du hasard, la pièce avance d’un trait ; des astérisques insistent dans « Art » sur les changements de personnages, de lieux ou de discours, encore que ces indications ne viennent pas rythmer les articulations principales de la pièce – ; Une pièce espagnole semble vouloir surenchérir sur la possibilité de dire sa forme27. La pièce tente de dire sa forme mais elle ne fait que souligner la complexité de celle-ci, le caractère hétérogène de sa structure.

19Ce n’est donc pas tant dans l’étagement du jeu qu’il faut lire l’influence du cinéma – cette dimension étant à rattacher plus spécifiquement à la théâtralité – que dans la façon dont ces niveaux s’enchaînent et se succèdent. C’est le travail de suture qui devient ici lisible et problématique. La pièce est travaillée par des forces contradictoires de dispersion et de réunion. Une pièce espagnole est, en effet, dispersée, atomisée en de plus ou moins longs fragments de scènes qui ne trouvent leur unité que par des jeux d’acteur ou de mise en scène. Ce n’est pas tant la fragmentation des niveaux de jeu en de courts épisodes qui pose problème que la logique d’enchaînement de ces mêmes fragments. Pourquoi la scène est-elle interrompue par le monologue d’un acteur de la pièce espagnole à ce moment là ? Pourquoi la même scène est-elle ensuite reprise, mais avec une ellipse temporelle indéterminée ? Ce flottement dans la composition de la pièce souligne l’intérêt de plus en plus grand porté par la dramaturge à l’esthétique du montage. Avec cette pièce, Reza pénètre dans le champ du « comment ça va », où il s’agit de bricoler tant bien que mal avec l’éparpillement des niveaux de jeu pour interroger la forme.

20Car dans Une pièce espagnole, « la forme se signifie28 », n’en à jamais fini de se signifier, toujours signifiante, ouverte à la vie, au changement. Ainsi, paraphrasant Deleuze29, pourrait-on dire que la forme de cette pièce donne du côté de l’informe, de l’inachèvement. La pièce se présente, en effet, comme un collage discontinu où la totalité n’est pas tant « refusée, contestée, lacérée, mise en pièce, détruite comme telle, mais quand même sous-jacente30 » que à venir. À l’inverse des films de Godard donc, Une pièce espagnole déroule un temps qui est celui de la répétition : les personnages-acteurs travaillent leurs rôles, la pièce s’offre comme les prémices d’une pièce à venir qui nous est refusée.

La suspension du sens

21Ce travail particulier de composition que l’on trouve chez Reza, et qui nous a semblé relever fortement de l’esthétique cinématographique, nous amène, par le biais du fractionnement du point de vue, comme dans L’Homme du hasard, ou par l’intermédiaire des techniques du montage, que l’on trouvait sous des formes différentes dans « Art » et Une pièce espagnole, à la question du sens et de sa relativité. Cette question, Maurice Blanchot la posait en son temps, et dans le champ plus spécifique de la littérature, quand il disait : « Comment écrire de telle sorte que la continuité du mouvement de l’écriture puisse laisser intervenir fondamentalement l’interruption comme sens et la rupture comme forme31 ? » Une interrogation qui se pose aussi pour le cinéma puisque, comme le souligne Alexandre Astruc :

Même composé d’images immobiles, mises bout à bout sans liaison entre elles, un film s’écoule temporellement et a un sens défini. Il va du commencement à la fin de lui-même et, par son essence de film, il acquiert un lien interne qui lui est précisément donné par sa durée. Ce lien [...] est inhérent à n’importe quel film, de sorte qu’au cinéma il n’y a jamais d’image isolée ; même si cet ordre n’existe pas dans la pensée du créateur, la dimension temporelle la crée32.

22Ce que le théâtre reprend au cinéma, quand il s’imprègne de son langage, c’est précisément le caractère substantiellement hétérogène du temps. Contrairement à l’écriture qui ne peut que mimer typographiquement la rupture par le recours à la forme fragmentaire, le cinéma, et avec lui le théâtre, parce qu’ils sont des arts de la durée, confrontent le spectateur à une expérience de l’hétérogène. Autrement dit, la porosité du théâtre contemporain à l’égard de cet autre art qu’est le cinéma nous ramène toujours à la suspension du sens, à « l’interruption comme sens » pour reprendre la formule de Blanchot. Ce que le théâtre interroge à travers cette appropriation du langage cinématographique, c’est sa capacité à transmettre une vérité, un savoir, un point de vue sur l’événement qu’il représente. Ces divers emprunts à la forme cinématographique soulignent, en effet, la difficulté à assigner un sens défini à l’événement représenté au-delà de la diversité des points de vue qui le constituent. Pour en revenir à Reza, il s’agit moins dans son théâtre de faire varier une situation (voir Trois Versions de la Vie) que de montrer en quoi elle n’a de sens que dans la perception de ceux qui la vivent. La situation n’a pas de sens en elle-même, de signification immanente. Chaque vision porte en elle-même un sens valable, apporte à la situation une objectivité relative.

23Cet apport par le point de vue d’une objectivité constitutive et dans le même temps relative est on ne peut mieux exprimé par les premières phrases du monologue de Serge dans « Art » : « Quand je dis pour moi, je veux dire objectivement33 ». Au-delà de la hiérarchisation des points de vue qui est faite de façon interne par les personnages, chacun défendant la légitimité de son jugement, mais la pièce se refuse à leur accorder une quelconque supériorité. Aucune attitude n’est plus valable qu’une autre, aucun point de vue ne l’emporte sur un autre. Chacun des personnages ne faisant qu’énoncer l’une des multiples facettes de cette réalité qu’à eux tous ils constituent. Devant l’impossibilité (le refus aussi) d’établir une vérité, une interprétation qui ferait autorité, les pièces de Reza, et plus généralement le théâtre contemporain, nous livrent l’événement dans son immédiateté.