Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 11
1966, <i>annus mirabilis</i>
Pierre Nora

Gallimard et les sciences humaines

1Antoine Compagnon : Nous allons reprendre, si vous voulez bien, avec Pierre Nora, témoin et acteur de cette année 1965-1966. Je rappellerai simplement deux éléments de sa biographie.
Le premier, c’est la collection de poche « 
Archives » que Pierre Nora a créée en 1964 chez Julliard, par l’intermédiaire de Christian Bourgois. Cette période voit l’envol de ce que Sartre appelle le « Poche intellectuel » et qui correspond à ce que j’ai décrit comme une deuxième génération du livre de poche. En 1966, on en est au dix-neuvième volume, sous la responsabilité d’Albert Soboul. À ce moment-là, cela fait six volumes par an environ. Je rappellerai que le premier était Les Français ont la parole, cahier de doléances des États généraux présenté par Pierre Goubert. Le deuxième volume, très original, L’œil de Moscou à Paris de Jules Humbert-Droz, édité avec l’aide d’Annie Kriegel. J’ai montré tout à l’heure dans mon cours deux volumes importants : Auschwitz, de Léon Poliakov qui est le n° 4 de cette collection et justement, L’œil de Moscou.
Et puis à l’automne de 1965 – et c’est le second élément biographique que je rappellerai –, Pierre Nora devient éditeur chez Gallimard. Il fait paraître ses premiers volumes de la collection « Bibliothèque des sciences humaines » au printemps de 1966. Il y en a quatre ou cinq que je vais citer : Ernesto de Martino, La Terre du remords, un livre d’ethnologie ; Elias Canetti, Masse et puissance…

2Pierre Nora : Pardonnez-moi. C’était Ethnologie et langage chez les Dogons, de Geneviève Calame-Griaule.
 

3AC : C’est le n° 5.

4PN : Comme je les ai faits tous ensemble, je ne me souviens plus de l’ordre.
 

5AC : Selon les achevés d’imprimer…

6PN : D’accord.
 

7AC : Je les donne dans l’ordre où on les trouve. Elias Canetti, Masse et puissance… 

8PN : C’est parce que Ernesto de Martino était déjà en route dans la collection « L’Espèce humaine », voilà…
 

9AC : Michel Foucault, dont on parlera, Les Mots et les Choses ; Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale ; Geneviève Calame-Griaule, La Parole chez les Dogons. Ce sont les cinq titres groupés au printemps de 1966 qui font de vous un acteur important de ce moment des sciences humaines et de cette année.
Je vous donne la parole pour commencer et puis on reprendra comme on voudra par la suite.

10PN : Je vous remercie et je ne saurais vous dire à quel point je suis impressionné par votre public. On m’avait annoncé un séminaire. Or, dans ces mêmes années 1966, je me souviens de ceux du Collège de France auxquels je participais, ceux de Georges Duby, de Raymond Aron, de Michel Foucault : il y avait entre 25 et 40 personnes. Je m’attendais à cet ordre de grandeur. Je suis d’autant plus gêné que, par la force des choses, vous m’avez demandé un témoignage personnel d’acteur engagé dans ce mouvement d’édition de sciences humaines des années 1965-1966 et de ce fait, je vais être obligé de parler de moi, ce dont je m’excuse un peu. C’est en effet à ce moment-là que je suis entré chez Gallimard, sur le succès de cette petite collection « Archives ». Elle participait à l’essor du livre de poche, mais s’en différenciait beaucoup dans la mesure où c’était la première formule du livre de poche fabriqué, c’est-à-dire non pas la reproduction de La Chartreuse de Parme par exemple, mais un livre qu’on faisait pour qu’il devienne un livre de poche et qui consistait dans la présentation, par des historiens patentés de documents inédits et peu publics ou d’archives. Il s’agissait en quelque sorte de mettre les bibliothèques ou les archives dans la poche, en livre de poche. Cela supposait une sorte de rapport neuf au passé et au document, puisque jusqu’alors, il y avait essentiellement d’un côté, une grande histoire, représentée au sommet par les thèses et de l’autre, des livres qu’on appelait de vulgarisation. Alors, l’idée de profiter de la formule du poche pour mettre directement dans les présentoirs ce qui sommeillait dans les archives a émergé. J’avais bataillé pour que la collection s’appelle « Archives », ce qui à l’époque sonnait neuf. Prenez le premier volume pris en charge par Pierre Goubert : seuls quelques volumes des cahiers des États généraux de 1789 étaient publiés, mais il n’y avait pas d’édition ni publique, ni critique, ni savante.

11Pierre Goubert était l’auteur de Louis XIV et vingt millions de Français qui, à beaucoup d’égards, a révolutionné la sensibilité historienne et fait pénétrer la nouvelle histoire dans le grand public. Ce livre avait été publié déjà trois ou quatre ans avant 1966 dans une collection « Club », mais François Furet et Denis Richet l’avaient repris dans une collection qu’ils voulaient lancer chez Fayard, « L’Histoire sans frontières », sous l’égide de Guy Schoeller. C’est à ce moment-là que Louis XIV et vingt millions de Français est devenu le premier très grand succès de l’histoire de type « Annales ». Il suffit pour le comprendre de rappeler la première phrase de ce livre : « En 1660, l’espérance de vie était de 27 ans. Comme le cimetière était au centre du village, la mort était au centre de la vie ». Cette simple phrase était l’aboutissement d’une très longue étude d’histoire quantitative menée sur plusieurs années à Beauvais dans le Beauvaisis. À cette époque, il fallait faire des fiches à partir des archives de paroisse et noter la date de naissance, le baptême, le mariage éventuellement et la mort. On faisait ces fiches à la main avec l’aide de sa femme qui travaillait généralement avec vous. Une fois qu’on avait travaillé dix ans à produire ces milliers de chiffres, on les passait dans l’ordinateur, nouveauté absolue dans l’utilisation scientifique, et en cinq minutes, il vous donnait le résultat de plusieurs années de recherche d’histoire quantitative et permettait de dire où on se mariait, à quel âge on décédait, quels étaient les effets des épidémies, à quelle distance de son propre village on se mariait ou on s’éloignait. Ainsi, on pouvait jeter un coup de sonde sur les anonymes, les petits, les sans noms de l’histoire, ceux qui, comme aurait dit Michelet dans une formule que l’École des Annales a certainement reprise, «faisaient parler les silences de l’Histoire ». Ce livre, et ne serait-ce que son titre, Louis XIV et vingt millions de Français, suffisait à renverser complètement la donne : ce n’était plus Versailles qui parlait, mais  le villageois, l’anonyme, le massif, les petits. Je dis cela, parce que c’est à lui que j’avais demandé le volume inaugural, Les Cahiers des États généraux, qui est devenu une petite histoire classique.

12Je n’insisterai pas sur la collection « Archives », mais c’est sur la base du succès de cette collection que j’ai été approché par Claude Gallimard. Il venait, depuis quelques années seulement, de prendre le pouvoir chez Gallimard, puisque son cousin Michel, destiné à succéder au fondateur Gaston Gallimard, avait été, vous vous en souvenez tous, tué dans l’accident de voiture de Camus. C’est après que Claude Gallimard a vraiment pris les rênes de la maison. Il a alors senti obscurément que la grande période de la littérature portée par son père commençait à connaître une forme de déclin, qu’il y avait d’autres choses en train de naître. Il en percevait mal la texture, mais il voyait que ni Lacan, dont les écrits sont de 1966, ni Braudel, ni Lévi-Strauss, ni tous ces gens dont on parlait, n’étaient représentés dans cette maison. C’est sur le succès d’« Archives » qu’il m’a contacté avec l’idée de me demander de faire une collection d’histoire chez lui. Je n’étais pas destiné à devenir éditeur : j’étais professeur, universitaire, jeune, je faisais en principe une thèse que je n’ai jamais terminée justement à cause de cela et je n’avais un grand intérêt à faire une collection d’histoire chez lui. J’étais assistant à la Sorbonne et à Sciences Po. J’avais écrit un petit livre, Les Français d’Algérie, pendant ou au lendemain de la guerre d’Algérie et donc j’avais fait cette collection chez Julliard.

13Puis Julliard est mort et la maison a commencé à s’effriter. C’est sur ces entrefaites que Gallimard qui ne faisait guère de sciences humaines – et c’est là où je vais en venir – m’a demandé d’abord de faire cette collection d’histoire. Comme j’hésitais à m’engager dans une entreprise pour laquelle je n’étais pas tellement fait (mon vrai problème personnel à l’époque, c’était de savoir si je ne faisais que l’université ou si j’écrivais, dans la suite des Français d’Algérie, des essais. Ce n’était pas du tout de devenir éditeur), progressivement, Claude Gallimard a fait monter les enchères dans des rapports personnels et il a fini par me dire que tout ce secteur que j’avais l’air de sentir, lui, y était totalement étranger. Je me souviens encore de sa phrase à l’époque : « Mon père, ça a été la littérature ; moi, je voudrais que ce soit ce dont on est en train de parler», qui ne parlait pas àson esprit vraiment, qu’il appelait des documents, plutôt que des sciences humaines, ou des idées ». Alors, c’est l’habit qui a fait le moine, et au début j’ai mis, je dirais, le petit doigt dans l’engrenage. Je suis parti pour deux ans, en me disant « c’est quand même très tentant ». Il me demandait de l’aider à créer tout un domaine qu’on appelait à l’époque non fiction par rapport à la littérature. Mais j’avais pris mes précautions. Dès que je suis entré – je l’ai souvent rappelé –, Queneau m’avait dit : « Méfiez-vous, les Gallimard sont dévorateurs, ils vont vous manger complètement, gardez quelque chose, vous êtes dans l’université, restez-y ». J’ai répondu : « Mais vous ? ». Il m’a dit : « Moi, je suis entré à l’académieGoncourt et c’est déjà beaucoup comme levier ». J’ai souvent aussi rappelé une autre anecdote : pour tout dire, quand je suis entré, je n’étais pas très bien vu par une Maison qui était d’essence littéraire et qui s’était construite à beaucoup d’égards contre l’Université, contre le savoir, contre la pédanterie. Un jour, je monte l’escalier – beaucoup parmi vous connaissent la maison Gallimard et son fameux escalier –,  Aragon en descend et m’aperçoit – c’était l’époque où il était veuf et où il s’était déjà un peu répandu dans une sorte d’exhibitionnisme légèrement homosexuel –, il sort son chapeau de Caballero et me dit : « Monsieur Notes de bas de pages, je présume ? ». Cela en disait très long sur l’accueil. J’avoue que tout ce secteur et ces premiers livres, qui malgré tout ont été suivis de celui de Raymond Aron, Les Étapes de la pensée sociologique, depuis suivis de Le Goff, Duby, et tout ce que l’on sait dans la « Bibliothèque des sciences humaines » puis dans la « Bibliothèque des histoires » est resté un secteur mal perçu dans la maison. Chaque fois que Jouhandeau, Leiris ou Le Clézio signaient leurs livres dans la petite salle du service de presse, Claude Gallimard venait les saluer, restait un moment, se dérangeait, les invitait, mais quand c’était Foucault ou Aron, c’étaient « les amis de Pierre », si j’ose dire. Ce n’était pas quelqu’un qui était reconnu comme tel.

14Qu’ai-je trouvé quand je suis entré chez Gallimard ? Parce qu’en fin de compte, l’intérêt, pour moi, c’était de planter le drapeau des sciences humaines sur l’Annapurna Gallimard. J’avais le sentiment que Gallimard était une maison extraordinairement littéraire, qu’elle était absente au siècle. Un exemple pour signaler à quel point : rien n’avait paru sur la guerre d’Algérie, alors que tout était aux Éditions de Minuitou aux Éditions du Seuil, que moi-même j’avais fait ce petit livre sur l’Algérie chez Julliard. C’était comme si la guerre d’Algérie avait été inconnue de Gallimard tout entier et toute la Maison absente aux sciences humaines.

15Quand j’ai été sollicité par Gallimard, une de mes premières visites a été pour Lévi-Strauss, que je connaissais un peu pour avoir assisté à ses séminaires et pour être allé le saluer souvent. Je lui ai évidemment demandé de venir m’aider et il m’a fait comprendre que jamais il ne publierait chez Gallimard. J’ai fini par lui demander pourquoi et il m’a répondu : « Pour vous, avec vous, tout ce que vous voulez, mais rien pour Gallimard ! » Et il m’a raconté cette anecdote : il avait envoyé Tristes Tropiques chez Gallimard ; Brice Parain qui était son vieux copain lui avait répondu que les voyages n’intéressaient pas tellement les Français. Il s’était découragé un petit peu mais lui avait envoyé L’Anthropologie structurale pour la « Bibliothèque des Idées ». Il avait reçu une autre lettre de Brice Parain – tout le monde est mort, on peut le raconter – qui lui disait que comme toujours, le recueil était inégal, qu’il y avait de bons articles, de moins bons, qu’il faudrait peut-être en choisir certains, que, d’ailleurs, ce n’était pas très bon d’entrer chez un éditeur comme Gallimard sur un recueil d’articles, qu’il fallait un vrai livre, et que, au total, il lui paraissait que la pensée n’était pas toujours mûre. Je cite. Ce sont des phrases qui n’ont pas dû beaucoup plaire à Lévi-Strauss, d’autant que, m’avait-il raconté lui-même, après sa thèse sur les structures de la parenté, il avait été amené par Caillois dans le grand bureau ; Gaston Gallimard était entré, et comme toujours ce dernier lui avait lancé : « Monsieur, qu’est-ce que vous allez écrire pour nous ? ». Pour la NRF, j’entends. Et que Lévi-Strauss lui avait répondu : « Je pourrais faire une chronique culinaire ». Du coup, Gaston avait cru qu’on se moquait de lui, évidemment. C’est dire l’étrangeté absolue de la maison, si vous voulez, aux préoccupations de ce type.

16Qu’y avait-il autour de moi sur le marché à l’époque ? Un certain nombre de collections qui signalaient, quand on y pense aujourd’hui, une forte structuration du champ intellectuel et idéologique à travers l’édition. Il y avait cette année-là « Le sens commun » de Bourdieu qui commençait aux éditions de Minuit, très actives dans le domaine des sciences humaines ; la collection « Arguments » que faisait ce Grec qui s’appelait Kostas Axelos, avec des gens comme Duvignaud et qui publiait Marcuse, Lukács, Bataille ou Blanchot. Il y avait le début de la collection « Critique » que Georges Bataille ne faisait plus vraiment directement, mais qui était encore et déjà l’héritage de la collection « Critique » que faisait Jean Piel.

17Beaucoup de choses se passaient aux Éditions de Minuit. Si on va de l’autre côté, c’est-à-dire chez Calmann-Lévy, où Raymond Aron était le maître, il y avait cette collection, « Liberté de l’esprit », qui publiait par exemple Galbraith, ou Riesman, ou surtout des Anglo-Saxons, et où Raymond Aron publiait lui-même ses propres essais.

18Il y avait chez Plon la collection « Recherches en sciences humaines » que dirigeait Éric de Dampierre et qui publiait essentiellement les traductions de Max Weber, avec beaucoup de difficultés, mais c’était quand même extrêmement impressionnant et important de voir publier Max Weber.

19Il y avait Maspero, d’autre part, qui était l’ancêtre de la Découverte, si j’ose dire. François Maspero était extrêmement engagé dans la guerre d’Algérie. Il publiait Vernant : Mythe et Pensée chez les Grecs date de 1966 justement ; Althusser dont Lire le capital paraît cette même année fin 1965 – début 1966.

20Et puis au Seuil, il y avait Lacan qui, toujours en 1966, publie Les Écrits ; Todorov publiait Théorie de la littérature à ce moment-là. Et il y avait encore certaines petites collections, « Petite planète », petite collection de poche un peu chic et qui correspondait à une autre collection de poche très attrayante, « Les Écrivains de toujours ». Claude Roy y avait fait un Hugo, Domenach un Barrès. C’était une espèce de très jolie petite collection qui faisait connaître les écrivains à un grandpublic. Puis il y avait une collection de poche-demi-poche qui était lancée juste dans ces années 1965-1966, « Société », que faisait Robert Fossaert, un journaliste économiste marxiste. Il travaillait un peu comme journaliste plumitif au Ministère des Finances avec Bernard Cazes, qui était la plume du Plan français, au Ministère de l’Économie et des Finances. Je crois que, globalement, pour compléter du point de vue intellectuel, c’est l’année des Cahiers pour l’analyse à l’École normale supérieure qui publiait un peu le nec plus ultra de la recherche anthropologico-analytique en France. Voilà à peu près le paysage à l’intérieur duquel j’avais à construire un secteur ou un domaine.

21Mon apport, mon seul apport dans l’édition chez Gallimard a été de reprendre cette collection qui végétait mais qui avait été la collection intellectuelle que vous connaissez tous avec ce demi-cercle, « Bibliothèque des idées » où avaient paru L’Être et le néant, La Phénoménologie de la perception. Elle était dirigée en principe autrefois par Groethuysen, dont Malraux avait dit : « C’est l’homme le plus intelligent que j’ai jamais vu, mais cela ne se voit pas à travers ce qu’il publie », parce qu’il n’a publié que des choses paramarxistes de troisième ordre. La collection « Bibliothèque des idées » avait fini par s’endormir complètement, puisque quand j’étais entré, les deux derniers titres, parus depuis deux ou trois ans au moins, étaient La Structure absolue d’Abellio et un livre sur Molière de Jacques Guicharnaud, quelqu’un que j’ai beaucoup aimé et qui est très largement responsable indirectement de ma vie et de ma carrière.

22Quand il était normalien et qu’il préparait l’agrégation (à l’époque on faisait des stages dans les lycées), il était venu au lycée Carnot où j’étais et il m’avait, disons, repéré et invité à l’École normale. Il m’avait invité aussi parce qu’il venait de publier, par l’intermédiaire de Queneau, Entre chien et loup, petit recueil de nouvelles existentialistes chez Gallimard. Il y avait, à l’époque, de grands cocktails chez Gallimard, cocktails historiques en quelque sorte, parce que, par rapport à Grasset, par rapport à toutes les maisons d’édition, une fois par an, au mois de juin dans le jardin des Gallimard, on recevait. C’était une sorte de grande fiesta parisienne ; on y voyait aussi bien Malraux que Brigitte Bardot, etc. Guicharnaud m’avait traîné quand je devais encore passer le bac. Et il y avait littéralement tous les auteurs ; il y avait Louis-René Des Forêts dont j’étais en train de lire Les Mendiants, il y avait Queneau, il y avait Caillois, il y avait Sartre, il y avait tout le monde. Sur un garçon de seize ans, la tête lui tourne complètement et il se dit : « C’est là qu’il faut vivre et mourir » si j’ose dire. C’est à peu près là que j’ai vécu et probablement que je mourrai : cela fait quarante-six ans cette année que je m’incruste dans la maison.

23Comment m’y suis-je pris ? J’ai pensé qu’il fallait s’appuyer sur cette couverture de la « Bibliothèque des idées » et qu’il fallait créer une couverture analogue, en créant des collections tout autour. Plus exactement, j’avais pensé au départ faire ce qu’on appelait aux États-Unis un paperback, une sorte de paperback classique destiné aux étudiants, intermédiaire entre le livre de poche dont vous parliez et le livre noble. C’est d’ailleurs dans cette perspective que j’étais allé voir Raymond Aron pour lui demander de publier ses cours sur les grands sociologues auxquels j’avais assisté et que le CDU, enfin la Sorbonne, publiait en fascicules bleus. Je voulais qu’il les reprenne, qu’on les publie sous le titre Les Étapes de la pensée sociologique. C’était le type-même du paperback.

24Quand j’ai voulu présenter ce projet à Claude Gallimard, François Erval, le directeur de la collection « Idées », sympathique et astucieux, s’y est opposé. C’est Claude Gallimard qui avait créé cette collection « Idées », mais il cherchait quelqu’un pour la diriger. Il avait demandé à Françoise Giroud qui lui avait recommandé Erval, l’homme chargé de la culture et des livres à L’Express. Je m’en souviens d’autant mieux qu’à ce moment-là, je remplissais la copie, parce qu’Erval était extrêmement paresseux. Il habitait juste à côté de chez moi, j’allais chez lui, je prenais. « Servez-vous, bon dieu, servez-vous ! ». Je prenais les bouquins et je les chroniquais. Dans L’Express à l’époque, on ne signait pas : protégé un peu par Françoise Giroud et aidé par François Erval, je suis de ceux qui ont noirci la copie dans L’Express pour beaucoup de ces livres parus dans les années 1964 -1966. Quand je suis arrivé chez Gallimard après, Erval n’a pas vu ma venue d’un tellement bon œil, parce qu’il était « Monsieur Idées », il enavait le statut. Je me souviens qu’il n’a pas voulu que je fasse ce paperback en disant : « cela va faire une concurrence à “Idées” », il faut qu’il fasse autre chose ».

25Comme par ailleurs, j’étais un petit jeune à qui on ne voulait pas donner la « Bibliothèque des idées », parce que c’était quand même la collection noble et que Georges Lambrichs qui dirigeait une collection littéraire, avait dit à Claude Gallimard : « Écoutez, on ne sait pas ce qu’il va faire, c’est quand même la collection Phénoménologie de l’esprit, Merleau-Ponty, Sartre… ». Alors, j’étais acculé, si j’ose dire, à faire autre chose, et donc à faire une collection à côté que j’ai appelée « Bibliothèque des sciences humaines », en lui faisant prendre le sigle et en demandant à Pontalis – il venait d’entrer dans la maison pour faire une collection de psychanalyse – de prendre la même couverture ou de même type. Dans mon esprit, l’idée était de créer une collection « Bibliothèque des idées, Bibliothèque des sciences humaines, Connaissance de l’inconscient », avec un sigle, qui soit aussi forte que la collection dite « blanche », que personne n’appelait ainsi parce qu’à l’époque, c’était simplement la collection Gallimard.

26Pontalis m’avait d’ailleurs reproché à l’époque de faire une collection qui s’appelait « Bibliothèque des sciences humaines », en me disant : « Ça coiffe trop large, qu’est-ce que tu vas mettre là-dedans ?  – Tout ! – Mais alors quoi, l’ethnologie, l’anthropologie ? ».

27Parmi les collections qui existaient chez Gallimard lorsque j’arrivais – venons-y peut-être rapidement –, il y avait des collections éparses de sciences humaines, toutes soit à l’abandon soit créées par des écrivains à qui on avait demandé de s’en occuper et qui ne s’en occupaient pas.

28Leiris par exemple était censé diriger « L’espèce humaine », magnifique collection à laquelle il s’attachait, mais de loin, parce qu’il écrivait ses propres livres et qu’il n’était pas un éditeur au sens strict. C’est lui qui avait probablement programmé Ernesto de Martino et qui m’a dit : « Prenez-le, mettez-le dans votre collection ». Il était ravi d’arrêter « L’espèce humaine » et que quelqu’un s’en occupe à l’intérieur d’une collection plus vaste, qui serait la « Bibliothèque des sciences humaines ».

29Il y avait eu Georges Dumézil qui était un ami de Brice Parain et c’est ainsi que Brice Parain a pris tous ses premiers livres. Comme ils ne se vendaient pas, comme personne ne s’y intéressait, comme personne ne les lisait, comme il n’avait pas d’éditeur, il était parti de chez Gallimard pour allerchez Payot pour faire La Religion romaine archaïque.

30Il y avait encore la collection « Géographie humaine » dont plus personne ne s’occupait, Deffontaines était mort. Il y avait des collections comme « Les Trente journées qui ont fait la France », qui peinait un peu parce que c’était Gérard Walter qui l’avait créée mais la Maison s’était brouillée avec lui depuis 1962. Robert Gallimard, le cousin de Claude, était censé s’en occuper. Dès que je suis arrivé, il m’a béni, en quelque sorte, en me disant : « tu vas m’aider à la faire », et c’est ainsi que, très vite, il y a eu en particulier Le Dimanche de Bouvines, de grande mémoire, si j’ose dire, dans cette collection qui a repris une régularité.

31Il y avait quelques collections complètement dispersées à l’intérieur de ce panorama : la collection « Les essais », dont plus personne ne s’occupait non plus, une petite collection bleue magnifique qui avait connu le Baudelaire de Sartre par exemple ou des essais de Freud, mais là non plus, il n’y avait personne pour vraiment s’en occuper, rendre la chose un peu unitaire. Je crois que les deux premiers livres que j’y ai fait mettre en reprenant cette collection, c’était la traduction de l’Essai sur la révolution de Hannah Arendt et Le Système des objets de Jean Baudrillard, son premier livre, issu de sa thèse de troisième cycle. Elle m’avait littéralement tapé dans l’œil quand je l’avais lue. On était devenus très amis jusqu’à ce qu’il écrive Oublier Foucault, qui nous a un petit peu éloignés. Baudrillard a d’ailleurs eu la grande délicatesse personnelle de s’en aller tout seul sur la pointe des pieds, pour, m’a-t-il dit, ne pas me faire d’ennuis avec Foucault.

32Il y a eu cette rencontre très forte avec Foucault qui a duré jusqu’à sa mort. Quand j’ai touché le manuscrit des Mots et les choses, il s’appelait encore La Prose du monde. Or c’était un titre que Merleau-Ponty prévoyait de publier et c’est à cette occasion d’ailleurs que Foucault m’avait dit : « Mais Merleau-Ponty, c’est mon héros, c’est comme ça que j’aimerais faire des cours, c’est comme ça que j’aimerais écrire, c’est lui que je voudrais être, personne d’autre,Merleau-Ponty ». Et en effet, parmi ses tout premiers livres, il m’a fait la joie de – je crois que c’était d’un commun accord – de sous-titrer Les Mots et les choses, « Archéologie des sciences humaines », qui typifiait extraordinairement la collection que je voulais essayer de lancer à ce moment-là.

33Il faudrait encore dire, parce qu’à l’intérieur de votre évocation de l’année 1966, il me semble que cela peut exister, que c’est à ce moment-là qu’est né, dans l’édition des sciences humaines, ce qu’on pourrait appeler le directeur de collection, qui n’existait pas tellement avant chez les éditeurs. Je n’en verrai pas de grands exemples. Il me semble que la figure même de ce directeur de collection serait Jean Malaurie. C’est-à-dire quelqu’un qui fait naître des livres, quelqu’un qui n’est pas un éditeur ou pas seulement un éditeur, qui est fortement enraciné dans une ou plusieurs disciplines. Après tout, Malaurie, c’était la géographie au départ, mais entre les collections « Géographie (même dite) humaine » et « Terre humaine », il y a le même mot de passage, « humaine ». Mais il y a un monde entre la géographie humaine de Deffontaines, celle de Vidal de la Blache et évidemment, cette extraordinaire collection qu’avait précisément lancée Lévi-Strauss, et qui l’a lancé aussi, car le premier livre avec celui de Lévi-Strauss dans « Terre humaine », c’est Les Rois de Thulé de Malaurie lui-même. Malaurie est certainement une des images d’incarnation très forte d’une collection, d’un nom, d’un homme, parce que sa collection « Terre humaine » est extraordinairement typée et fortement enracinée dans une formule et dans une sensibilité, dans un rôle très actif de l’éditeur et du directeur de collection. Du fait que j’ai été chez Gallimard, du fait de ce que, après la « Bibliothèque des sciences humaines » – on n’en a pas parlé encore – deux ans après, je faisais la « Bibliothèque des histoires », pour compléter, que j’avais été engagé pour donner du prestige à la maison, mais pas de l’argent, il fallait que je trouve malgré tout un moyen en projetant mes sciences humaines de faire gagner de l’argent à la maison, sinon je savais que c’était… perdu : il faut toujours faire gagner de l’argent à une maison commerciale, sans quoi on est très mal vu.

34Pour cette raison, j’avais fait cette collection dite « Témoins » qui était censée reprendre le flambeau d’une vieille collection, « Problèmes et documents », complètement à l’abandon mais qui avait publié certains livres très importants, comme Indochine S.O.S. d’Andrée Viollis,préfacé par Malraux, par exemple. Plus personne ne s’occupait vraiment de cette collection. Je pensais qu’il n’y avait plus rien à en faire sous cette forme-là, mais qu’en revanche, l’époque pouvait être à une forme d’engagement à travers l’édition. Une collection « Témoins » était assez large pour accueillir des sensibilités très différentes, des types d’expériences humaines et des livres qui dépasseraient de loin le journalisme. J’ai eu la chance de publier parmi les tout premiers livres. L’Aveu d’Arthur London. C’était évidemment une grande aventure éditoriale, intellectuelle et idéologique puisque c’est un des livres les plus actifs dans la lutte contre le totalitarisme.

35Je crois que le directeur de collection seraitun beau sujet de travail pour ces années-là, que je n’aurais probablement pas été le seul : Michel-Claude Jalard, est quelqu’un qui a lancé 10/18. Un personnage éditorial est né, sorte d’intermédiaire entre l’auteur et l’éditeur, qui prend une certaine autonomie par rapport à l’éditeur lui-même, qui fait partie du visage intellectuel de l’époque. Je n’ose pas aller plus loin… vous vouliez qu’on dialogue un peu…
 

36AC : Oui. J’avais envie de vous interroger sur des sujets dont on n’a jamais parlé entre nous par ailleurs, parce que ce n’est jamais venu dans la conversation. Dans votre récit de votre arrivée chez Gallimard, je me demandais comment Brice Parain, qui était la référence…

37PN : Écoutez, j’ai eu une déplorable impression de Brice Parain.
 

38AC : Parce que c’était lui qui…

39PN : Oui, c’était lui.
 

40AC : C’était lui qui…

41PN : qui était censé…
 

42AC : qui occupait ce terrain…

43PN : Oui.
 

44AC : Ou qui ne l’occupait pas, je ne sais pas.

45PN : Si, c’était un très brave homme et qui, en effet, se sentait l’incarnation de l’existentialisme et qui a fait cette extraordinaire prestation – cela dure vingt minutes –  à la fin de Vivre sa vie de Godard, où il fait le vieux, le Socrate. Il aurait voulu me socratiser un peu quand je suis arrivé, et j’étais terriblement imperméable, d’abord parce que quelqu’un qui avait à son actif éditorial d’avoir refusé Lévi-Strauss et refusé Foucault… L’Histoire de la folie a été refusée par Brice Parain pour des raisons qu’on peut très bien comprendre d’ailleurs en 1962 et je l’ai récupéré après…
 

46AC : Entre temps, il avait été publié chez Plon.

47PN : Oui,par Philippe Ariès dans sa collection « Histoire des mentalités ».
 

48AC : Puis en 10/18, puis en poche.

49PN : Puis en poche, mais cela a été une histoire éditoriale effroyable : il en a voulu à mort à Bourgois de ne pas l’avoir prévenu de cette édition 10/18 qu’il a voulu faire retirer du commerce. C’est ainsi que j’ai récupéré ensuite L’Histoire de la folie. Je peux comprendre que quelqu’un d’aussi « sartrisé », existentialisé, n’ait pas compris, dans les deux cas, le basculement intellectuel, qui était en train de s’opérer; qu’il n’ait pas compris, sur la base de ce qui lui paraissait complètement ésotérique, marginal, étranger à la grande culture vécue du siècle, ce que pouvaient représenter Lévi-Strauss et les Nambikwara ; ni comment on pouvait faire tourner l’ensemble de la culture autour de choses qui lui paraissaient quand même de l’ethnologie de terrain. Du côté de Foucault, L’Histoire de la folie – je me souviens très bien en avoir parlé avec Brice Parain – ne luis semblait pas vraiment une histoire de la folie. De fait, L’Histoire de la folie, ce n’était pas l’histoire des fous, c’était tout à fait autre chose. Au fond, cela montre bien l’étrangeté que ce type de culture de sciences humaines pouvait représenter par rapport au sartrisme que Brice Parain incarnait parfaitement.
 

50AC : Mais il avait accepté Les Mots et les Choses sous un autre titre, déjà.

51PN : Ce n’était pas lui, c’était plutôt Lambrichs. Il avait accepté comme ça, du bout des lèvres parce que Foucault avait écrit dans Les Cahiers du Chemin et qu’il avait publié Raymond Roussel chez Lambrichs. Et puis moi, je connaissais Foucault par ailleurs, à cause d’ « Archives », où, après avoir lu l’Histoire de la folie qui m’avait enthousiasmé, j’avais écrit à Foucault à qui peut-être on n’écrivait pas tellement à l’époque – je l’avais connu par l’intermédiaire de Furet à la Bibliothèque Nationale – pour lui demander un petit volume d’« Archives » sur les embastillés. Dans les premiers volumes d’ « Archives », dans la liste des livres à paraître, il y a Foucault, Les Embastillés. On était restés en rapport. Un an après, je suis entré chez Gallimard, c’était réglé, il était très content d’inaugurer une nouvelle collection, et il terminait Les Mots et les Choses. Voilà.
 

52AC : Et Caillois ? Caillois avait aussi une place, Caillois, Dumézil…

53PN : Oui, mais Caillois, c’est un homme très étrange, très opaque, très séduisant, à la fois très facile et très difficile d’accès. Il faisait Diogène avec Jean d’Ormesson et il était censé s’occuper de la littérature. Il s’occupait de la littérature d’Amérique latine, puisqu’après la guerre, il avait ramené tous les auteurs d’Amérique latine pour faire cette collection qui s’appelait « La croix du sud ». Les conversations avec lui étaient riches, agréables, intéressantes. Mais à l’époque où je l’ai connu, il était plus littéraire et plus poétique que sociologique encore, la sociologie c’était un petit peu… plus loin. C’était aussi le moment de sa grande querelle avec Lévi-Strauss. La polémique dans Les Temps modernes entre Lévi-Strauss et Caillois doit dater de 1965, il faudrait vérifier, mais c’est facile à vérifier. Ils étaient très mal ensemble, je me souviens, et Caillois parlait beaucoup plus de littérature, du moins avec moi, et des pierres. C’était la grande époque où il écrivait sur les pierres : je me souviens qu’il m’a emmené dans ce petit magasin de pierres, rue Jacob. Je crois qu’il approuvait assez nettement ce que je faisais sans le commenter ardemment.

54D’ailleurs, dans la maison, personne ne commentait mes choix. Seul Queneau m’a parlé d’un livre que j’ai publié : L’Art de la mémoire de Frances Yates. Quand il est sorti, il m’a dit : « Qu’est-ce que c’est ? ». D’abord il ne connaissait pas Frances Yates et il m’a dit : « c’est très très intéressant, vraiment, bravo ! ». Il ne m’a jamais parlé de Foucault. J’ai eu l’impression de faire un travail un petit peu isolé, pour tout dire, un peu solitaire…

55Pour l’anecdote, quelques années après, en 1968, Claude Gallimard m’a demandé d’entrer au comité de lecture. À l’époque, j’avais l’impression que j’allais entendre parler de livres qui ne m’intéressaient pas tellement. Là encore, j’ai plutôt fait des manières, tout en sentant qu’il fallait finir par accepter. Mais peu après, il m’a dit : « Écoutez, les livres dont vous parlez, ça doit embêter tout le monde, faites-moi des rapports directs et n’en parlez pas au comité de lecture » : c’était tout dire. D’ailleurs, je crois me souvenir que, beaucoup plus tard, un peu en riant, il m’avait confessé n’avoir jamais ouvert un livre que j’avais publié. J’étais un petit peu bizarre, si vous voulez, et pas très représentatif de ce qui restait de l’âme de la maison. J’ai ressenti l’étrangeté qu’il y avait à être à l’extérieur l’éditeur de ces bibliothèques prestigieuses et à l’intérieur de Gallimard l’inconnu qui n’intéresse personne.

56Enfin, je ne voudrais pas que ce soit mon dernier mot ! Donc, oubliez-le ! Et puis les choses ont changé. D’abord progressivement et ensuite soudainement avec l’arrivée d’Antoine Gallimard qui soutient la revue Le Débat et qui est extrêmement heureux du développement de ce secteur qui a beaucoup nourri, à son tour, les collections de poche et qui, il vaut mieux terminer ainsi, étaient censées donner uniquement du prestige et ont rapporté beaucoup d’argent !
 

57AC : C’est le moment de vous remercier.