Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier critique
Fabula-LhT n° 1
Les Philosophes lecteurs
Christine Baron

Kierkegaard inconnu : récit contre concept

« L’accent réellement mis sur l’existence doit s’exprimer sous une forme propre qui, eu égard au caractère trompeur de l’existence, est une forme indirecte, de telle sorte qu’il n’y a pas de Système. »
Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, II

1Penseur et personnage atypique, et relativement mal connu en France1 Kierkegaard a été bercé pendant ses études à la faculté de théologie et de philosophie de Copenhague par le système hégélien. Hegel est au milieu du xixe siècle LE philosophe par excellence ; les universitaires se réfèrent non seulement à son système de l’histoire mais à sa méthode même et aux présuppositions de celle-ci ; soit la possibilité d’une objectivation conceptuelle de l’ensemble des problèmes philosophiques. Sa réflexion sur l’histoire domine le paysage intellectuel de cette période au point que les catégories de pensée hégéliennes semblent sans alternative possible et que ceux-là même qui les contestent se placent sur le terrain du système philosophique. Or c’est en déplaçant l’enjeu de la philosophie que Kierkegaard inaugure un nouvel espace de pensée.

2« L’abstraction ne s’occupe en rien de la difficulté propre à l’existence et à l’existant2 » : tel pourrait être le leitmotiv des textes immédiatement consécutifs au Concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, qui constitue la thèse de doctorat du philosophe. Au nom de cette préoccupation, Kierkegaard inaugure une pensée du sujet, un renversement de la dialectique hégélienne mais aussi une forme narrative pour la philosophie qui se nourrit d’une pseudonymie par laquelle il récuse le rationalisme européen fondé sur une occultation de la subjectivité, instaure une forme de discursivité originale, et tente une dialectique qui prenne en compte la dimension singulière de la réflexion et récuse celle-ci comme mathesis universalis. On retrouve là des thèmes familiers à des courants philosophiques du xxe siècle qui ont mené une manière de critique interne de la philosophie, qu’il s’agisse de l’herméneutique ou de la phénoménologie, mais qui trouvent un relief particulier dans cette pensée qui fut aussi une pensée du paradoxe, menée aux confins de ce que peut la dialectique.

L’anti-système hégélien :

3C’est d’abord du déni du concept que se nourrit étrangement la réflexion de Kierkegaard, ou plutôt, de la présupposition selon laquelle le concept est lui-même un déni du sujet. Kierkegaard mène ainsi une relecture hétérodoxe du cogito cartésien comme origine du rationalisme occidental. Comment est-il possible de déduire l’existence de la pensée ?

On a souvent repris le cogito ergo sum de Descartes. Si par le « je » compris dans cogito, on entend un homme particulier, la proposition ne prouve rien ; je suis pensant, ergo, je suis ; mais si je suis pensant, quelle merveille que je sois, c’est déjà affirmé, et le début affirme même plus que la fin. Si donc par le « je » compris dans le cogito on entend un homme particulier existant, la philosophie s’écrie : balivernes ! Sottises ! Il ne s’agit pas ici du je mien ou tien mais du je pur ! Mais ce je pur pourtant ne peut avoir d’existence autre que celle de la pensée : que signifie alors la conclusion ? Il n’y en a pas, car la proposition est alors une tautologie3.

4Sous la forme provocatrice du syllogisme, ce que Kierkegaard déduit est l’étanchéité radicale de la pensée et de l’existence, et la contradiction qu’il y a à conclure de l’effectivité de l’une celle de l’autre. Le séjour de la pensée est la sphère du possible, sub specie aeterni.

5Opposant constamment réalité et possibilité, Kierkegaard constate que le penseur hégélien se meut dans la sphère des mondes possibles. La pensée rationaliste a ainsi rompu en instaurant une tradition du concept « pur », du « je pur » avec la tradition socratique pour laquelle le philosophe est d’abord un existant infiniment intéressé à l’existence et à sa propre situation éthique au regard de la Cité. La bévue fondamentale de la philosophie post-kantienne résiderait alors dans la priorité accordée à l’ontologie sur l’éthique, ou dans une pensée an-historique de l’être, au détriment de la réflexion que porte l’existence. Il est ainsi possible d’identifier dans ces textes l’archéologie du Dasein heideggerien, de l’être-jeté dans le monde, pensée portée par l’existentialisme kierkegaardien qui est une pensée de l’intérêt. Au désintéressement qui caractérise la réflexion sub specie aeterni, cette étrange et livresque démarche du penseur contemporain qui abstrait son existence de sa réflexion, Kierkegaard oppose constamment la pensée comme passion dont le modèle premier, historiquement, est celui de l’Antiquité grecque. Socrate, penseur ironique, est d’abord l’apôtre de la subjectivité vivante, mais aussi celui qui met en jeu son existence dans la pensée, soit l’anti-hégélien. L’ataraxie, le suicide du philosophe antique interprétant son corps comme un obstacle sont autant de tentatives existentielles qui pensent la contradiction de la pensée et de l’existence concrète, au-delà de la factualité verbale d’une philosophie, dans la mise en jeu tragique de ce que le sujet a de plus intime ; son corps, sa vie. Cette nécessité de dépasser ce que Kierkegaard appelle « une expérience de papier » fonde la démarche philosophique comme incarnation de la pensée. Cette incarnation passe, dans sa philosophie, non par l’exposé systématique d’une doctrine4, mais par des récits pris en charges par des pseudonymes, ou autant d’identités alternatives que le philosophe endosse, de Johannes de Silentio, à Climacus en passant par Vigilius Haufniensis, frater Taciturnus ou Constantin Constantius ou l’Assesseur Wilhelm.

6Une première remarque s’impose face à ces divers constats : si de nombreuses études sur le « style des philosophes », sur leur « écriture » ont vu le jour dans le sillage du New criticism et du « linguistic turn », c’est souvent au prix du constat d’une inadéquation entre la langue utilisée par le philosophe et ses finalités théoriques, ou du constat de l’insertion des thématiques conceptuelles, pensée comme indépassable, dans un logos fondateur qui contraindrait la philosophie à une tâche d’emblée analytique. Telle est la thèse dominante d’un collectif consacré à ce thème5 dans lequel est repris, en exergue, un texte d’Adorno où celui-ci note le délabrement du langage philosophique, tout autant que l’impossibilité de l’invention d’une nouvelle langue : « Dans la situation actuelle de la société, aucun mot ne préexiste à l’intention personnelle du philosophe, et les termes objectivement disponibles sont vidés de leur être […]. Le philosophe n’a plus d’autre espoir que de disposer les mots autour de la vérité nouvelle de telle sorte que leur seule configuration suscite cette vérité6 ». Plus d’un siècle après l’oeuvre de Kierkegaard, Adorno énonce le programme même de sa philosophie : fonder une pensée dans une langue qui soit celle de l’existence elle-même. Kierkegaard, lorsqu’il définit sa philosophie en termes de stades d’existence ne donne pas là une clef de lecture qui soit celle de concepts qui pourraient être dialectiquement dépassés (du stade esthétique au stade éthique puis religieux, par ces « médiations » que sont l’ironie puis l’humour) mais la forme même non spéculative du vivre, traversé de ce que Jacques Colette évoque en citant un extrait des Stades sur le chemin de la vie : « l’ange exterminateur de l’immédiateté7 ».

7Ainsi se joue dans cette philosophie (comme dans celle de Nietzsche) ce que Heidegger, dans un cours de 1930 sur Hegel, nomme plus volontiers une « écriture », quelque chose que « nous ne saurions trop prendre au sérieux, qui n’est pas de la philosophie ; quelque chose dont nous ne possédons encore aucun concept, de sorte qu’il est plus décisif (pour les comprendre) de se mettre en quête de ce concept que de le jouer en un tournemain contre la philosophie8. » Pour Kierkegaard, l’invention d’un nouveau mode de communication va de pair avec la singularité de l’expérience religieuse, son caractère absolument incompossible aux modes de communication existants ; ainsi, à l’opposé de l’usage ordinaire que peut faire un écrivain de fiction de la pseudonymie, celle-ci consiste à se jouer tout entier dans une forme d’existence qui se définit elle-même comme choix. Loin des masques ludiques que peut emprunter le romancier qui fait usage de pseudonymes (et se livre alors à l’essai de formes alternatives d’existence), la pseudonymie est alors une manière de se projeter littéralement dans des êtres concrets et de modéliser à partir de figures littéraires et historiques réinterrogées (Faust, Don Juan, Néron) divers stades de l’existence.

8Ainsi André Clair observe-t-il qu’on peut la comprendre comme une réponse ironique à Hegel : à la ruse de la raison hégélienne correspondrait alors une ruse de la subjectivité qui consisterait dans cette atopie ironique qui la caractérise à échapper aux catégories conceptuelles pour se définir dans l’intervalle du conceptuel et de l’existentiel9. Telle est en effet l’approche que propose Kierkegaard dans le Concept d’Angoisse de la subjectivité : l’homme comme synthèse de temporel et d’éternel ne peut se réaliser pleinement sans une médiation qui est celle de l’esprit, non le Geist hégélien, mais l’esprit au sens que lui donne Saint Paul, le pneuma, la respiration. Dans la fable du Concept d’Angoisse, l’esprit s’éveille à soi par l’interdit, comme condition d’accès de l’individu à lui-même ; à la réflexivité conceptuelle de Hegel il oppose celle qui se joue au moment où l’esprit transgressant l’interdit sexuel biblique pose la synthèse de l’âme et du corps, mais où, pour cela, il devient effectif. L’homme se découvre alors comme être sexuel et spirituel dans un indissociable mouvement où il se réalise réflexivement, sortant de l’indistinction de l’angoisse. Lorsque, note L’Alternative, ce mouvement est arrêté, la mélancolie survient. L’angoisse est le moment qui précède l’affirmation de l’esprit, la mélancolie, celui qui succède à son impossibilité, à la peur non plus de n’être rien, mais de rester rien.

9L’écriture kierkegaardienne se meut ainsi constamment dans ce double mouvement, du récit vers le concept, car elle arrache à leur expression psychologique des conduites existentielles pour thématiser dialectiquement ce que peut être le pathos propre à l’existence10, du concept vers le récit en incarnant dans des individus singuliers le déchirement de la conscience. Penser la réflexivité non plus en termes de complétude, de rapport serein de la conscience à soi ou sur le mode d’un achèvement de l’histoire, comme chez Hegel, mais la penser sur un mode tragique, celui du devenir au cours duquel, selon Kierkegaard, l’individu découvre qu’il n’est pas garant de lui-même mais fondé en une puissance supérieure (de là l’apparente contradiction de sa philosophie selon laquelle la subjectivité est vérité11, mais est erreur, si elle se maintient au stade de son affirmation irrelative) modifie le statut de la philosophie.

10Cela permet de comprendre que le désaveu de la raison auquel se livre cette écriture n’est par pour autant un désaveu déraisonnable ; le paradoxe ne signifie pas la chute dans l’irrationnel ou ce que  Jacques Colette nomme la « non-philosophie » mais un « philosopher autrement » ; c’est une dialectique dont le principe se trouve dans l’ethos du sujet et non plus dans son logos que mettent en œuvre les textes, de cette sorte d’« autofiction » que constitue le Journal du séducteur à la correspondance qu’entretient l’Assesseur Wilhelm avec un jeune esthéticien pour tenter de le convaincre que toute conception esthétique de la vie est désespoir dans L’Alternative. Ainsi, dans ce même texte, c’est Don Juan qui incarne le plus profondément l’immédiateté sensuelle de l’amour physique. Cependant, ce n’est pas sa figure littéraire mais l’opéra de Mozart que retient Kierkegaard comme paradigme, ce qu’il justifie ainsi à propos du mythe médiéval de la montagne de Vénus :

C’est là que la sensualité a sa demeure, là qu’elle se livre à ses plaisir effrénés, car c’est un royaume, un État. Le langage n’y a point son asile, ni la méditation, ni la réflexion au pénible cheminement, […] là on ne connaît que le tumulte sans fin de la jouissance. Don Juan est le premier né de ce royaume12.

11De là son caractère musical, car usant de tromperie sans préméditation, il est évanouissement du désir dans l’instant même de sa satisfaction, comme l’exécution de l’œuvre est déploiement temporel de la voix et de l’orchestre : « Dans l’Antiquité le sensuel s’exprimait par la plastique silencieuse et muette ; dans le christianisme, il devait gronder avec la fougue de la passion. Un séducteur doit donc posséder une puissance que n’a pas Don Juan ; la puissance de la parole13. »

12La pseudonymie permet d’échapper ainsi à la fois à une formulation abstraite et systématique inadaptée à son objet et à un empirisme qui s’en tiendrait au fait brut de l’existence. Elle est construction d’une pensée de la singularité14 dans la mesure où la philosophie ne saurait s’en tenir à « l’illusion d’une saisie directe de l’existence dans une compréhension “cœur à cœur”15 » et que ce serait commettre un contresens fondamental sur Kierkegaard que de voir en lui un tenant de l’immédiateté. La pseudonymie comme mise à distance mais aussi comme proximité avec l’existant singulier relève d’une stratégie nouvelle et d’une rhétorique inédite, comme le recours à des emblèmes historiques, bibliques, mythiques, de Job à Néron.

13Cet usage constant d’analogies permet d’approcher le noyau de la pensée de celui qui a été qualifié par divers commentateurs de « penseur-poète », et à ce titre, un autre usage peut être invoqué. Il s’agit de la re-catégorisation d’éléments traditionnellement associés à la rhétorique, soient l’ironie et de l’humour. Ceux-ci sont, chez Kierkegaard, envisagés comme instruments de passage de l’esthétique à l’éthique, pour la première, de l’éthique au religieux pour le second. Or l’ironie et l’humour sont d’abord des pensées de la loi. L’ironie, relevant la distorsion de l’essence et du phénomène est à la fois ce qui marque cette conscience du leurre et le procédé par lequel se dit la distorsion de la sensibilité et de l’existence. Mode de communication oblique, elle constitue une esthétisation en actes de la philosophie, une lecture indirecte du monde, qui donne par elle-même l’équivalent de cette lecture particulière que requiert la pensée de Kierkegaard. La figure tutélaire de Socrate comme « penseur existant », est liée à l’ironie qui confine à l’éthique et marque la naissance de la réflexivité ; Kierkegaard se met d’ailleurs en scène comme personnage dans son propre texte pour définir celle-ci :

Qu’est-ce donc que l’ironie, si l’on appelle Socrate un ironiste et si l’on ne se contente pas d’en mettre en relief comme l’a fait à dessein ou non le Mag. Kierkegaard dans sa thèse sur Le Concept d’ironie ? L’ironie est la synthèse de la passion éthique qui accentue infiniment dans l’intériorité le « je » individuel rapporté à l’exigence éthique, et de la culture qui, dans le monde extérieur fait infiniment abstraction de ce je […] comme d’une chose finie parmi toutes les autres choses finies et particulières16.

14Si l’ironie nie l’immédiateté de notre rapport au monde, l’humour rapporte la conscience individuelle à la faute. Un bref extrait de la Présentation de Sacher-Masoch de Gilles Deleuze nous aide ainsi (en partie seulement, car il est évidemment étranger à la perspective chrétienne qui anime la pensée de Kierkegaard) à comprendre le rôle médiateur de l’humour en tant qu’il est « non plus le mouvement qui remonte de la loi vers un plus haut principe mais celui qui descend de la loi vers ses conséquences […]. On prend la loi au mot, à la lettre ; on ne conteste pas son caractère ultime ou premier ; on fait comme si, en vertu de ce caractère, la loi se réservait pour soi les plaisirs qu’elle nous interdit. […] La loi n’est plus renversée ironiquement, par remontée vers un principe, mais tournée humoristiquement, obliquement par approfondissement des conséquences17. » Ce que Deleuze, plus d’un siècle après, interprète dans une perspective psychanalytique comme la source même du masochisme est pour Kierkegaard l’origine de la naissance de la conscience chrétienne dans l’éthique. « Conscience de la faute totale », du « privilège » qui consiste à recevoir un châtiment, l’humour est défini aussi dans le Post-Scriptum (II, 2, A, §3) comme « union de la culture intellectuelle […] et de l’immédiateté enfantine » dans la reconnaissance, par le sujet, de son infinie culpabilité face à dieu.

15Ce disant, Kierkegaard énonce l’oxymoron même de sa philosophie : la penser comme pur retour à l’immédiateté existentielle, tout autant que comme une systématisation du vivant à travers les sphères d’existence serait également la manquer. Elle se donne dans cet intervalle comme une négociation de la distance du concept et du sujet vivant, bref comme une manière de rhétorique. Esthétique, dans sa forme, sinon dans sa finalité, l’ironie réside ainsi dans la reprise littérale, parfois, des catégories hégéliennes pour tenter de saisir la réalité du sujet vivant ; vaine entreprise dont la drôlerie apparaît, de soi, comme une pétition de principe philosophique18. Dans l’exemple qui précède, l’humour est ainsi manifestation de l’acceptation de la loi, fût-elle inique, en vertu de l’incommensurabilité de la raison humaine et de la raison divine ; c’est ce qui est au principe des deux récits fondateurs de la philosophie de Kierkegaard, et d’une pensée qui se donne par ses récits empruntés à la Bible : Job et Abraham.  

Fables, paraboles, récits fondateurs ?

16Ces trois termes ne sont évidemment pas équivalents. Si la parabole a un sens biblique (mais implique en même temps un type de lecture didactique « orthodoxe », allégorique et lourdement édifiant), celle-ci, reprise dans la philosophie de Kierkegaard, revêt alors une ambiguïté nouvelle. Les deux récits « fondateurs » de sa philosophie sont sans doute celui de Job, et le sacrifice d’Abraham, mais il ne prétend pas tirer de ceux-ci une « morale » univoque. La constante distinction de l’« édifiant » et de l’« édification » dans son œuvre invite ainsi le lecteur à une certaine circonspection. En effet, si ces récits peuvent être interprétés de manière allégorique, c’est selon un premier paradoxe à leur lettre même que s’attache Kierkegaard, allant jusqu’à citer le réquisitoire de Job contre dieu, entre autres, dans La répétition comme s’il rejouait une seconde fois, -répétition, sur la scène biblique, le rôle de celui qui refuse le désespoir. Ainsi, la scène – Job sur son tas de fumier élevant sa plainte vers Yahvé – est littéralement rejouée et le philosophe s’y met en scène lui-même apostrophant le personnage biblique

17Job et Abraham, figures de l’exception, sont d’abord des figures antithétiques dans leur attitude face à la loi. Job dépossédé de tout, abandonné sur un tas d’immondices crie sa colère, contre l’avis de ses amis qui croient en dépit du caractère absurde de son châtiment, à la providence divine. Job est celui dont la contestation s’élève jusqu’au ciel, et qui récuse le châtiment qui l’accable non en lui-même mais comme marque de sa culpabilité. Kierkegaard réécrit ainsi l’histoire du personnage. Ce n’est pas le moment où il profère les célèbres paroles d’acceptation de son destin qui retient Kierkegaard, mais celui où il en appelle à la justice divine, et témoigne ainsi de ce moment du tremblement, du sentiment de la déréliction, en dépit de sa foi. Ces pages de La Répétition sont un véritable face-à-face où Job est sommé de confier au philosophe une autre histoire que celle retenue par les Écritures, l’histoire cachée de Job avocat de sa propre cause, l’histoire occultée par le christianisme officiel et édulcoré de l’infinie souffrance de l’homme. En témoigne cet extrait dialogué :

N’as-tu rien de plus à dire ? N’oses-tu dire rien de plus que les consolateurs officiels mesurant leurs paroles aux malheureux, que ces consolateurs raides comme des maîtres de cérémonie, prescrivant à l’affligé qu’à l’heure de la détresse il convient de dire : « L’Éternel a donné, L’Éternel a ôté, que le nom de L’Éternel soit béni ! » ni plus ni moins que si on disait « À vos souhaits ! » à celui qui éternue. Non ; toi qui fus aux jours de ta puissance l’épée de l’opprimé, le soutien du vieillard et l’appui de celui qui succombe, tu n’as pas fraudé les hommes quand tout s’effondrait autour de toi : alors ta voix fut celle du souffrant, le cri de l’écrasé, la clameur de l’angoissé et un apaisement pour tous ceux à qui la douleur clôt la bouche ; tu fus le fidèle témoin de toute la détresse et de tous les déchirements que peut receler le cœur, le sincère porte-parole qui ose se plaindre « dans l’amertume de son coeur » et contester avec Dieu. Pourquoi cache-t-on cela ? »19

18La fonction du récit serait alors de mettre au jour le caché de l’histoire, ce que cèlent les calmes paroles de résignation du texte biblique, en même temps que de profiler une autre conclusion possible de la parabole. Telle est précisément la tâche que semble assigner Kierkegaard au récit dans la reprise de celui du sacrifice d’Abraham : les premières pages de Crainte et tremblement restituent ainsi au jeu des possibles l’histoire avérée de la parabole en particulier dans ces deux extraits : au lieu de sacrifier Isaac, « il se serait enfoncé le couteau dans le sein. Le monde l’aurait admiré, et son nom n’aurait pas été oublié ; mais une chose est d’être admiré, et une autre d’être l’étoile qui guide et sauve l’angoissé », ou encore quelques lignes après : « […] si en tirant le couteau, il avait par hasard aperçu le bélier, si Dieu lui avait permis de le sacrifier à la place d’Isaac – alors, il serait revenu chez lui, tout serait resté comme avant ; il aurait conservé Isaac et pourtant quel changement ! Car sa retraite aurait été une fuite, son salut un hasard, sa récompense, une confusion et son avenir peut-être la perdition20. » Mais s’agit-il réellement dans ce dernier cas, de re-potentialiser l’épisode de la montagne de Morija ?

19Le paradoxe propre à ces textes est qu’ils puissent soutenir ces deux interprétations opposées. En effet, plus qu’une restitution au jeu des possibles impliquée en apparence par ces variations sur le texte biblique, ce que semble indiquer Crainte et tremblement est bien la terreur qui s’empare de l’âme face au geste exigé de dieu, le moment qui précède celui-ci, la captation de l’instant de la décision, mais aussi, paradoxalement, la nécessité, au sens philosophique du terme, du geste d’Abraham.

20Un autre paradoxe de la pensée de Kierkegaard apparaît alors, avant même celui du « saut » dialectique, maintes fois commenté. Il fait grand usage de modèles littéraires dans ces textes, il fait de la tragédie, par exemple, la mesure du stade éthique de l’existence21, soit la résorption du sacrifice du héros dans une morale connue et admise, mais il subordonne ainsi explicitement l’effet tragique à la subsomption de l’esthétique sous la catégorie de l’ethos. Grand contempteur de l’« autonomie » de l’art et de la sphère esthétique (voir note 20), Kierkegaard fait un usage très illustratif des fictions dramatiques qu’il commente, au moment même, paradoxalement, où ses propres récits semblent se développer pour eux-mêmes, ils sont reconduits à leur destination philosophique.

21Ainsi, dans sa pensée, seul le religieux est l’exception, qui ne se résorbe pas dans l’effet tragique ; si le héros tragique note Crainte et tremblement a « besoin de larmes », quelle âme serait assez égarée pour pleurer sur le destin d’Abraham ? Si les modèles littéraires invoqués sont congruents à une expression de l’ethos collectif, le caractère démesuré, incompréhensible du geste d’Abraham ne se donne que dans sa singularité qui est une singularité sans mots : « Abraham se refuse à la médiation ; en d’autres termes : il ne peut parler. Dès que je parle, j’exprime le général, et si je me tais, nul ne peut me comprendre22. »

22Ne pouvant être reconnu, exprimer le général par le caractère effrayant de son geste, Abraham, en suspendant le stade éthique suspend la parole dans ce qui se donne comme le cœur de la pensée du philosophe : le paradoxe de la foi.

23Dans cette perspective l’esthétique est bien, comme le souligne Adorno dans son essai sur Kierkegaard, l’objet d’une double évaluation par le philosophe : qualifiée comme mode d’accès du penseur subjectif aux catégories existentielles dont il se revendique, non comme un « medium » mais comme la marque même de cette immédiateté poétique dans laquelle il origine la question de l’existence, disqualifiée en revanche comme terminus ad quem de la pensée. Ce double mouvement se dit en ces termes dans L’Instant : « quiconque l’a vraiment aimée [l’esthétique] devient, en un sens, malheureux ; mais celui qui ne l’a jamais aimée est et reste un pecus23. » L’esthétique comme « stade », comme « moment » est à la fois ce en quoi le sujet saisit sa propre origine mais rompt en même temps avec elle, ce qu’Adorno note en observant que l’anathème sur l’esthétique touche les décombres du monde extérieur immédiat (les « apparences »), mais  aussi « les décombres d’un “sens” trans-subjectif que Kierkegaard écarte comme un mensonge romantique de la métaphysique » et plus loin : « Cela expose ouvertement l’antinomie centrale de son concept de l’esthétique. Là où sa philosophie, dans la conscience de soi de son apparence mythique, pose des déterminations “esthétiques” elle parvient au plus près de la réalité : de la réalité de son propre état d’intériorité sans objet aussi bien que celle des choses étrangères qui lui font face24. »

24Si le stade éthique seul peut donner la signification de ce qu’est une conception esthétique de l’existence (elle-même éparpillée dans les moments successifs de ses vécus singuliers), le stade religieux implique une autre forme d’absence de médiation ; il n’est pas absence de médiation (au sens d’un défaut, d’un manque) mais récusation de toute continuité dialectique ; ce que de nombreux commentateurs de Kiekegaard ont appelé le « saut ».

Paradoxe rhétorique et pensée du paradoxe

25Pour tenter de saisir la spécificité de ce paradoxe de la pensée que constitue selon Kierkegaard, le religieux, on peut revenir à l’épisode d’Abraham et à l’antinomie que le philosophe souligne entre Abraham et le héros tragique. Dans la dialectique qui lui est propre, le héros tragique renonce à soi-même (au « bonheur ») au nom d’un télos supérieur : « Celui qui se renie lui-même et se sacrifie au devoir renonce au fini pour saisir l’infini ; il ne manque pas d’assurance ; le héros tragique renonce au certain pour le plus certain, et le regard se pose sur lui avec confiance25. » C’est dans la tragédie grecque que Kierkegaard trouve le paradigme de cet héroïsme, un héroïsme dont la représentation scénique n’est acceptable que parce qu’il est doxique : « Quel homme contemplant Agamemnon aurait les yeux secs et ne pourrait pleurer avec lui ? Agamemnon renonce à Iphigénie et trouve par là le repos dans le général […]. Au contraire, le chevalier de la foi est le paradoxe, il est l’individu, absolument et uniquement, sans connexions, ni considérations26. »

26Cette subordination de l’esthétique à l’éthique qui la rend « recevable », et fait que le spectateur éprouve en même temps que la terreur et la pitié la légitimité des valeurs héroïques sur lesquelles se fonde le dilemme tragique. Rien de tel pour le chevalier de la foi. Dramatisant à l’extrême l’instant du choix, Kierkegaard évoque à propos d’Isaac cette terrible hypothèse : et si dieu l’avait trompé. « Et si la chose était possible, mais que l’individu se trompe, quel salut y aurait-il pour lui ? Il endure toute la douleur du héros tragique, anéantit sa joie terrestre, il renonce à tout, et risque encore au même instant de se fermer le chemin de la joie sublime, si précieuse à ses yeux qu’il veut l’acquérir à tout prix27. » Si lui-même s’est mépris sur le sens du message divin, que reste-t-il ? La suspension de l’éthique est ce qui rend ce moment purement inatteignable, tant du point de vue esthétique (pas de « représentation » possible) que du point de vue dialectique. En effet, on ne peut « comprendre » le paradoxe religieux dans la mesure où au lieu de s’inscrire dans la continuité d’une pensée fondée sur le dépassement, il instaure une fondamentale discontinuité marquée par la célèbre formule que Kierkegaard reprend à son compte le Credo quia absurdum de Saint Augustin.

27Si croire « en dépit » de l’absurde semble le destin de Job, le sacrifice d’Isaac marque un pas supplémentaire dans la suspension de l’éthique – hors la dimension religieuse, le sacrifice du fils unique n’est plus qu’un crime abominable – mais aussi dans la rupture qu’implique la causalité inversée. C’est le « parce que » qui constitue un scandale pour la raison, comme l’incarnation du Christ constitue, selon Kierkegaard, le paradoxe et le scandale de la foi, mais il est aussi ce que ne peut accueillir nulle « explication ». Les justifications rationnelles de la foi, de même que ses justifications anthropologiques sont ainsi violemment rejetées hors champ de la religiosité kierkegaardienne qui ne trouve son paradigme que dans la lettre du récit d’Abraham. Cela a pour conséquence que cette lettre ne soit pas allégorique, ni réductible à quelque « traduction » en termes conceptuels, ce qui fait du récit l’instance de vérité de ce stade. Un raccourci commode serait d’assimiler celui-ci à la « vérité d’instauration » que Souriau prête à la fiction en tant que telle28, si ce n’est que ces textes se présentent non comme des fictions (pas plus que les pseudonymes ne seraient des masques ingénieux, inventions d’un écrivain baroque), mais dans leur exemplarité comme ce dont le narrateur lui-même se réclame en tant que témoin, au sens chrétien du terme.

28Il revendiquerait, semble-t-il, par eux la source non philosophique de la philosophie et Paul Ricœur observe29 à juste titre qu’entre la saturation allégorique et la littéralité myope, ces textes indiquent l’intervalle d’une subjectivité qui s’incarne, mais qui n’est reconnaissable – et réductible – à aucune des catégories qu’elle endosse :

Le cas de Kierkegaard est singulier. […] nul n’a réussi comme lui à transposer sa propre biographie dans une sorte de mythe personnel ; par son identification à Abraham, à Job, à Ashavérus et d’autres […], il a élaboré une personnalité fictive qui recouvre et dissimule entièrement son existence réelle. […] ce qui est offert à la compréhension philosophique, c’est un caractère, un personnage créé par ses propres ouvrages ; c’est un auteur, fils de ses œuvres, un existant qui s’est irréalisé lui-même et s’est ainsi soustrait aux prises de toute discipline connue30.

29Pas assez séducteur pour être esthète, ni époux, ni père, donc exclu du stade éthique de l’Assesseur Wilhelm, le philosophe se réclame d’un christianisme si extrême qu’il n’en existe qu’un exemple biblique.

30Entre le Kierkegaard réel et le Kierkegaard inconnu, mais aussi le Kierkegaard mythique créé par ses propres récits se dit un événement unique dans l’histoire de la pensée : « Kierkegaard est quelque part, note Ricœur, dans les intervalles de ses stades, dans les entre deux, dans les passages, comme un abrégé du stade esthétique et du stade religieux qui sauterait le stade éthique. Il échappe ainsi à l’alternative qu’il a lui-même posée dans Ou bien…ou bien… ». Dire qu’il convient de le laisser « être ce qu’il est » sans le réfuter, le corriger, le contredire, entrer dans le jeu des plus et des moins, mais être à l’écoute, comme le suggère Karl Jaspers, d’une exigence qui ne cède rien à la séparation absurde de l’existentialisme et du rationalisme, mais qui tient pour indissociables ces questions, et en fait l’enjeu même de la pensée.

31C’est ainsi que, quoique quasi-contemporain du romantisme, et grand lecteur des écrivains de sa génération, Kierkegaard donne à ses textes la forme de dialogues poétiques, mais ne souscrit guère pour autant à cette métaphysique de la subjectivité qui fonde le mouvement romantique que comme un « moment » de sa pensée. La confrontation avec le paradoxe absolu de la foi seule fait de l’individu ce que Kierkegaard nomme l’exception. Dans cette expérience, l’ouverture à l’altérité absolue du divin dissout l’omnipotence du sujet. En ce sens l’expérience du romantisme comme liberté totale, infinie et inconditionnée de l’esprit par la poésie n’est que la caricature du sujet kierkegaardien dont le souci est certes l’approfondissement de soi-même, et de l’« intériorité », selon la tâche que Socrate assigne à la philosophie, mais aussi le dépassement non dialectique de cette subjectivité dans l’expérience religieuse, et dans le paradoxe absolu de la foi.

Ce que le chrétien, philosophe malgré lui laisse entendre dans ces textes, suggère Jacques Colette, c’est le de De te fabula narratur d’Horace. […] Projet étrange, assurément, puisqu’il conduit à faire ressortir sur le fond de l’universel et de l’historique, où Hegel avait fait merveille, un effet non intégrable dans ce tout. Il fallait faire entendre, dans ce ressassement impersonnel, la voix de quelqu’un. Ce que dit ce nouveau langage, ce n’est ni la particularité d’une histoire anecdotique, ni l’universalité de vérités générales31.

32Alors, pour reprendre l’expression de Foucault dans son article « Qu’est-ce qu’un auteur32 ? », Kierkegaard « instaurateur de discursivité » ? Mieux vaut peut-être l’entendre, non pas dans le Ou bien…ou bien… de L’Alternative, mais dans cet étrange « Ni…ni… » d’une pensée ou plutôt d’une écriture de l’intervalle qui ne se reconnaît dans aucun des lieux assignés aux divers modes expressifs.


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33Ainsi, ces étranges récits apparaissent-ils pour Kierkegaard comme mises en œuvre d’un savoir de la singularité (et, de fait, historiquement, nous ne sommes pas loin de certaines analyses historiques du roman comme avènement du « privé », de la représentation de l’existence singulière). L’idée n’est pas neuve mais surtout, ces identités alternatives dont se dote le philosophe à travers la pseudonymie peuvent s’entendre de bien des manières dont aucune n’est résorbable dans une autre : dans l’interstice entre un essai de soi-même, d’une mise à distance salvatrice de « moi » alternatifs, de ces moi comme « possibilités » et un investissement effectif de formes d’existence par l’écriture narrative. La Répétition, le Journal du séducteur se proposent à la lecture sous cette forme, et sous la forme constante du témoignage (ce n’est pas un hasard si Johannes de Silentio et Taciturnus sont des témoins muets du mystère de l’incarnation, comme Wilhelm est, selon les traductions, un « assesseur » ou un « conseiller »), mais du témoignage de ce qu’on ne peut partager : le paradoxe absolu de la foi totale.

34En ce sens, Kierkegaard se situe à l’opposé des théories goodmaniennes de l’art comme « manière de faire des mondes », en ce sens aussi, l’effectivité qu’il prête à ces expériences de pensée, qui se veulent formes de vie portent en elles-mêmes la preuve d’une « passion de la pensée » qui est une pétition de principe de sa philosophie, self-fulfilling prophecy, qui ne peut – et ne veut – emprunter les voies étrangères de la dialectique pour se dire, mais qui, ce faisant, se barre la démonstration théorique qui pourrait philosophiquement l’autoriser. La pensée de Kierkegaard, pensée de l’éthique et du religieux comme pensée du sujet et de l’Autre, mettent en acte un cheminement intérieur, et une autobiographie imaginaire par l’Autre ; telle est sa particularité et son étrangeté : l’autre que soi-même, mais aussi l’autre de la philosophie qui la questionne sans relâche, et qu’elle ne saurait, sans s’exposer au comique, « oublier ».