Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Florian Pennanech

Présentation

1Naguère, une mienne connaissance m’introduisit à l’une des siennes dans les termes suivants : « Je te présente Florian, qui est notre spécialiste de Genette. »

2Cette formule, que je certifie authentique, ne manqua de me donner à penser, mais je gardai par devers moi (pour une fois) ce qu’elle m’inspirait. J’y reviens aujourd’hui (décidément, rien ne se perd) pour au moins deux raisons.

3D’une part, je me suis immédiatement souvenu d’une entrée de Bardadrac où ledit Gérard Genette se souvient, mi-figue mi-raisin, d’une conférence qu’il donna, et dont l’organisateur, après avoir longuement et vainement cherché en quels termes il pourrait bien introduire le conférencier du jour, finit par lui laisser la parole en le présentant en ces termes : Gérard Genette, « certainement spécialiste de quelque chose1 ». Et notre auteur de faire remarquer que son hôte, croyant sans doute lui causer quelque déplaisir, avait en réalité visé juste : le poéticien se définit, peut-être, comme celui qui n’est spécialiste de rien.

4La poétique, en effet, qu’on la définisse comme l’étude de la littérarité (Jakobson), des formes littéraires, ou encore de la transtextualité (Genette), a vocation à s’attacher aux catégories générales qui transcendent les œuvres, les auteurs, les époques. À ce titre, elle s’oppose, d’une part, à l’histoire, qui envisage les œuvres dans leur succession chronologique et construit des systèmes de succession, d’influence, d’affinités, etc., et d’autre part à la critique, qui envisage les œuvres dans leur singularité, leur individualité, leur originalité, etc.

5Le poéticien ne saurait donc se « spécialiser » dans une époque, un auteur, une œuvre : toute idée de particularité ou de spécificité lui est étrangère – ou, du moins, il les laisse à d’autres, auxquels il fournit gracieusement ses outils. Être spécialiste d’un poéticien serait donc, à tout le moins, une posture légèrement contradictoire.

6D’autre part, j’avoue ne jamais avoir envisagé les écrits de Gérard Genette comme de possibles objets pour la réflexion. Je tente, comme d’autres, de travailler sur des objets théoriques en m’aidant des travaux de Gérard Genette. Il s’agit donc d’un auteur qui m’aide à penser, qui m’influence, me fournit des distinctions, des constructions, des concepts déjà élaborés, des problématiques déjà défrichées, et somme toute une modélisation systématique, parmi les plus commodes qui se puissent trouver, de la chose littéraire.

7Quand je dis « auteur », je ne fais absolument pas allusion, soit dit en passant, à la question consistant à savoir si Gérard Genette est un écrivain (pour moi, il l’est, mais cela me semble tout a fait hors-sujet) : question passablement éventée, on l’admettra, même si Franc Schuerewegen parvient, dans le numéro qu’on s’apprête à lire, à lui redonner toute sa vigueur et son intérêt.

8Non, mon propos est bien de dire que Gérard Genette, pour moi, n’est pas un objet, mais une méthode. Pourquoi, donc, mon interlocuteur avait-il ainsi opéré ce transfert de la méthode à l’objet ?

9Il me semble qu’il faut y voir l’effet de notre condition « postmoderne » : aujourd’hui, face aux questions que pose la théorie littéraire, nous connaissons toutes les réponses possibles, mais nous sommes bien incapables d’en choisir une. Si l’on nous demande par exemple de définir la littérature, nous expliquerons qu’il y a un paradigme classique, un paradigme romantique, nous confronterons les essais de quelques auteurs du siècle passé, nous évoquerons les présupposés des uns et des autres, et nous relativiserons chacune de ces positions en montrant comment elles se répondent et font système entre elles.

10Mais nous nous garderons bien de répondre, de peur de nous retrouver nous-mêmes tributaires de présupposés, qui à leur tour relativiseraient et historiciseraient notre propre position. Et, de fait, nous trouverons dans cette position de surplomb une forme de légitimité. Cependant, de cette façon, commentant des auteurs et faisant l’histoire des doctrines, nous ne serons pas théoriciens, mais « spécialistes » de théorie. Si jusque dans les années 60 et 70, on a pu faire de la théorie littéraire, c’est peut-être qu’on ne craignait pas d’avoir des présupposés et d’appartenir à l’histoire. L’époque de la création de la revue et de la collection Poétique était l’époque des derniers théoriciens heureux.

11Il me semble également que c’est là l’une des vraies raisons, peut-être la vraie raison, du sentiment d’atonie qu’on peut parfois ressentir à l’heure actuelle dans le domaine de la théorie littéraire, après l’effervescence suscitée au tournant des années 2000 par la découverte des théories de la fiction, dernier objet en date à avoir réellement engendré un engouement massif. Ce n’est qu’une raison parmi beaucoup d’autres, évoquées en des termes magistraux par Philippe Hamon, dans l’entretien revigorant qu’il nous a accordé. L’une des ces autres raisons serait l’absence d’une science pouvant faire office de repoussoir, comme l’histoire littéraire il y a un demi-siècle : « la guerre est finie, le travail continue », affirme ainsi Gérard Genette en conclusion de son propre entretien.

12À l’origine de ce numéro, mûri pendant deux années, il y avait une circonstance des plus conjoncturelles : l’anniversaire de la revue et de la collection, qui soufflaient simultanément leurs quarante bougies. Si ce contexte est aujourd’hui quelque peu caduc, le propos, lui, est resté inchangé : réfléchir à ce qu’est aujourd’hui, à l’heure où les querelles sont depuis longtemps apaisées (« la guerre est finie, le travail continue »), la poétique.

13Je viens de parler de guerre et de querelles, et peut-être vaut-il mieux, pour l’édification des jeunes générations, en préciser les contours, non pour ranimer quelque conflit éteint, mais pour montrer combien Poétique fut, et reste encore, parfois, le carrefour d’un grand nombre de conflits idéologiques qui dessinent une assez remarquable cartographie des positions métalittéraires. Comme le dit parfaitement Vincent Jouve dans sa mise au point « De quoi la poétique est-elle le nom ? », la poétique ne fait plus peur à personne, et il serait vain de reprendre aujourd’hui les postures d’hier pour la défendre ou l’attaquer bille en tête. En revanche, ce n’est pas parce que les débats sont désormais « dépassionnés » que les conflits théoriques et les antagonismes de méthode qui les sous-tendent auraient purement et simplement disparu.

14Il fut donc un temps, jeunes gens, où l’on pouvait s’injurier dans les pages du Monde ou du Nouvel Observateur à propos de l’interprétation de Racine ou de la pertinence de l’idée de spécificité du langage littéraire. Il fut un temps où les universités bruissaient de la lutte sans merci que se livraient les mandarins de la vieille école et les assistants frais émoulus acquis à la cause des disciplines novatrices que « pilotait » la linguistique. On ne saurait trop rappeler la violence de ces animosités, qui avaient des répercussions très concrètes sur les diplômes, les concours, les carrières des uns ou des autres.

15La fameuse « querelle » de Sur Racine à laquelle je viens de faire allusion, qui opposa autour de 1963 Roland Barthes et Raymond Picard, autrement dit « la Nouvelle Critique » et « la Sorbonne », n’a pas vraiment de lien avec la réapparition de la poétique, postérieure de quelques années, dans le champ métalittéraire (sauf à considérer, comme le fait Genette dans les pages liminaires de Figures III, que c’est de la prolifération du discours métacritique consécutif à cette querelle que la poétique a fini par renaître). La Nouvelle Critique (psychanalytique avec Mauron, sociologique avec Goldmann, thématique avec Jean-Pierre Richard, Georges Poulet, Jean Rousset ou Jean Starobinski, voire sartrienne avec Serge Doubrovsky) n’incluait pas la poétique, quoi qu’on en dise parfois. On a un peu tendance, aujourd’hui, à amalgamer sous l’étiquette « Nouvelle Critique » tout ce qui a pu paraître « nouveau », même si ce n’était pas de la « critique ». La poétique avait en commun avec la Nouvelle Critique une opposition à l’histoire lansonienne, accusée d’atomisme positiviste, mais toutes deux avaient aussi des divergences. Parallèlement à la querelle de l’histoire et de la Nouvelle Critique et la querelle de la poétique et de l’histoire, il faudrait donc citer aussi la discrète querelle de la poétique et de la Nouvelle Critique, qui peut se résumer à ceci : pour la Nouvelle Critique, l’œuvre littéraire est une totalité organique ayant sa spécificité, pour la poétique, l’œuvre littéraire n’est qu’une combinaison de possibles qu’elle partage en droit avec quantité d’autres. Ce partage passe souvent inaperçu, et le fait que Poétique se présente dès son premier numéro et dès son sous-titre comme « une revue de théorie et d’analyse littéraire », scellant une alliance stratégique entre poétique et Nouvelle Critique (incarnée dans le comité de rédaction par Jean-Pierre Richard, aussi peu poéticien qu’il est possible de l’être), n’est pas fait pour dissiper ce malentendu.

16Ajoutons également que la poétique telle que la reconfigurent Genette et quelques autres se présente souvent comme un moyen d’échapper à l’herméneutique, c’est-à-dire au sens posé comme horizon ultime de tout discours sur la chose littéraire. La psychanalyse et la sociologie trouveront ainsi leur auberge dans la revue Littérature, même si Poétique accueillera souvent des travaux relevant de ces disciplines. Enfin, à l’intérieur même de la théorie, des divisions ont pu se faire jour ; songeons au parcours d’un Barthes passé de la Nouvelle Critique et du structuralisme au textualisme et au poststructuralisme : Poétique est aussi à distinguer de Tel Quel, même si, là encore, des passerelles existèrent.

17En tout état de cause, les premières années de Poétique furent marqués par les conflits et les dissensions, tant un certain nombre de protagonistes de la période semblaient aimer l’odeur de la poudre. Ce temps est-il tout à fait révolu ?

18« La guerre est finie », mais avec elle, peut-être, la combattivité d’une science qui se posait en s’opposant, et donc une des sources possibles de la ferveur, de l’enthousiasme, de la pugnacité de ceux pour qui la théorie littéraire n’est pas qu’un outil au service de la production de savoirs, mais aussi et avant tout un enjeu fondamental, voire vital. Je ne crois pas exagérer en employant ce terme : les contributions réunies dans ce numéro prouvent que, pour beaucoup, la poétique et Poétique, c’est une affaire de sentiments. Il y a une tendresse, souvent pudiquement cachée sous le discours savant, voire un attachement, parfois viscéral, à cette façon de parler de littérature, et aux organes éditoriaux qui l’incarnent encore aujourd’hui.

19On ne s’étonnera donc pas de l’allure souvent autobiographique et du ton résolument personnel de la plupart des articles ici rassemblés (cette introduction n’y fait pas exception, on l’aura noté) : la subjectivité se donne ici à entendre plus librement qu’à l’accoutumée. C’est que les livraisons de la revue Poétique, les volumes de la collection du même nom, ont pour beaucoup d’entre nous une place à part, que nous entretenons avec eux un commerce tout particulier. Christine Noille, dans les textes qu’elle a écrits pour ce numéro, décrit avec la sensibilité qui n’appartient qu’aux vrais rhétoriciens cette relation intime, sans doute moins rare qu’on aurait tendance à le penser, entre des textes scientifiques et leurs lecteurs. Quand il s’agit de Poétique, nous autres, savants austères, nous muons souvent en amoureux fervents.

20Ceux pour qui la poétique est à ce point décisive estimeront sans doute qu’un simple irénisme épistémologique est un peu court, soit que la guerre n’est pas tout à fait finie (version optimiste) ou que, si elle est finie, ce n’est pas la poétique qui a gagné (version pessimiste).

21Même si de toute évidence, il est inutile de jouer les paranoïaques et de chercher à se faire valoir en s’inventant un statut de victime ostracisée par l’Institution (Institution : source de tous les maux de la Terre. Tonner contre), il n’en demeure pas moins que l’enseignement universitaire, s’il a de longue date accepté l’« apport » de la théorie (c’est-à-dire retenu d’elle ce qu’elle pouvait lui « apporter »), tend à conserver structurellement l’histoire et à la critique dans une position dominante. Le témoignage de Raphaël Baroni, dont le titre, « Vivre (de) la poétique », résume remarquablement l’esprit de ce numéro, revient sur ces questions et ne manquera d’apporter de l’eau à ce moulin : nous vivons toujours sous le règne de l’auteur en son époque, la majorité des thèses portent sur un écrivain singulier, les postes universitaires (sauf cas rarissimes) sont fléchés par siècles, et la quasi-totalité des colloques est de type monographique, car consacré à un auteur, ou tend à se transformer en collection de monographies, le thème du colloque étant par chaque intervenant décliné selon la façon dont il apparaît chez « son » auteur. Il ne s’agit pas d’émettre le moindre jugement de valeur sur cet état de fait, mais de souligner que nous vivons sous l’empire de la monographie.

22J’ajouterais volontiers que, finalement, au sein du triangle critique/histoire/poétique, ce n’est pas tant l’histoire qui semble dominer et imposer aux autres ses façons de faire que la critique. Il suffit d’ouvrir la prestigieuse Cambridge History Of Literary Criticism pour découvrir qu’en réalité celle-ci nous propose « a comprehensive historical account of Western literary criticism from classical antiquity to the present day, dealing with both literary theory and critical practice ». De même, en France, le volume de la fameuse collection « Que sais-je ? » consacré à la poétique s’arrête-t-il aux portes du romantisme, et renvoie, pour la poétique « moderne », à un autre ouvrage de la même collection, consacré à la critique littéraire du xxe siècle. On pourrait multiplier les exemples. Bien sûr, on peut admettre que ce n’est qu’une question d’appellation et qu’il est possible d’appeler « critique » tout discours sur la littérature, que ce soit les œuvres, les époques ou les catégories générales. La critique contiendrait alors la poétique et… la critique. Mais on aura compris que cet impérialisme de la critique dans les mots ne fait que refléter, me semble-t-il, l’impérialisme de la critique dans les faits. Aussi bien, et à l’inverse, peut-on admettre que les définitions de la poétique fluctuent au gré des pratiques de chacun : on lira ainsi sous la plume de Philippe Lejeune une interrogation méthodologique sur la question, fondamentale, de la généralité. Est-on poéticien lorsqu’on n’écrit que des monographies ? Cesse-t-on de l’être lorsqu’on délaisse le propos général (comme celui des premières pages du Pacte autobiographique) pour l’appliquer à toute une série d’objets ? C’est la question que pose le texte « Poéticien : l’être ou l’avoir été ? »

23La question des appellations est évidemment accessoire. Ce qui est problématique, c’est le moment où l’on impose les normes qui sont celles de la critique (au sens que j’ai donné à ce terme) à la poétique. Ne lit-on pas par exemple, dans des livres d’introduction à la critique comme il en abonde dans nos bibliothèques, après un chapitre consacré à la poétique, des réserves du type : la poétique reste en surface du texte, elle ne nous dit rien de son sens profond, elle appauvrit l’interprétation, elle ignore l’irréductible singularité du texte... Or, de fait, le reproche porte tout simplement à faux : la poétique n’est pas l’herméneutique, elle n’est pas justiciable d’une évaluation qui passerait par le couple métaphorique surface/profondeur, elle n’a pas vocation à s’intéresser au sens du texte, elle fait autre chose que de l’interprétation, enfin, la singularité du texte (que l’herméneutique a peut-être vocation à inventer bien plus qu’à mettre au jour, du reste) n’est pas son objet, et pour tout dire, le texte non plus.

24Que l’on préfère l’herméneutique à la poétique, c’est un choix parmi d’autres, parfaitement respectable ; que l’on juge la poétique à partir des critères de l’herméneutique, c’est pour le moins incongru. La vraie question, surtout, serait de savoir pourquoi nous n’arrivons pas à nous déprendre de l’évidence impensée qui assigne à tout discours sur la littérature, comme objet ultime, le texte, et comme horizon indépassable, le sens – et qui de ce fait assigne à la poétique, la plupart du temps, le rôle d’ancilla hermeneuticae, l’analyse des procédés n’étant au mieux qu’un premier temps dans la meilleure compréhension des textes.

25Mais peut-être n’est-ce pas l’essentiel : dans le long entretien qui ouvre ce numéro, Gérard Genette, à qui je tente de poser cette question, réitère pour sa part l’opposition entre poétique et histoire, minorant le conflit qui peut éventuellement exister entre critique et poétique.

26Les débats entre histoire et théorie sont en effet loin d’être périmés, et l’âpreté des conflits autour de la notion de lyrisme, dont témoigne Jonathan Culler, en sont une illustration. Parlant résolument « Pour la poétique », l’auteur nous introduit à une discussion qui, outre-Atlantique, le met aux prises avec les tenants du néo-historicisme. L’enjeu est de taille puisque, si les débats se cristallisent autour de l’idée d’anachronie (la notion de lyrisme étant d’invention récente, on ne saurait en faire usage pour des textes anciens), c’est l’idée même de lyrisme qui finit par être décrétée caduque. Et si être poéticien c’était justement accepter délibérément de se situer dans l’anachronisme ? De revendiquer pleinement le caractère construit, donc artificiel, de son objet ? Créer un langage efficace hic et nunc débarrassé de toute référence à l’autorité de l’œuvre et de ses circonstances ?

27Cette dimension de la poétique va au-delà de son rapport à l’histoire. Parmi les arguments anti-poéticiens classiques, rencontrés par exemple ces dernières années dans les critiques de l’enseignement du français dans le secondaire, il n’est pas rare de retrouver l’éternelle injonction de mimétisme : comment ose-t-on appliquer des schémas actantiels à Stendhal, qui n’en avait jamais entendu parler ? Comment ose-t-on employer un jargon aussi hideux que techniciste pour parler des plus belles pages de la littérature française ? Soulignons donc, pour ne rien dire de la pertinence, mais aussi du plaisir, et même de la créativité toute poétique de la pratique néologique, que la poétique plus que tout autre exhibe le fait que le discours sur la littérature ne peut se contenter de s’affirmer comme le simple prolongement de son objet, comme la continuation du texte par d’autre moyens. À vrai dire, la critique ou l’histoire aussi vivent sur ce fantasme de mimétisme (sur le mode de l’imitation stylistique pour l’une – le critique a tendance à écrire comme « son » auteur –, de la réduction de l’anachronisme pour l’autre – l’historien veut se rapprocher des œuvres en utilisant les outils forgés à son époque) mais il appartient peut-être à la poétique d’en montrer de façon ostensible l’indépassable limite.

28Il existe donc trois façons de parler de littérature, ni plus, ni moins. La poétique est de loin la plus ancienne : elle date de l’Antiquité, tandis que la critique telle que nous la connaissons et pratiquons s’est constituée au xixe siècle, et l’histoire littéraire au xxe. Une table ronde organisée en marge de ce numéro revient sur l’importante traduction de La Poétique d’Aristote par Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc dans la collection « Poétique » sous l’égide de Tzvetan Todorov et connaîtra une publication séparée : on ne pouvait évidemment l’ignorer.

29Mais le rôle du romantisme ne doit pas être négligé. Disant plus haut que les poéticiens, naguère, pouvaient encore être indifférents à leur inscription dans une pensée historiquement déterminée, je ne voulais certainement pas dire qu’ils fussent innocents et ignorants du « sol mental » sur lequel ils bâtissaient leur édifice théorique : le travail de Jean-Marie Schaeffer sur l’esthétique, et surtout le grand volume de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy sur L’Absolu littéraire, en fournissent la preuve. Mais il faut bien remarquer que cette dimension romantique a davantage infusé en-dehors de la revue et de la collection Poétique, chez les textualistes en particulier.

30Faut-il dès lors séparer d’un côté un passage au post-structuralisme qu’embrassait à la même époque Barthes (qui ne fut jamais poéticien, en dépit de sa participation inaugurale à la revue) dans le sillage d’un telquelisme mâtiné de déconstruction, d’une part, et une fidélité à la méthode structurale, qu’incarnerait la revue Poétique ? On aurait quelques bonnes raisons de le faire, notamment si l’on se réfère aux discours polémiques des adversaires de l’un ou de l’autre : herméneutique volontiers obscure ou décousue, dans la tradition continentale (c’est-à-dire allemande), puisant à des sources interprétatives diverses (psychanalyse en tête) d’un côté, théorie d’une rigueur toute géométrique, flirtant par instant avec le scientisme, et s’acoquinant sans surprise avec la philosophie analytique anglo-saxonne... Il n’est pas rare d’ailleurs de compter parmi les ennemis de la déconstruction des admirateurs de Genette, qui louent sa clarté, sa volonté de ne pas se payer de mots, le caractère reproductible de sa méthode, toutes qualités qui l’opposent aux tendances contemporaines.

31Et pourtant, les choses ne sont pas si simples. Il suffit de considérer, au-delà de l’amitié entre Gérard Genette et Jacques Derrida, anciens collègues au lycée Montesquieu du Mans, la participation des représentants de la déconstruction (Derrida, Lacoue-Labarthe, et bien sur Hélène Cixous) à l’aventure Poétique. Les liens entre poétique et philosophie restent largement à considérer : Jean-Luc Nancy offre une première piste dans « Le souci poétique », en attendant une étude plus systématique, sur le modèle de la substantielle analyse que propose Jacques-David Ebguy à propos de Rancière et Genette.

32Une des sources indirectes de l’« influence », comme disent les historiens, du romantisme sur la poétique contemporaine se trouverait assurément chez les Formalistes Russes. L’une des notions les plus souvent alléguées, due à une autre figure tutélaire, et non des moindres, celle de Jakobson, est la notion  de dominante, évoquée au sein de ce numéro dans l’article très détaillé de Catherine Depretto. On ne le dira jamais assez, mais la forme, chez les Formalistes Russes, ne s’oppose pas au contenu mais au matériau, et cette opposition forme/matériau ne fait jamais que récrire, si je simplifie sans trop de vergogne, l’opposition d’obédience romantique entre la tradition, l’héritage collectif disponible (non seulement les formes, les procédés, mais aussi les thèmes), et l’innovation, la mise en œuvre singulière de cet héritage.

33Il n’est plus très original d’évoquer les liens entre formalisme russe et romantisme allemand – l’argument du romantisme allemand étant assez souvent utilisé, depuis déjà quelques temps, pour disqualifier une théorie (je reviens sur ce point à plusieurs reprises au cours des entretiens). Jakobson lui-même a affirmé entre autres que l’idée de fonction poétique lui avait été directement inspirée par Novalis. La dominante qui assure l’intégrité et la spécificité de l’œuvre peut de ce point de vue être lue comme une récriture de l’idée selon laquelle l’œuvre peut tout entière se subsumer sous un concept qui lui assure unité et unicité.

34On est ici bien plus proche des pratiques herméneutiques visant à convaincre le lecteur de la cohérence d’une œuvre que du présupposé poéticien qui voit dans l’œuvre une combinaison de possibles. Encore une fois, poétique et Nouvelle Critique, structuralisme et herméneutique, Gérard Genette et Jean-Pierre Richard, « théorie et analyse » : l’alliance stratégique contre l’histoire est source de contradictions, sans doute fécondes (qui en douterait ?) mais qui ne manquent pas de poser problème dès lors qu’un des deux termes du couple finit (comme cela arrive parfois) par prendre le dessus et imposer ses propres normes à l’autre.

35Au-delà du Formalisme Russe, les « influences » de la poétique contemporaine s’énumèrent assez aisément. Gérard Genette, dans un récent entretien pour la revue Critique, évoque ce qui constitue a ses yeux l’unique critère de publication de la revue Poétique : pas de monographie2. On peut toutefois faire observer qu’il existe quelques exceptions : Beckett, Borges, Nabokov... Figure tutélaires, sans doute, et l’on pourrait s’amuser à trouver, pour chacun d’eux, quelles dimensions de la poétique contemporaine ils incarnent. De façon prévisible, je m’attarderai un instant sur Borges. Gérard Genette a raconté sa découverte éblouie de l’écrivain argentin, et sa lecture croisée et simultanée des Enquêtes et des Fictions. Ce qu’incarne Borges (ce n’est un mystère pour personne), c’est une conception de la littérature comme grand livre, comme réseau, davantage justiciable d’une approche de type géographique que de type historique. Le poéticien parcourt la bibliothèque comme un espace, il désordonne la bibliothèque, sème de la chaos dans les rayonnages, découvre de nouvelles configurations, rapproche Homère et Balzac, invente à l’occasion quelques inédits... On regrettera peut-être l’absence en ces pages d’un article qui se serait demandé à quoi ressemblerait la poétique aujourd’hui si Gérard Genette n’avait jamais lu Borges. Ou bien, à l’inverse, on aurait pu imaginer un article envisageant un autre Borges, méconnu des lecteurs français, un Borges dégenettisé, laissant apparaître dans son œuvre les aspects moins souvent retenus depuis quarante ans. C’est précisément ce à quoi s’emploie William Marx à propos de l’autre grande figure tutélaire de la poétique contemporaine : « Quelle poétique de Valéry pour la revue Poétique ? » accomplit le tour de force de résumer l’ensemble des théorèmes valéryens repris par la poétique à partir de 1970, mais aussi de sortir de ces sentiers peut-être un peu rebattus pour s’intéresser à un autre Valéry, autour des motifs de la voix, du corps, du lyrisme.

36Un ennemi commun, des références partagées, des figures tutélaires : cela suffit-il à faire une école ? « Il n’y a pas d’école Poétique » rappelle avec insistance Michel Charles dans son essai « Avec ou sans majuscule ». Cela est peut-être plus vrai de la revue que de la collection. La diversité des objets est un fait. Mais dire qu’il n’y a pas école, cela signifie aussi qu’il n’y a pas de corps de doctrines ni de méthode constituée.

37Y a-t-il un corps de doctrines lié à la poétique ? Est-il possible de considérer que la poétique contemporaine n’est qu’une méthode délestée, non de présupposés (personne, je crois, n’est assez naïf pour affirmer cela), mais d’un ensemble d’implications théoriques qui seraient consubstantielles à cette pratique ? Être poéticien suppose-t-il nécessairement, par exemple, d’adhérer aux théorèmes de l’illusion référentielle ou intentionnelle, d’ignorer superbement le lecteur, de ne faire aucun cas de l’histoire, ou de la valeur ? Cela paraît un peu court, et je crois raisonnable l’hypothèse selon laquelle la pratique poéticienne n’est corrélée à aucune de ces hypothèses. Aussi les arguments anti-poéticiens que l’on peut rencontrer me paraissent-ils toujours peu ou prou hors sujet, soit qu’ils s’attaquent à un autre ennemi (on substitue par exemple le formalisme, ou le structuralisme, à la poétique), soit que l’on s’en prenne à ce que l’on présente comme une idée fondamentale de la poétique alors qu’il ne s’agit que d’une idée conjoncturellement attachée. L’exemple qui me paraît le plus probant est ici celui de la représentation3. L’idée de mise en cause de la représentation n’est évidemment pas liée à la poétique de manière générale (c’est dans La Poétique qu’Aristote évoque, dans des termes promis à une belle postérité, le concept de mimèsis), mais pas non plus à la poétique telle que nous le connaissons depuis quarante ans, non plus d’ailleurs qu’au formalisme ou au structuralisme. Antoine Compagnon écrivait il y a une quinzaine d’années qu’« il ne semble pas exagéré de dire qu’en vérité toute la narratologie française s’est engouffrée dans l’étude du réalisme, que ce soit Todorov dans Littérature et Signification (1967), et aussi, à rebours ou par l’absurde, dans Introduction à la littérature fantastique (1970), Genette dans “Discours du récit” (1972), Hamon dans ses études de la description et du personnage, Barthes enfin, dont les quelques pages sur “L’effet de réel” (1968) poussent à la limite ce type d’analyse. Mais il faudrait aussi parler de tout ce qui s’est fait sur le modèle des fonctions de Vladimir Propp, de la logique du récit de Claude Bremond, des actants et des isotopie de A. J. Greimas, qui, à leur manière, œuvrent sur le même terrain et tentent de repenser le réalisme comme forme4 ». Mais j’ai dans l’idée que si Compagnon n’en parle pas et se contente de dire qu’il « faudrait en parler », et se limite dans ce paragraphe à un simple name dropping (le seul de tout son livre), c’est précisément parce qu’on ne peut pas vraiment en parler, et que les choses ne sont pas si simples (une fois de plus).

38Si la mise en cause de la notion de représentation est une idée reprise plus ou moins nettement dans les premières années de Poétique, comme le montre bien Christine De Bary en étudiant le lexique par lequel s’exprime cette mise en cause, le corpus en question tend à se réduire aux seuls articles de Ricardou et Riffaterre. Il n’est pas certain qu’on puisse trouver, en-dehors des écrits de ces deux auteurs, et deux ou trois passages de Barthes, de texte où la mise en cause de la représentation soit aussi lourdement assénée. Je ne crois pas être le seul à avoir le sentiment que l’on invente en grande partie une doxa pour pouvoir présenter comme paradoxaux des travaux reposant sur le présupposé banal selon laquelle la littérature représente selon des modalités spécifiques la réalité (et, par exemple, doit être appréhendée comme un outil de connaissance – d’où le recours massif au cognitivisme qui s’est substitué naguère à la linguistique dans le rôle de science pilote).

39On serait tenté de répondre de façon plus affirmative à la question : y a-t-il une méthode constituée propre à la poétique contemporaine ? Mais la diversité domine là aussi, comme le prouve l’ouverture toute récente de la collection à la génétique, aux études cinématographiques, et (mieux vaut tard que jamais) théâtrales. Une place à part doit cependant être faite à la narratologie. Pourquoi le récit a-t-il, aujourd’hui encore, une telle importance dans la poétique telle que nous la connaissons et la pratiquons ? Cette question a déjà été posée, et les réponses peuvent varier. Il y a d’abord le vide théorique qui était à remplir dans les années 60 : l’analyse formelle de la poésie était bien établie, avec son arsenal de termes techniques, restait à faire de même pour le récit. Sans doute, le théâtre, exigeant une prise en compte d’un phénomène extérieur au texte, à savoir la scène, ou l’essai, par sa plasticité générique, offraient un terrain moins favorable à la mise au point de la grammaire d’un genre. Il faudrait ensuite mentionner le caractère de plus en plus dominant du genre romanesque au sein de la production littéraire : on sait combien Gérard Genette a pu protester contre cette hégémonie, mais l’importance de la narratologie au sein de la poétique ne fait peut-être que la refléter. Dans tous les cas, il est certain que la narratologie n’a pas été qu’une discipline, elle a aussi été une manière d’étendard, de signe de ralliement : être narratologue, c’est s’inventer une famille, autour de références et d’hostilités partagées, c’est fabriquer une communauté intellectuelle, plus ou moins imaginaire (comme toutes les communautés), comme le montre le texte de Gerald Prince « Reconnaissances narratologiques ». Ce motif de la filiation, on le verra, parcourt discrètement l’ensemble des textes de ce numéro : Philippe Lejeune, par exemple, raconte comment il s’est senti « adopté » par Genette et Todorov. Quelle institution, à l’heure actuelle, pourrait ainsi accueillir les travaux un peu à la marge, ou hors des clous, ou leur offrir non seulement de la visibilité (à l’heure d’Internet la question ne se pose plus), mais le sentiment de légitimité et, surtout, d’inscription dans un réseau d’affinités intellectuelles ?

40On le voit, ayant à parler de poétique, j’ai, comme d’autres, immédiatement eu tendance à l’évoquer à partir du discours qui la critique, et à jouer les redresseurs de tort, avec toutefois le grain de sel qu’une telle posture comporte inévitablement. On observera la même chose chez Frank Wagner qui, dans une coruscante « bouffée de prosélytisme », s’efforce de nous convaincre d’aimer Genette, pour les raisons même qui le rendent insupportable à quelques-uns. Toute paranoïa mise à part, ce type de démarche révèle peut-être qu’aujourd’hui encore, la poétique ne se pose qu’en s’opposant, ou en se distinguant, par rapport aux autres types de discours sur la littérature, qui ont pour eux l’autorité de l’évidence (d’une évidence culturellement construite, s’il est besoin de le préciser).

41Comme le suggérait déjà notre appel à contribution, faire l’histoire de la poétique (ce à quoi ce numéro « anniversaire » aurait pu exposer, en s’inscrivant dans le genre florissant des histoires de revues) est tout sauf un geste innocent : dans le duel entre poétique et histoire, c’est prendre le parti de la seconde, en montrant qu’elle surdétermine, et donc domine, la première – sans compter que faire l’histoire de n’importe quel objet revient toujours, nolens volens, à le muséifier, à le ranger parmi les choses du passé.

42C’est pourquoi nous avions placé, en regard de la question de l’histoire de la poétique, l’idée d’une poétique de la poétique, formule sans doute un peu curieuse, en forme de défi, que Sophie Rabau n’a pas manqué de relever en plaidant « pour une poétique de l’exhaustivité ». Partant du constat que le mot « poétique » s’emploie à la fois pour désigner l’inventaire systématique des possibles d’un type de discours (poétique du récit, de la description, de l’ironie...) et aussi le relevé de toutes les caractéristiques propres à un auteur ou une époque (poétique de Zola, de Céline, du surréalisme...), Sophie Rabau se demande comment concilier les deux acceptions du mot « poétique ». Par un geste coutumier sous sa plume, la théoricienne s’efforce ainsi de convertir les procédés du discours sur la littérature en procédés qui assument pleinement leur caractère créatif et littéraire : en prenant pour modèle le discours mythographique, dans lequel différentes versions d’un même mythe peuvent coexister, en créant des mondes contradictoires, on se proposera donc de produire des œuvres qui illustrent en même temps, ou tour à tour (ne soyons pas trop ambitieux), l’ensemble des catégories répertoriées par la poétique, sans avoir à choisir.

43Cette manière de défendre et illustrer le potentiel producteur de la poétique (Sophie Rabau insiste sur l’étymologie : la poétique doit nous amener à « faire », elle est synonyme de fécondité, de productivité) nous rappelle enfin que la poétique, ces dernières années, s’est quelque peu déplacée dans une direction pas si nouvelle que cela (elle date en réalité de plusieurs siècles), mais qu’un siècle et demi d’herméneutique romantique, ou un siècle d’histoire littéraire purement orientée vers le commentaire, avait fini par obturer quasi tout à fait : l’invention de la pratique, dont les représentants de la théorie des textes possibles, après Genette et Charles, ont élaboré les principes5. Il est peut-être un peu tard pour m’aviser que je n’ai pas encore cité Pierre Bayard dans cet avant-propos, mais sa présence au long des pages qui suivent y pourvoira largement. Faire de la poétique le lieu où s’invente la littérature c’est aussi la tourner vers l’avenir.

44Espérons donc avoir réussi à éviter l’écueil qui nous guettait tout au long de la préparation de ce numéro : il n’est pas habituel, en effet, qu’une revue fête l’anniversaire d’une autre, et la chose pouvait être mal interprétée. Nous ne voulions ni rendre un hommage (on ne rend hommage qu’aux morts) ni dresser un bilan (on ne dresse de bilans que des entreprises achevées) mais marquer une admiration, une affection, et surtout ouvrir à la réflexion, à la spéculation, et pourquoi pas à l’invention. Les entretiens et les témoignages qu’on s’apprête à lire parlent de la poétique au passé, mais aussi au présent, et surtout au futur. La revue Poétique, peu portée à l’autocélébration, n’a pas marqué son quarantième anniversaire de façon évidente. Qu’une autre revue s’y emploie permettra un regard, extérieur et réflexif, sur ce que Poétique et la poétique signifient pour nous aujourd’hui.

45Histoire, critique, poétique : chacune a ses présupposés, ses limites, sa portée, ses enjeux, mais aussi ses propres atouts, ses charmes, et pour tout dire ses séductions. D’où vient que la poétique, telle que l’incarnent pour nous (à tort ou à raison) la revue et la collection Poétique, continue, après tant d’années de vie intellectuelle commune, d’exercer sur nous un tel pouvoir, d’être aussi séduisante ? C’est peut-être à cette question que ce numéro entend répondre. Pour moi, loin d’être « desséchante » et « désincarnée », comme le disent si facilement les discours anti-poéticiens le plus stéréotypés, la poétique est flamboyante, chatoyante, et, du feu d’artifice de Palimpsestes aux éclats cristallins de L’Arbre et la Source en passant par l’enivrante mécanique de Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? et bien d’autres encore, elle n’est rien d’autre que la littérature en technicolor.

46Que les textes qui suivent soient donc pour chacun une occasion de retrouver les auteurs dont les livres constituent, somme toute, la bibliothèque idéale, et soit une invitation à réfléchir sur les présupposés épistémologiques autant que le potentiel créateur de nos outils les plus quotidiens, avant de reprendre le travail – et, à l’occasion (qui sait ?) peut-être aussi la guerre.