Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Gérard Genette

Quarante ans de Poétique

Entretien avec Florian Pennanech

1« Par où commencer ? »
Il y a quarante ans, paraissaient le premier numéro de la revue
Poétique, qui s’ouvrait par le célèbre article de Barthes : « Par où commencer ? », et le premier volume de la collection, Introduction à la littérature fantastique de Tzvetan Todorov. Pourriez-vous nous raconter les événements qui ont présidé à la naissance de cette double aventure éditoriale ?

2C’est une histoire un peu complexe, et dont je ne me rappelle pas tous les détails. Pour aller à l’essentiel, la revue et la collection « Poétique » furent des sous-produits (paradoxaux, penseront certains) de mai 68, comme le « Centre expérimental » de Vincennes (aujourd’hui Université Paris VIII), entre autres parce qu’un vent d’innovation théorique et pédagogique soufflait sur le ministère de l’Éducation nationale (en tout cas sur le nouveau ministre, l’inépuisable Edgar Faure, et ses conseillers Michel Alliot et François Furet), et que même la vieille Sorbonne (du moins son doyen Raymond Las Vergnas) semblait momentanément ouverte à ce vent. Dans la fièvre de la création de Vincennes, se fit jour, entre Hélène Cixous (qui, sous la houlette de Las Vergnas, en était la cheville ouvrière pour le versant littéraire), Tzvetan Todorov et moi, l’idée d’une revue (universitaire ou para-universitaire) de théorie littéraire, qui ne pouvait s’intituler que Poétique, et qui serait soutenue par le service des publications de la Sorbonne (ce qu’elle fut effectivement pendant quelques mois). Quant à l’éditeur, dans l’esprit de Tzvetan et le mien, ce ne pouvait être que le Seuil, où nous avions déjà publié l’un et l’autre depuis 1965, et où Paul Flamand, fâché par les embardées politiques de Philippe Sollers et des siens, ne l’était pas de susciter un peu de concurrence à Tel Quel. Exilé à Yale de janvier à mai 1969, je n’ai suivi que de loin, par échange de lettres, la phase préliminaire des négociations éditoriales, et je ne suis revenu physiquement dans le jeu qu’en juin, et surtout à la rentrée d’automne. Entre-temps, nous avions décidé d’ajouter à la revue, dès son premier numéro, une collection de livres, dont le premier devait être cette Introduction à la littérature fantastique, dont Tzvetan nous avait donné les grandes lignes lors d’un colloque à Urbino pendant l’été 1968. Ma contribution personnelle se borna à la rédaction de la « Présentation » générale qui ouvrit le premier numéro de la revue, et à obtenir des articles de mon ami Jean-Pierre Richard (sur Balzac), de mon ancien élève Philippe Lacoue-Labarthe (« La fable »), et, plus lourdement symbolique, de Roland Barthes, qui eut – peut-être sans songer à ce qu’allait être son contexte revuistique – la bonne idée d’intituler un texte sur l’Île mystérieuse de Jules Verne : « Par où commencer ? » On ne pouvait mieux tomber, je pense. Notre sous-titre était : « Revue de théorie et d’analyse littéraire », où « analyse » était un euphémisme pour « critique », bien que notre ligne stratégique fût une alliance entre théorie littéraire et « nouvelle critique » –notre seule bête noire étant l’« histoire littéraire sorbonnarde » (la Querelle Barthes-Picard n’était pas tout à fait oubliée, ni même les campagnes de Péguy contre Lanson). Hélène, Tzvetan et moi composions un « comité de rédaction » qui dura jusqu’au numéro 16 (novembre 1973) compris. Mais ici commence peut-être une autre histoire, ou du moins un autre épisode.

3« Littérature et philosophie mêlées »
L’histoire de toute revue est en effet scandée par les vicissitudes des comités de rédaction. Après le départ d’Hélène Cixous, dont vous nous éclairerez peut-être les circonstances, le comité se voit substituer une « direction » d’une part, et un « conseil de rédaction » composé de Michel Charles, Paul de Man, Philippe Hamon, Philippe Lacoue-Labarthe, Michael Riffaterre et Harald Weinrich. Hélène Cixous est encore présente, et cette présence est d’une certaine manière symbolique. La pensée de la déconstruction, pour utiliser ce terme discutable mais commode, a en effet un rôle essentiel dans
Poétique. Au moins deux numéros importants le montrent, le n° 5, « Rhétorique et philosophie », et le n° 21 « Littérature et philosophie mêlées », prélude au splendide volume de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire. La déconstruction n’a jamais vraiment eu de revue attitrée : ne peut-on pas dire que Poétique en a tenu lieu ?

4Ce sont là deux questions fort distinctes. Le départ d’Hélène Cixous, en 1974, a tenu au fait qu’elle semblait, plus centrée sur son œuvre littéraire propre, se détourner progressivement du sort et de la gestion de la revue et de la collection, ou leur proposer des contributions trop étrangères à leur programme initial (« structuraliste » et/ou « formaliste »), auquel Tzvetan (pour quelques années encore) et moi-même restions attachés. Cette éviction (car c’en fut une) avait été, de guerre lasse, décidée en commun par nous deux, et je me chargeai seul de l’annoncer, par voie téléphonique, à l’intéressée, qui « n’opposa », comme on dit dans les romans de gare, « aucune résistance ». Cet acte (rare) d’autorité de ma part, avec sa connotation inévitablement sexiste, reste un de mes plus pénibles souvenirs, mais la séparation était devenue inévitable, et il me semble qu’Hélène en était elle-même consciente. Divorce par consentement et soulagement mutuel, donc, ce qui n’ôte rien à la brutalité du geste, qui fut formellement atténuée par le changement de structure éditoriale que vous rappelez. Il fallait compenser le départ d’Hélène du « Comité de rédaction » initial (devenant dès lors « Direction » bicéphale) par son glissement vers ce « Conseil de rédaction” » constitué presque ad hoc, et où elle figure encore malgré diverses modifications dues essentiellement à quelques décès (Paul de Man, Michael Riffaterre, Philippe Lacoue-Labarthe) et à quelques entrées (Lucien Dällenbach, Jean-Claude Bonnet). Cet habillage diplomatique fut négocié à trois, comme la publication accélérée, dès septembre 74, de son livre Prénoms de personnes dans la collection, où il était déjà prévu : sa qualité certaine ne doit rien à ces circonstances tortueuses. Ce maintien symbolique ne me console pas, aujourd’hui, de la faible (je veux dire nulle) présence féminine à la tête, monocéphale depuis octobre 1987, de la collection « Poétique ». Je songe parfois à réparer cela, mais ce genre de décisions éditoriales ne dépend pas vraiment de moi. Quant à la revue, elle est dirigée depuis février 1979 par le seul Michel Charles, qui n’est, selon ses propres (et justes) termes, « le fondé de pouvoir de personne », et qui ne se montre pas toujours un fanatique du changement.

5Les circonstances de cette succession méritent peut-être d’être portées à la connaissance des historiens des « idées ». Décidés à quitter une direction un peu harassante, nous avions pensé, Tzvetan et moi, la léguer à deux plus jeunes poéticiens qui nous semblaient porter l’avenir de la discipline, et donc pouvoir porter celui de le revue du même nom, dont ils honoraient tous deux le conseil de rédaction : Philippe Lejeune et Michel Charles. Je crois me souvenir d’une scène qui eut sans doute lieu dans un petit bureau de la rue de Tournon dépendant du centre de recherche (le CETSAS, sauf erreur sur le sigle) dont nous dépendions tous deux, sous l’égide de Roland Barthes et d’Edgar Morin. Nous avions invité nos deux présumés successeurs pour leur annoncer de vive voix la bonne nouvelle. Ils nous écoutèrent sagement, puis Philippe Lejeune, en quelques mots, déclina poliment cet honneur : comme la suite l’a (bien) montré, ses projets étaient d’autre sorte. Fort embarrassés (et peut-être un peu froissés), nous envisagions divers binômes de remplacement, lorsque Michel déclara très simplement qu’il se sentait capable d’assumer seul la glorieuse charge. Il était difficile de repousser cette solution en sa présence. Nous nous inclinâmes devant cette sorte de fait accompli, et la suite, toujours elle, l’a montré à la hauteur de la tâche.

6La connotation « déconstructionniste » des deux numéros « philosophiques » que vous mentionnez est un peu rétrospective. Je ne sais trop ce qu’il en était déjà de ce concept au début 1971 (n° 5), où le thème « Rhétorique et philosophie » nous intéressait tous les trois (Hélène était encore au « Comité ») indépendamment de l’action de Jacques Derrida, dont l’article « La mythologie blanche » fut évidemment le bienvenu, ainsi que le reste du dossier, fourni ou élaboré par quelques-uns de ses disciples d’alors. C’était clairement un numéro « derridien », dont nous lui avions volontiers délégué la responsabilité thématique. Le n° 21, « Littérature et philosophie mêlées » (printemps 1975), témoigne encore (après l’arrivée de Philippe, qui était à la fois, ou plutôt successivement, un de mes anciens élèves et l’un des premiers disciples de Derrida, et qui « composa » en toute autonomie ce numéro où figure le mémorable « Facteur de la vérité » de Derrida lui-même), de la même proximité intellectuelle et amicale, comme en témoigne encore, en mars 1978, le volume sur la théorie de la littérature du romantisme allemand, L’Absolu littéraire, composé par Philippe etJean-Luc Nancy. Mais, dans la répartition des tâches pour la collection, ce volume fut intégralement élaboré sous la responsabilité éditoriale de Tzvetan, bien plus compétent que moi sur ce sujet. Malgré ces trois publications, je n’irais pas jusqu’à dire que Poétique ait servi, ne fût-ce qu’en France et sur sept ans (les liens se sont, silencieusement, distendus par la suite, et momentanément resserrés en septembre 1981 pour un numéro d’hommage à Roland Barthes) de revue à la « déconstruction ». Je me demande un peu ce que Jacques, « là où il est » maintenant, penserait de cette annexion.

7« L’autre du même »
De 1974 à 1978, vous dirigez donc la revue avec Tzvetan Todorov : il était impossible de ne pas évoquer ici cette amitié intellectuelle, et ce duo souvent perçu comme le noyau dur du structuralisme littéraire français. Vous avez d’ailleurs raconté dans Bardadrac comment le comité de rédaction s’exerçait alors le dimanche après-midi, dans la continuité de sessions musicales radiophoniques. Même si vous étiez à l’époque, selon vos mots, « réputés interchangeables », on a parfois l’impression en relisant les textes qu’il y avait davantage de militantisme dans le formalisme de Tzvetan Todorov que dans le vôtre. Cela rend peut-être plus spectaculaire la rupture qui s'est progressivement produite lorsqu’il s'est détaché de ce « programme initial » que vous évoquez, tandis que vous-même y restez aujourd’hui encore fidèle, fût-ce en l’élargissant. Quel regard porteriez-vous sur ces deux trajectoires théoriques ?

8Notre relation intellectuelle (et affective) date du jour de novembre 1963 où un jeune bulgare tombé de l’Orient Express (précision inutile et peut-être erronée, autrement dit « effet de réel ») vint me trouver – moi obscur assistant en « littérature française » – dans le couloir non moins obscur d’une annexe de la Sorbonne, lui en quête de lieux de savoir et/ou de recherche. Je lui indiquai tout naturellement le séminaire de Roland Barthes, qui allait lui (nous) servir de plaque tournante et de rampe de lancement. Nous ne tardâmes pas à travailler ensemble sur son projet d’anthologie des Formalistes russes, qui intéressait (à tout hasard) Philippe Sollers, et qui parut en 1965 dans la collection « Tel Quel ». Vite encouragé et protégé par Barthes, il s’orienta effectivement vers des études marquées par une version du structuralisme d’allure plus « dure » (Grammaire du Décameron) que la mienne, qui restait (et reste) plus proche de la tradition critique française moderne (de Baudelaire à la « Nouvelle critique » en passant par Proust, comme on voit dans les deux premiers Figures). Mais en fait de dureté théorique (« narratologique », même si le choix du mot revient à Todorov), j’allais me rattraper, à partir de 1969, dans la préparation de « Discours du récit » (1972), tandis que Tzvetan s’orientait vers une sémiotique des symboles, puis, sous l’égide de Bakhtine, vers une théorie du dialogisme qui allait l’ouvrir peu à peu à une éthique de l’altérité. Curieux chassé-croisé, mais j’ai appris depuis, parfois aux dépens de ma fonction éditoriale, qu’il ne faut jamais préjuger, ni tenter d’extrapoler, la courbe à venir d’une trajectoire (entre autres) intellectuelle. Mais entre-temps, l’entreprise de « Poétique »(revue et collection jusqu’à janvier 1979, puis collection seule jusqu’à 1987), et un séjour commun à New York (automne 1974), nous ont réunis, beaucoup dans le travail, et un peu dans la vie. Nous n’étions plus « interchangeables » (nous ne l’avions jamais été vraiment), mais nous étions, pour quelque temps encore, complémentaires. Je viens de dire en deux mots comment je vois (après coup) son évolution, et je ne sais trop comment cette complémentarité aurait pu évoluer si Tzvetan n’avait décidé unilatéralement de quitter la direction de la revue, et de substituer au « formalisme militant » de ses débuts un humanisme… non moins militant.

9Quant à moi, depuis longtemps guéri, ou plutôt purgé, d’un autre engagement et, du même coup, de toute tentation militante, j’ai connu une évolution certes moins accidentée, par élargissement progressif, de la critique à la poétique appliquée à divers champs génériques ou paragénériques, puis de la poétique ainsi pratiquée à la théorie de l’art et à l’esthétique générale. Le point culminant, si j’ose cet adjectif présomptueux, en fut L’Œuvre de l’art, les trois livres suivants visant plutôt à compléter ou corriger sur quelques points de détail critiques (Chateaubriand, Stendhal, Proust…) ou encore théoriques (le comique, la « métalepse »…) un tableau déjà couvert pour l’essentiel. Tout cela avait évidemment sa place dans la collection « Poétique », déjà élargie depuis 1993 avec les ouvrages d’Arthur Danto sur l’art. Ce qui ne l’avait plus, ce sont évidemment les deux inclassables Bardadrac et Codicille, que je n’ai même pas songé à (me) proposer pour « Poétique », et qui ont trouvé, sans changer (encore) de trottoir, un nouveau site aux Éditions du Seuil, dans la collection si opportunément intitulée « Fiction & Cie », et que dirige Bernard Comment. Cette embardée-là (car c’en est une pour le coup, quoique envisagée de longue date), ce n’est pas à moi de tenter de dire quel rapport elle entretient avec la poétique (et l’esthétique) comme activités intellectuelles, mais il me semble qu’elle n’a plus grand chose à voir avec les quarante ans (de la revue et) de la collection « Poétique », que je continue de « diriger » sans plus (je ne dis pas « jamais plus ») l’encombrer de mes écrits.

10« La mesure du monde »
L’un des traits communs de la revue et la collection « Poétique » est la publication d’articles ou d’ouvrages qui constituent des « classiques » de la théorie littéraire, puis de l’esthétique, en langue étrangère. Par exemple, en 1971, le troisième volume de la collection est la fameuse
Théorie littérairede Wellek et Warren ; en 1980, paraît l’importante traduction de La Poétique d’Aristote, puis c’est la série des traductions d’Arthur Danto qui ouvre la collection à l’esthétique analytique américaine. Il faudrait mentionner également le rôle joué par la collection « Points Essais » qui permet, outre des rééditions en format de poche, des recueils d’articles de divers horizons. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de langues différentes, mais aussi bien de pensées hétérogènes, voire antagonistes, et l’on remarquera que vous avez publié des textes avec lesquels vous aviez des oppositions théoriques assez franches (pensons aux travaux de Dorrit Cohn ou de Käte Hamburger). Pourriez-vous nous dire de quelle manière le choix de ces « classiques » s’est imposé à vous ?

11Nous considérions en effet comme une de nos premières tâches de mettre les études littéraires en France au niveau théorique où elles se trouvaient déjà ailleurs, et particulièrement aux États-Unis, et donc d’importer par traductions les œuvres étrangères les plus importantes à cet égard. Nous aurions aimé publier les œuvres majeures de ces trois grands auteurs de langue allemande : Auerbach, Curtius et Spitzer, mais pour eux nous arrivions trop tard. La Morphologie du conte de Propp, publiée directement en « Points » pour des raisons de concurrence (Gallimard allait en publier une autre traduction) fut le deuxième volume de la collection, juste avant le Wellek et Warren, qui fonctionnait outre-Atlantique depuis… 1948 comme un manuel de « théorie de la littérature » (cette expression, antérieurement choisie pour intituler le recueil des Formalistes russes et que nous ne pouvions donc plus utiliser, est bien le titre original, et le plus pertinent, de ce livre). On ne s’y réfère plus trop aujourd’hui, mais, à l’époque et en France, son apport était décisif pour l’aggiornamento que noussouhaitions favoriser. Pour la suite, notre répertoire implicite comportait ce que nous appelions entre nous les « pré-structuralistes » – en toute modestie, nos précurseurs – étrangers (toutes applications confondues : Roman Jakobson, Käte Hamburger, André Jolles, Harald Weinrich, Bakhtine, Northrop Frye et, presque premier en date, Aristote himself) et aussi français, mais alors expatriés pour raisons diverses : Paul Zumthor (à vrai dire, genevois de naissance…) et Michael Riffaterre. La publication du second Frye (La Parole souveraine) en 1994 marqua la fin de cette longue série, évidemment lacunaire, et qui mériterait aujourd’hui d’être prolongée ; des considérations économiques, entre autres, freinent malheureusement ce travail. Soit dit en passant, mes désaccords avec deux poéticiennes aussi profondes que Käte Hamburger et Dorrit Cohn n’ont vraiment pas été des « antagonismes », mais de simples nuances de détail sur le fond d’un accord théorique quant à l’essentiel.

12La traduction, étagée de 1989 à 2003, de cinq volumes d’Arthur Danto témoigne à coup sûr d’un élargissement du champ vers la théorie de l’art et l’esthétique qui fut essentiellement mon fait, Todorov ayant entre-temps bifurqué. Mais je dois mentionner ici un accident de parcours éditorial qui oblitère peut-être, pour le public de la collection, la petite histoire de ce tournant intellectuel : après une lecture (difficile mais enthousiaste) en 1986 de Languages of art, j’ai souhaité publier la traduction (alors en souffrance) par Jacques Morizot de ce livre pour moi « capitalissime » de Nelson Goodman. En raison d’un imbroglio éditorial entre le Seuil, Minuit et Goodman lui-même dont le récit picaresque occuperait des volumes, j’ai dû y renoncer, et Yves Michaud finit fort heureusement par récupérer cette traduction dans la collection qu’il dirigeait chez Jacqueline Chambon : bénis soient les « petits » éditeurs ! Ma propre imprégnation goodmanienne, et plus largement « analytique », s’est montrée, pour la collection, dans L’Œuvre de l’art. L’œuvre de Danto m’a moins profondément marqué, mais sa publication nous a apporté, grâce aux traductions de Claude Hary-Schaeffer, une dose inappréciable de culture artistique, de séduction intellectuelle et de bonheur d’expression. Pour moi, si peu philosophe, ces deux rencontres philosophiques ont été également précieuses, et somme toute complémentaires.

13« Critique et poétique »
La proximité que vous évoquiez tout à l’heure entre votre travail et la tradition critique française nous conduit à nous rappeler qu’au-delà de la revue et de la collection, « Poétique » est aussi le nom d’une certaine façon de parler de la littérature. On vous doit d’avoir réintroduit la poétique, comprise comme étude des catégories générales, après un bon siècle et demi au moins de règne sans partage de la critique, comprise comme étude des œuvres particulières. Même si vous avez toujours insisté sur leur solidarité ou leur complémentarité, la poétique apparaît comme l’autre de la critique. Et pourtant, l’on continue encore aujourd’hui à vous présenter comme le grand représentant de la « Nouvelle Critique », à laquelle vous avez pourtant tourné le dos très rapidement, peut-être dès 1966, lors du colloque
Les Chemins actuels de la critique où, sous le double patronage de Thibaudet et Valéry, vous en appeliez à une « critique pure » s’attachant aux « essences » trans-opérales. Dans le même esprit, il n'est pas rare de voir formulé le reproche selon lequel la poétique telle que vous la pratiquez est insensible à la singularité (toujours « irréductible ») ou au sens (toujours « profond ») des œuvres : en somme, on reproche à la poétique de ne pas faire ce qu’elle n’a précisément jamais prétendu faire. Quelle part cet impérialisme de la critique a-t-il pu jouer, selon vous, dans les malentendus et/ou les controverses suscités par vos travaux ?

14Je ne crois pas vraiment que l’on puisse me définir comme un représentant (surtout « grand ») de la « nouvelle critique ». En tout cas, ce n’est pas ainsi que je me perçois moi-même. Ce label, vulgarisé lors de la querelle Barthes-Picard, s’appliquait essentiellement à Roland Barthes lui-même et, avec une plus faible charge polémique, à des tenants de la critique dite plus spécifiquement « thématique » comme Georges Poulet, Jean-Pierre Richard, Jean Starobinski ou Jean Rousset. J’ai beaucoup appris chez eux (mes premiers essais, sur le Baroque français, sont écrits en marge du grand livre de Rousset), mais d’une part j’appartiens, chronologiquement, à la génération suivante, et d’autre part (sans parler des essais critiques de Sartre dans Situations I et II, ou de son Baudelaire, qui m’ont beaucoup marqué), mon « héritage » critique remonte à plus loin dans le temps : Baudelaire, Péguy, Proust, bien sûr, mais aussi, comme vous le dites à propos du tournant « poéticien », Valéry, Thibaudet, et autres critiques « NRF » de l’entre-deux guerres :Albert Béguin, Marcel Raymond, Ramon Fernandez, Thierry Maulnier sur Racine, Jean Schlumberger ou Robert Brasillach pour Corneille, et surtout peut-être, plus près de nous (de moi) à tous égards, Jean Prévost pour Stendhal et Baudelaire – La création chez Stendhal est peut-être pour moi l’œuvre majeure de la critique française moderne.

15Entre 1956 et 1966, mon activité intellectuelle, concernant la littérature, est donc plus d’ordre critique que d’ordre « théorique ». Le tournant s’amorce en mai-juin 1964, lorsqu’on me demande de participer à un numéro de L’Arc en hommage à Claude Lévi-Strauss, sur le thème « Structuralisme et critique littéraire » : voulant faire le tour de cette redoutable question, je trouve dans la notion lévi-straussienne de bricolage (qui m’est restée chère) un fil d’Ariane pour définir l’activité critique (discours immanent, quoique second, sur les œuvres), et a contrario l’activité théorique : discours sur les « genres », et autres données transcendantes de la création et de la réception de ces œuvres – d’où mention discrète d’Aristote, et entrée en scène de la poétique comme étude théorique de ces données transcendantes. Si je relis bien (quoique à reculons) ce texte d’une désarmante naïveté, le terme n’est pas prononcé malgré le patronage revendiqué de Valéry, et il ne le sera pas non plus dans l’exposé (même appréciation) donné à Cerisy en septembre 1966 (quelques mois donc après la publication de Figures), où je préfère parler, après Thibaudet, de « critique pure ». Quoiqu’un peu aimanté par le calembour titulaire « Raisons de la critique pure » (qui fit son effet sous les lambris, au moins auprès de ceux de mes auditeurs qui avaient entendu parler de Kant), le choix de cette expression témoigne d’une parenté revendiquée entre poétique et critique, ces deux points fondamentaux du programme militant de la revue, dont témoigne le sous-titre (disparu par la suite, et non de mon fait) : « Revue de théorie et d’analyse littéraires », où analyse est évidemment une façon plus « conceptuelle » de désigner la critique elle-même, et où l’ordre des mots vaut légère préséance, si je reconstruis correctement notre perspective méthodologique d’alors. Dans notre esprit, ces deux disciplines ne devaient pas se regarder en chiens de faïence, mais constituer ensemble, par complémentarité en effet, une alliance stratégique face à ce véritable « autre » qu’était à nos yeux l’« histoire littéraire » de tradition pseudo-lansonienne – tradition à nos yeux dégradée par rapport à l’œuvre et au « programme » de Lanson lui-même, que nous tenions, avec Roland Barthes et l’École des Annales, en certaine estime : c’était à nos yeux, et en tirant un peu la couverture, un vaste programme (jamais appliqué) d’histoire de la littérature comme telle, et donc en somme de poétique historique. L’« impérialisme » que nous avions à combattre était beaucoup moins celui de la critique que celui, typiquement institutionnel, de l’histoire littéraire, du moins dans l’Université française (la vieille et nouvelle Sorbonne, déjà bête noire de Péguy), loin de laquelle, non sans raisons, nombre des grands critiques cités plus haut avaient dû s’exiler – par exemple à Genève, comme certains de nos plus grands esprits du xviiie siècle.

16Je vous répondais là sur le terrain de l’entreprise commune, puisque ce sont ses quarante ans d’existence qui motivent notre présent entretien, mais si je reviens un instant, comme vous m’y invitez, à mon cas personnel, ce sera pour refuser de me définir par rapport à ma caricature, à quoi contribuent pour beaucoup diverses vulgarisations « pédagogiques » de la part (finalement minime) de mon travail en narratologie. Ma modeste contribution à la poétique déborde assez largement ce champ (selon moi) restreint, et ma non moins modeste contribution aux études littéraires comporte une part, comme on dit, « non négligeable” » d’analyses critiques. Après tout, Discours du récit porte un peu sur le récit proustien, et j’ai aussi parfois écrit, entre autres, sur Stendhal.

17« Le propre de la diction »
Votre contribution à la poétique comporte assurément bien d’autres aspects : en particulier, alors qu’on vous présente souvent comme un théoricien du récit, vous êtes tout autant un théoricien de la poésie. Avec
Mimologiques, vous avez proposé une étude de la rêverie cratyléenne qui est aussi une archéologie de la notion de « langage poétique », visant à relativiser cette notion alors centrale dans la doxa métalittéraire. Une telle contestation vous confère une place tout à fait à part au sein de la théorie littéraire, en particulier par rapport à Tel Quel. Le n° 11 de Poétique, qui s’ouvre par votre article « Avatars du cratylisme » et s’achève par la mise au point de Tzvetan Todorov, « Le sens des sons », montre que cette problématique fait au demeurant partie de l’entreprise commune. Pourtant, Mimologiques est moins cité que Figures III, et il faut bien reconnaître également qu’à quelques exceptions près (notamment le tout récent La Fabrique du vers), la poésie n’a pas été le genre privilégié au sein de la collection. Vous qui avez parfois indiqué être plus porté sur la diction que sur la fiction, comment voyez-vous cette relative minoration de la poésie dans le champ de la poétique ?

18Je ne tiens certes pas à être considéré ad vitam aeternam comme un « théoricien du récit ». Je l’ai été un temps assez bref, et d’ailleurs seulement de ses structures formelles : je n’ai jamais pratiqué la narratologie dite « thématique », dont la contribution est au moins aussi utile, et qui est représentée dans la collection par la mémorable traduction de Propp en 1970, et depuis, entre autres, par les ouvrages de Claude Bremond et, plus récemment, de Raphaël Baroni. « Théoricien de la poésie », je ne l’ai jamais été, et il est malheureusement de fait que la collection n’y a guère contribué jusqu’au livre récent de Guillaume Peureux. Cette lacune (il y en a probablement d’autres) témoigne sans doute d’un reflux bien plus général de la poésie dans notre conscience littéraire contemporaine ; c’est un sujet qui mériterait en lui-même une étude qui dépasserait le cadre de cet entretien, et dont je serais probablement incapable. J’ai pourtant un peu étudié, en critique, des textes poétiques (les trois premiers essais de Figures et un chapitre de Figures II sont consacrés à la poésie baroque française, et un autre, recueilli dans Figures IV, porte sur le Fêtes galantes de Verlaine). En fait, mon intérêt pour les figures (mal) dites « de rhétorique », qui remonte à la fin des années 1950, était pour l’essentiel d’ordre poétique, comme le montre un texte intitulé « La rhétorique et l’espace du langage », paru dans Tel Quel, automne 1964, et repris en 1966 sous le titre « Figures » dans… Figures : emblématique, donc, à bien des égards. Sous une égide baroco-borgésienne, avant d’évoquer les théories plus générales des rhétoriciens français (Dumarsais, Fontanier), j’y envisage la figure (métaphore, métonymie : transferts de sens par analogie ou contiguïté) comme un fait langagier d’investissement proprement poétique. Le long trajet éponymique du mot Figures dans ma production essayistique, de 1966 à (pour finir ?) 2002, est, je pense, assez révélateur, comme le fut entre-temps le titre de « Métonymie chez Proust », article qui fut ma première contribution à la revue en avril 1970, et qui étudiait certain trait du style proustien (la métaphore métonymique) sous une lumière évidemment figurale, et donc (alors, pour moi) poétique. Mais vous avez raison d’évoquer à ce sujet Mimologiques, qui est l’aboutissement d’une interrogation menée parallèlement (et peut-être un peu antérieurement) à l’étude des formes narratives, et qui m’a rendu quelque temps un peu rétif à celle-ci : je suis entré en narratologie à reculons, et pas pour la vie.

19Pendant deux ou trois ans (au moins depuis un cours donné à Yale en 1969, en alternance avec un autre sur la Recherche), j’ai en effet tourné autour de la vieille notion de « langage poétique », qui remonte au moins à Mallarmé, pour tenter de lui substituer (comme en témoigne le titre d’un chapitre de Figures II) celle de « poétique du langage ». À vrai dire, je ne savais pas très bien ce que je pouvais entendre par là, et c’est très progressivement que je l’ai centré sur la question, à la fois plus restreinte et plus vaste, de rêverie « cratylienne », ou mimologique, fantasme d’une motivation mimétique de la langue, qui anime clairement chez Mallarmé et d’autres le rêve d’une fonction réparatrice (« rémunératrice ») du langage poétique par rapport à la nature conventionnelle (« arbitraire », selon Saussure – « le mot chien ne mord pas ») de la, ou plutôt des langues, imparfaites en ce que « plusieurs ». Remonter au Cratyle de Platon m’a conduit à une assez vaste (quoique lacunaire) enquête à la fois historique et typologique : l’imagination mimologique a revêtu, au cours de cette très longue histoire, bien des formes, fort diverses (déjà chez Platon, qui anticipe presque toute la suite) et que l’on peut tenter de classer. En ce sens un peu oblique, Mimologiques, avec quelques essais connexes comme « Le jour, la nuit » dans Figures II, constitue ma principale contribution à l’étude du poétique, même si mon appréciation ambivalente (esthétiquement positive, « scientifiquement » négative) sur l’illusion mimétique m’a valu bien des reproches venus des deux « bords » du perpétuel débat entre Cratyle et Hermogène, que j’essayais d’arbitrer équitablement. C’est bien connu : on tire toujours sur l’arbitre.

20Mais vous élargissez la question en évoquant la distinction entre ces deux modes de « littérarité » que sont fiction et diction. Ce couple terminologique tient évidemment beaucoup à un jeu homophonique auquel je ne pouvais résister, mais je dois bien maintenant l’assumer. Il est certain que je suis plus sensible au second de ces modes : d’une part, je suis moins que d’autres porté sur la fiction (et particulièrement sur ce genre fictionnel aujourd’hui lourdement hégémonique qu’est le roman) ; d’autre part et sur un autre plan, je préfère, en littérature comme ailleurs, les œuvres qui doivent leur valeur esthétique (par définition « attentionnelle ») davantage à des traits indéfinis, parfois aléatoires, caractéristiques de ce qu’on appelle un « style » personnel, que de l’affiliation consciente à un genre labellisé comme « littéraire ». Mais vous voyez bien que ce mode conditionnel n’englobe pas géométriquement la poésie : la littérarité (poéticité, en l’occurrence) d’une ode ou d’un sonnet est aussi constitutive (imposée par une appartenance générique) que celle d’un roman ou d’une tragédie – on oublie toujours trop le théâtre : autre lacune relative de la collection Poétique. On ne peut donc pas mettre un signe d’égalité entre poésie et « diction », si l’on désigne sous ce dernier terme les formes non-canoniques de la littérarité. La poésie est à la fois « constitutive » par ses formes et ses signes (de toutes sortes, et parfois fort prégnants) et « conditionnelle » par ses effets esthétiques. Je n’ai pas besoin de vous préciser lequel de ces deux aspects me séduit le plus. Je crois à ce que Sainte-Beuve appelait, en bonne part, des « hasards de plume », et plus généralement aux bienfaits d’un hasard auquel je dois presque tout, dans ma vie comme dans mon « œuvre ». Je dois être, selon la vulgate, un drôle de « structuraliste ».

21« Inventer la pratique »
Cet éloge de la « sérendipité » aux dépens de la « systématicité » nous renvoie effectivement à la distinction que vous proposez à la fin de
Palimpsestes entre « structuralisme fermé » et « structuralisme ouvert ». Le « structuralisme fermé », qui étudie les œuvres du point de vue des relations internes, laisse sans doute peu de place au hasard, puisqu’il revient toujours à « motiver » ce qui est parfois purement contingent. Le « structuralisme ouvert » que vous proposez possède entre autres avantages d’accepter cette part d’aléatoire. De la même manière, vous caractérisez votre poétique comme une poétique « ouverte », qui s’intéresse à l’ensemble de la littérature possible, et conduit à considérer que l’actualisation de telle ou telle virtualité inscrite dans la langue relève des caprices ‘de l'histoire. Une des conséquences de cette « ouverture » est la possibilité de s’attacher aussi aux œuvres qui n’existent pas, ou pas encore : on sait ce que le genre de l’autofiction doit à telle « case blanche » du Pacte autobiographique. La théorie permet donc, selon votre expression à la fin de Nouveau Discours du récit, d'« inventer la pratique ». Vous ne vous êtes jamais privé, du reste, de joindre le geste à la parole en proposant ici ou là diverses récritures ou projets d'œuvre, et même quelques apocryphes. Diriez-vous que ces liens entre théorie et pratique font la spécificité de la poétique telle que nous la connaissons aujourd’hui ?

22Pour autant que je puisse me remémorer ce moment de pensée, mon opposition entre « structuralisme ouvert » et « structuralisme fermé » (et donc, pour ce qui me concernait, entre « poétique ouverte » et « poétique fermée ») reposait implicitement (ou plutôt allusivement, dans un paragraphe de la dernière section de Palimpsestes) sur le contraste que je croyais percevoir entre deux types de contributions de Lévi-Strauss : sa fameuse lecture (en compagnie de Jakobson) des Chats de Baudelaire, et la série vagabonde (et certes bien plus copieuse) de ses Mythologiques. Ces dernières(pour ce que j’en ai lu) me semblaient un modèle de lecture transtextuelle (transmythique), dont je me sentais proche à l’époque de Palimpsestes, et l’analyse des Chats, et les quelques autres de même principe qui ont été proposées à sa suite, qui relèvent à vrai dire plutôt d’une critique structurale interne, me semblaient au contraire enfermées dans une immanence textuelle qui ne m’inspirait guère, et dont la démarche – indépendamment des bévues de méthode qu’a bien relevées Riffaterre – continue de m’être plutôt étrangère, pour cause (entre autres) de claustrophobie. Bien entendu, les analyses textuelles structurales s’occupent aussi de ce qu’il se passe entre les mots du texte (comment autrement ?), mais j’ai personnellement besoin d’un peu plus d’air et d’eau, pour naviguer entre les textes – entre les œuvres, entre les « genres » –, ce dont je ne me suis pas privé dans ce livre, ni dans le suivant (je ne compte pas celui qui s’y intercala : Nouveau Discours du récit qui n’était qu’un misérable codicille).

23Mais vous avez raison de relever dans ces exercices de critique immanente un travers (du moins à mes yeux, et je dirais volontiers un tic de pensée, et donc un impensé), qui consiste à tout motiver, y compris ce qui n’est souvent « que » contingent : c’est plus généralement le défaut majeur de toute critique (sauf parfois la « génétique »), qui pose implicitement que tout ce qui est devait être, et que le mérite (la réussite) d’une œuvre consiste en ce qu’on ne saurait rien y changer, y ajouter, en retrancher un seul mot. Quel manque d’imagination ! Pierre Bayard a bien raison de se demander Comment améliorer les œuvres ratées ?, et on pourrait aussi bien essayer (on peut toujours) d’améliorer les œuvres réussies, et aussi (c’est encore plus facile, et parfois plus amusant) de les détériorer un peu, beaucoup, comme ça, juste pour voir. Et d’en inventer quelques unes, dans la foulée, même déjà écrites, comme Pierre Ménard pour le Quichotte. Si je ne l’ai pas (assez) fait, c’est pure paresse ou manque de temps, et peut-être aussi par crainte de saturer par mégarde un champ, ou de noircir un tableau, en remplissant bêtement une case heureusement vide (il ne faut jamais avoir « horreur du vide » : c’est le vide qui nous comble). C’est un peu, entre autres griefs, ce que je reproche à la trop fameuse « autofiction ». Je ne sais trop, pour répondre à votre question finale (la seule, en fait), si cette interaction souhaitée entre théorie et pratique caractérise la poétique actuelle. Chez Bayard, oui, chez Eco, parfois, mais déjà, comme tout le reste, chez mon vrai maître en la matière, j’ai nommé (j’ai déjà cité) Jorge Luis Borges. Ou bien, en remontant plus haut et en tirant un peu sur l’élastique du virtuel, chez Proust, qui, non content de pasticher Balzac ou Saint-Simon, se demande, à peine écrite la Recherche, s’il lui restera le temps de réécrire la (même) Recherche.

24« La littérature au second degré »
Michel Charles, autre grand promoteur de cette approche « rhétorique » des textes, pour laquelle la critique est toujours tournée vers la récriture, écrit dans
L’Arbre et la Source : « Dans une polémique entre un rhétoricien et un commentateur, on peut être certain que le premier essaiera de mettre les rieurs de son côté, et que le second jouera sur le sentiment. » L’un des points communs les plus manifestes entre un certain nombre de poéticiens contemporains, Michel Charles et vous-même en tête, est cet humour, ou cette ironie, en tout cas cette distance vis-à-vis de leur objet. Aujourd’hui comme hier, on est à peu près sûr, en ouvrant un numéro de Poétique, de trouver (aussi) de quoi s’amuser. La poétique semble par là, entre autres, refuser toute sacralisation du texte, qui en ferait un pur objet de dévotion. Pensez-vous qu’il y ait ainsi une affinité profonde entre la poétique et l’humour ?

25Je ne cherche pas, ordinairement (c’est trop facile, et aussi un peu dangereux), à mettre les rieurs de mon côté, et je n’ai pas souvenir de l’avoir fait dans une polémique avec un « commentateur » (il y a d’ailleurs assez longtemps que j’ai déserté la pratique de la polémique, au moins en ces matières). Je ne me définis pas, selon les termes et les catégories de Michel Charles, comme « rhétoricien ». Il ne me semble pas non plus que la poétique (Aristote, Hegel, Northrop Frye…) ait, en tant que telle, une affinité naturelle avec l’humour ou l’ironie. Je crois parfois en avoir une à titre personnel, d’où peut-être la partie de Figures V intitulée « Morts de rire », qui se veut, un peu par-dessous la jambe (le sujet s’y prête), une esquisse de théorie (de poétique, si l’on veut) du comique. Mais, bien entendu, je suis mal placé (et même, pas placé du tout) pour parler de mon propre « humour ». J’ai, pour cela, un peu trop le sens du ridicule.

26« Chaque âge a ses plaisirs »
La désertion du terrain de la polémique n’est-elle pas aussi le fait de la poétique elle-même ? Vous nous avez rappelé dans quel climat intellectuel la revue et la collection ont été fondées. Quarante ans après, ledit climat semble apaisé : les historiens actuels n’ont pas grand-chose à voir avec Mornet, et réciproquement, les poéticiens ne rechignent guère (disons : encore moins qu’avant) à donner à leurs travaux une facture historique, que ce soit en se concentrant sur une période déterminée, comme dans le dernier livre de Philippe Dufour, ou en adoptant la forme de l’enquête diachronique, comme dans ceux de Guillaume Peureux ou d’Ugo Dionne. Mais la question de la place de la poétique d’un point de vue institutionnel se pose peut-être encore. En 1984, dans un débat pour
Le Débat, face à un Marc Fumaroli supposant une mainmise des « formalistes » tout-puissants sur l’Université, vous rappeliez quelques évidences, notamment le fait que la recherche était (est) toujours divisée par siècles... Qu’en diriez-vous aujourd’hui ?

27Notre propos n’a effectivement jamais été polémique. Puisque une revue, une collection, et même un département universitaire, ne sont que des instruments au service d’un mouvement de pensée et d’une voie de recherche, il s’agissait simplement de mettre ces instruments-là au service d’une « discipline » que nous trouvions trop absente dans le champ des études littéraires françaises. Nous n’étions pas en guerre contre l’histoire littéraire, mais contre son hégémonie quasi-exclusive dans ce champ. Après quarante ans de cet effort, il me semble que la situation s’est largement assainie. Je perçois bien chez les derniers tenants nostalgiques de l’ancien régime des signes d’acrimonie qui frisent la paranoïa, mais la polémique (comme, à vrai dire, déjà lors de la bien plus ancienne querelle dite « de la Nouvelle Critique ») est aujourd’hui largement unilatérale. Roland Barthes s’en tenait, sur ce point, à un « proverbe arabe » qui parle de chiens et de caravane. Il n’y a aucune « mainmise » d’aucune sorte, et, comme vous le relevez à juste titre, la poétique (dans Poétique et ailleurs) ne se prive plus, depuis longtemps, de cette mise en perspective historique que je proposais en juillet 1969 dans une communication donnée à Cerisy et reprise depuis dans Figures III sous le titre « Poétique et histoire ». Mon propos s’y formulait comme appel, à côté de l’« histoire littéraire » classique, à une « histoire de la littérature », ouverte aux données thématiques et formelles (pour une fois, je ne trouve rien à changer à ce programme). Nous y sommes tous aujourd’hui, et mon grand âge m’a permis de voir s’exercer, sur ce chantier, deux générations de plus jeunes poéticiens-critiques-historiens conscients de l’enjeu et munis des moyens de l’entreprise. La guerre est finie, le travail continue.