Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Traductions
Fabula-LhT n° 9
Après le bovarysme
Emily Apter

La Bovary de Marx

Traduit de l’anglais par Malika Combes, avec le concours de Marielle Macé

1L’histoire de la traduction anglaise de Madame Bovary par Eleanor Marx, la plus jeune des filles de Karl Marx, se lit comme un roman – un roman qui pourrait avoir pour titre : Le Capital (roman), Le Capital de Flaubert,ou La Bovary de Marx. C’est l’histoire de la traduction d’un classique de la littérature mondiale, dans les replis duquel se cacheraient des éléments de la vie personnelle de ses traducteurs successifs. Flaubert et Karl Marx ont déjà été associés dans plusieurs analyses ; mais je voudrais, dans l’article qui suit, aborder leur relation par le biais de la question de la traduction et par l’intermédiaire d’Eleanor Marx, en tentant l’expérience d’un genre singulier que l’on pourrait appeler la « biographie d’une traduction ». Dans un cas comme celui-ci, la biographie pourrait aisément fournir le scénario d’un mélo ; on y trouve pêle-mêle des éléments d’aspiration au féminisme et de machisme, un amour trahi, un suicide… Néanmoins, ces éléments d’intrigue connus esquissent quelque chose de plus que la trame un peu éculée d’un mélodrame ; ils montrent la place étonnante que pourrait occuper Eleanor Marx dans une histoire littéraire qui valoriserait la traduction en tant que travail féminin, et qui permettrait de renouveler les théories marxistes d’une Internationale des Lettres, du dépassement de la propriété littéraire et du travail non-aliéné.  

Biographie d’une traduction

2Bien qu’elle ne constitue pas, comme on le dit parfois, la toute première traduction du chef-d’œuvre de Flaubert (une édition antérieure de 1881 de John Stirling – c’est le nom de plume d’une certaine Mrs. M. Sherwood – est mentionnée dans la bibliographie de D. J. Colewell, et il existe une version perdue écrite par Juliet Herbert, la nièce de la gouvernante de Flaubert), celle d’Eleanor Marx a perduré comme aucune autre1. Après sa publication en 1886, elle est devenue la base de nombreuses éditions successives, parmi lesquelles l’édition scolaire de Charles I. Weir Jr. publiée en 1948 (et utilisée par Vladimir Nabokov), l’édition de 1965 de Paul de Man chez Norton, et celle de 2004 de Margaret Cohen également chez Norton, toutes publiées aux États-Unis2. L’attention critique que cette traduction a suscitée dès le début a associé les questions portant sur le style de Flaubert aux réflexions concernant la vie de sa traductrice, et ont mis l’accent sur les suicides parallèles d’Emma Bovary et d’Eleanor Marx à la suite d’échecs sentimentaux3.

3Le Madame Bovary d’Eleanor Marx est devenu très célèbre quand Vladimir Nabokov y a fait référence comme à un exemple type de mauvaise traduction. Nabokov s’appuyait sur l’édition de 1948 de cette traduction, publiée chez Rinehardt et révisée par Charles I. Weir Jr. (à côté de la mention « Corrections et modernisation de l’éditeur », Nabokov a écrit quelque chose comme « On se demande bien où… »)4. Sur ce texte, légué à la New York Public Library, Nabokov a indiqué en marge ce qu’il considérait comme les erreurs les plus flagrantes d’Eleanor, dont un grand nombre se rapportent aux descriptions de l’apparence physique d’Emma. Dans les corrections qu’il a apportées à son texte, et dans les notes qu’il a prises pour le chapitre sur Madame Bovary qui figure dans son ouvrage Littératures, Nabokov critique vertement la façon dont le texte de Marx rend l’imparfait de Flaubert – que Proust considérait comme le moyen le plus magistral utilisé par Flaubert pour donner une unité et une continuité temporelles – sans même mentionner le nom de la traductrice5.

4Tout projet d’une « biographie » de cette traduction doit prendre en considération ces accusations de Nabokov, mais il importe tout autant de s’interroger sur l’intervention (ou l’absence d’intervention) de Paul de Man. L’une des questions clefs qui m’ont préoccupée au début de cette enquête est tout simplement, en effet, de savoir pourquoi Paul de Man avait choisi de fonder l’édition Norton sur la traduction d’Eleanor Marx Aveling, qui était parue si longtemps auparavant. La réponse la plus évidente – qui voulait que la traduction fût libre de droit et eût économisé quelques dépenses à la maison d’édition, et un temps considérable aux éditeurs – ne me paraissait pas suffisante, même si elle restait la raison principale.

5En 1962, Paul de Man a été recommandé par M. H. Abrams pour le travail d’édition de Madame Bovary dans le cadre d’une collection récemment lancée chez Norton. Déjà star montante de la critique littéraire, de Man promettait de donner de l’éclat à cette collection en lui apportant brio intellectuel et autorité scientifique. « The Substantially New Translation Based on the Version by Eleanor Marx Aveling » a paru sous sa signature après trois ans de travail, en 1965, et vient d’être reprise pour l’édition Norton 2004 de Margaret Cohen. Le temps a semble-t-il contraint Margaret Cohen à abandonner le projet qu’elle avait d’entreprendre sa propre traduction – dont l’intérêt aurait été en partie de jouer avec les conventions en re-titrant l’ouvrage « Mrs Bovary »… Mais il existe peut-être d’autres facteurs qui expliquent la longévité de la traduction de Marx ; comme si quelque chose dans la « version standard » de Marx ne pouvait être supplanté ou conjuré par un simple souhait, tout comme pour la traduction de Freud par James Strachey.

6Paul de Man a peut-être tout simplement été attiré vers la traduction de Marx à cause du nom de « Marx », qui lui permettait de se situer lui-même dans une généalogie : de devenir un héritier non seulement de Flaubert mais aussi, par le biais de son héritage intellectuel, de Karl Marx, et par extension, de la tradition hégélienne de la pensée dialectique qui mettait au défi le néo-finalisme de la formation de De Man. C’est probablement le travail de De Man sur Madame Bovary – la seule œuvre de fiction française qui porte sa signature en tant que traducteur (à l’exception d’un projet sur Rousseau) – qui lui a fourni l’occasion d’approfondir la traduction, cette technique qui est à l’origine de la réflexion théorique qu’il a développée lors de sa dernière conférence sur l’essai de Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », où il affirme que la traduction révèle « la douleur et la souffrance du langage lui-même6 ».

7Jusqu’où est allée la contribution de De Man à la traduction de Marx ?, me suis-je donc demandé. Imaginez ma surprise lorsque j’ai appris, par Neil Hertz, que la femme de De Man, Patricia, déclarait avoir fait le plus gros du travail et avait même déposé un recours auprès des édictions Norton, après la mort de son mari, pour multiplier par deux ses droits sur les réimpressions futures :

Je suppose que Paul l’avait examinée avec la plus grande attention, de façon à ce que sa sensibilité laisse des traces, sans aucun doute – peut-être même de manière plus déterminante que Marx sur la traduction d’Eleanor Aveling ?! Mais ces hommes, ces hommes… avec leurs fidèles femmes ! Qui a besoin de ça ? Pat est décédée il y a peu de temps cette année, il n’y a donc aucun moyen de vérifier tout cela avec elle, hélas7.  

8Traiter le Madame Bovary de De Man d’appropriation sexiste d’un travail fait par une femme tomberait dans un piège bien connu, celui qui consiste à réduire la femme au statut de victime, et entretiendrait le dénigrement de bas étage qui touche trop souvent la personne de Paul de Man (par exemple lorsque l’on utilise l’histoire personnelle de De Man dissimulant son passé de journaliste antisémite pendant la guerre pour accuser la déconstruction d’être un écran de fumée théorique en vue d’un relativisme d’ordre moral). Et pourtant, même si l’on cherche à éviter une telle simplification, la préface de De Man de 1965 a un côté typiquement passif-agressif, contredisant souvent sa revendication d’une révision « en profondeur ». Lorsque l’on revient au texte de Marx de 1886, le plus surprenant est en effet de mesurer à quel point la version de De Man lui est fidèle. En reconsidérant sa préface avec le texte de Marx à l’esprit, on ne peut que conclure qu’il renie l’ampleur de sa dette envers le travail de la traductrice (et derrière cela, envers celui de son épouse Patricia). De Man écrit en effet :

Le texte reproduit ici est une version révisée en profondeur des anciennes traductions de Madame Bovary faites par Eleanor Marx Aveling, la fille de Karl Marx. […] Le texte de Marx Aveling présente des avantages et des inconvénients. L’une de ses principales vertus est l’assez grande fidélité avec laquelle il rend la cadence de la phrase de Flaubert. D’autres traducteurs ont produit des versions beaucoup plus fluides et idiomatiques. Mais Flaubert lui-même n’est ni fluide ni réellement idiomatique (sauf dans les dialogues), et en observant plus étroitement son rythme, Mrs. Aveling réussit parfois à transmettre la syntaxe soigneusement contrôlée de Flaubert8.

9Plusieurs éléments sont à souligner ici, à commencer par l’instabilité du nom qu’il attribue à Eleanor Marx : de Man passe d’Eleanor Marx Aveling à la périphrase « fille de Karl », au texte de Marx Aveling, ou encore à Mrs. Aveling. Dans les noms qu’elle se donnait, Eleanor était d’ailleurs en proie à une même instabilité, et signait de façon incohérente ses lettres et ses manuscrits ; elle avait le sentiment excessif de n’être qu’une compagne littéraire – d’abord de Prosper-Olivier Lissagary (dont elle a traduit en anglais en 1886 l’Histoire de la Commune de 1871, publié en France en 1876), ensuite d’Edward Aveling, et avec plus de constance, de son père. La « filiation » et l’« état marital » d’Eleanor font écho à la formule de De Man, « observant plus étroitement son rythme », qui souligne la servitude psychique et physiologique propre à la femme envers un auteur masculin. Ce syndrome semble étrangement se répéter dans le cas de Patricia de Man, mais alors, on pourrait légitiment se demander qui a décidé de l’« absence de fluidité » du français de Flaubert : Patricia ou Paul ? Alors qu’il semble désormais quasiment certain que Patricia de Man a réalisé le plus gros des révisions, que le motif principal de Paul de Man pour éditer le roman était d’ordre financier, et que la traduction d’Eleanor Marx fournissait un moyen économique et efficace de remettre dans les temps le texte commandé, ces révélations ne changent rien au fait que ce soit Paul de Man qui ait eu l’intuition que l’on pouvait tirer profit de la « fidélité » d’Eleanor Marx au style « sans fluidité » de Flaubert9.

10La version de De Man rétablit la structure en paragraphes et les unités narratives de Flaubert (suite à la consultation des éditions de Dumesnil, Conard et Garnier, qui font autorité), tout en préservant souvent la ponctuation d’Eleanor Marx et ses altérations diacritiques. Que la ponctuation de Marx soit totalement idiosyncrasique – elle insère par exemple des points d’interrogation là où il n’apparaissent pas dans le texte français –, voilà de toute façon un sujet de débat, puisqu’on sait bien que Flaubert a laissé ses manuscrits sans ponctuation, et qu’il avouait son aversion pour la typographie et les versions publiées de ses ouvrages10. Mais ce qui apparaît avec évidence, lorsque l’on compare la traduction d’Eleanor Marx à la version révisée de De Man, c’est que ce dernier a modernisé le style, en le « dé-victoriannisant », en atténuant son sentimentalisme, et en en rationnalisant les métaphores :

Plusieurs fautes de traduction, ou inexactitudes qui portaient à confusion, ont été corrigées. Dans les parties II et III du roman notamment, des pages entières ont parfois dû être réécrites ; Mrs. Aveling perd souvent de vue la signification des passages contemplatifs et intérieurs, et rend ceux-ci, qui étaient déjà obscurs, encore plus opaques. On ressent face à ce travail de rafistolage et de raccommodage le même sentiment qu’un chirurgien face à une opération difficile : le patient ne peut par aucun moyen être complètement guéri, mais il devrait au moins ressentir un certain soulagement. Ceux qui étudieront ce texte se sentiront sans doute un peu plus proches de l’intention originale de Flaubert que lorsque la traduction de Marx Aveling leur était imposée sans avertissement11.

11En justifiant la mutilation au nom d’un « remède », l’« opération chirurgicale » de De Man rappelle l’opération bâclée de Bovary sur le pied bot d’Hippolyte (qui se termine, comme on sait, par l’amputation de la jambe du pauvre bougre). La métaphore chirurgicale peut certes faire allusion à la profession du père de Flaubert, et au lieu commun très répandu selon lequel le réalisme clinique de Flaubert était dû au contact précoce qu’il avait eu avec la salle d’opération jouxtant la maison familiale. Mais surtout, elle pathologise la traduction de Marx, et par extension, Eleanor elle-même, faisant d’elle une « patiente » – une hystérique ou une détraquée –, prête à entraîner le lecteur dans une crise inopinée.

12De Man réserve sa critique la plus sévère à la traduction par Eleanor des passages « contemplatifs et intérieurs » du roman, les fameux moments de subjectivité des parties II et III. Et c’est précisément dans l’un de ces passages que, selon de Man, l’on trouve la preuve d’une traduction tout bonnement pathologique. Homais vient juste d’apprendre à Emma la nouvelle du décès de son beau-père et elle se trouve dans un état étrange : un décès vient d’être annoncé, un poison mortel a été découvert, sa morne famille est en deuil autour d’elle, et elle s’assied, enfermée dans une rêverie personnelle, savourant le plaisir de son dernier rendez-vous galant avec Léon. C’est là que nous lisons, dans l’édition Marx/de Man/Cohen de 2004 : « She would have liked to stop hearing and seeing, in order to keep intact the stillness of her love; but, try as she would, the memory would vanish under the impact of outer sensations12. »

13Lorsque j’ai lu pour la première fois cette phrase dans la version anglaise, mon attention a été attirée par l’expression « the stillness of her love ». « Still » souligne l’absence de mouvement et l’absence de son ; un état d’inactivité acoustique et cinétique complète. L’expression est une sorte de clef interprétative qui éclaire de nombreux passages du texte. Elle renvoie au jeu d’oscillation entre les mouvements ténus de la lumière et de l’ombre, et au silence du boudoir naturel au moment où Emma finit par céder à Rodolphe : « Here and there around her, in the leaves or on the ground, trembled luminous patches… Silence was everywhere13. » [« des taches lumineuses tremblaient… Le silence était partout14. »] Elle rappelle le « blue space » de l’amour, ce moment de suspension du temps dans lequel la jouissance est remémorée comme un sentiment d’immensité spatiale : « She was entering upon a marvelous world where all would be passion, ecstasy, delirium. She felt herself surrounded by an endless rapture. A blue space surrounded her and ordinary existence appeared only intermittently between these heights, dark and far away beneath her15… » [« Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire ; une immensité bleuâtre l’entourait16… »] L’enchaînement des associations, qui va de « stillness of her love » à « blue space of bliss », semblait mener directement à la pulsion de mort. « Le but de toute vie est la mort », écrivait Freud dans Au-delà du principe de plaisir, en décrivant la « tendance à retourner à l’état inanimé »17. L’être d’Emma cède à l’inertie, à la syncope, à l’état hypnotique et à la stupeur du drogué (« She felt a stupor invading her, as if from opium fumes »18), chacun de ces états anticipant l’appel de la pulsion suicidaire :

Pourquoi n’en pas finir ? Qui la retenait donc ? Elle était libre. Et elle s’avança, elle regarda les pavés en se disant :
- Allons ! Allons !
Le rayon lumineux qui montait d’en bas directement tirait vers l’abîme le poids de son corps.
… Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourée d’un grand espace. Le bleu du ciel l’envahissait, l’air circulait dans sa tête, elle creuse19

Why not end it all? What restrained her? She was free. She advanced, looked at the paving stones, saying to herself, “Jump! jump!”
The ray of light reflected straight from below drew the weight of her body towards the abyss.... She was right at the edge, almost hanging, surrounded by vast space. The blue of the sky invaded her, the air was whirling in her hollow head20...

14Emma éprouve la sensation d’être absorbée par l’espace : un état où l’extérieur pénètre la conscience et en fait le siège, et où toutes les traces du monde extérieur se fondent dans l’intériorité subjective. Le cliché « un point fixe dans un monde en mouvement » vient à l’esprit, non seulement parce qu’il s’agit d’un moment où le « temps se fige », puisque la vie d’Emma est suspendue, mais aussi parce que le tour à bois de Binet fonctionne, produisant un ronronnement qui couvre le son rassurant des voix humaines, et incite au projet d’autodestruction. « The stillness of her love », un trope saisissant, acquiert ainsi une force performative en tant qu’articulation rhétorique entre les instincts de vie et de mort.

15Je me suis tournée vers l’original français pour trouver le correspondant de cette expression de De Man chez Flaubert : « Elle aurait voulu ne rien entendre, ne rien voir, afin de ne pas déranger le recueillement de son amour qui allait se perdant, quoi qu’elle fit, sous les sensations extérieures21. » L’expression ne s’y trouvait nulle part ! À sa place, il n’y avait que le mot « rien », presque substantivé, à la manière d’un sujet. « Elle aurait voulu ne rien entendre, ne rien voir… » Où cette notion de néant était-elle passée dans la traduction de Marx/de Man/Cohen ? Le texte d’Eleanor Marx était sur ce point rassurant : « She would have liked to hear nothing, to see nothing, so as not to disturb the meditation on her love, that, do what she would, became lost in external sensations22. » La traduction de Lydia Davis s’approchait encore plus de l’original : « She wished she could hear nothing, see nothing, so as not to disturb the recollection of her love, which was steadily vanishing, no matter what she did, under external sensations23. » Ni dans la version de Marx ni dans celle de Davis, il n’était fait référence à « stillness of her love », aucun trope faussé. « Nothing » était intact, interprétant scrupuleusement, ou même renforçant, l’évocation par Flaubert du « néant » (qui refait surface dans l’expression post-mortem au début du chapitre IX : « There is after the death of any one a kind of stupefaction; so difficult is it to grasp this advent of nothingness and to resign ourselves to believe in it » [« Il y a toujours après la mort de quelqu’un, comme une stupéfaction qui se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de résigner à croire »], ainsi que dans le credo laïc lancé d’un air de défi par Homais –« Nothingness does not frighten a philosopher » [« Le néant n’épouvante pas un philosophe »] – devant l’horrible liquide noir qui gicle de la bouche d’Emma lorsqu’on relève sa tête pour arranger la couronne funéraire24. Mais on trouvait d’autres déperditions de sens. Si « Nothing » était manifeste dans la version d’Eleanor Marx ce n’était pas le cas de l’idée de mémoire, l’effort que fait Emma pour « re-collect » (recueillir) les impressions de sa mémoire étant difficilement rendu par le mot « meditation » (le mot même, rappelons-le, est utilisé par de Man pour indiquer les erreurs de traduction d’Eleanor)25. Les tentatives de traduction de la formule « son amour allait se perdant » avaient également échoué. Même « steadily vanishing », comme le traduit de façon élégante Davis, fait l’impasse sur l’idée de ratio économique sous entendu d’un amour « qui se paie à l’usage », qui s’amenuise en se dépensant ; une image qui rappelle la peau de chagrin de Balzac, qui rapetisse à la réalisation de chaque vœu érotique.

16Malgré de tels défauts, la langue de Marx était plus légitime que la figure inventée par de Man. Et pourtant, par un étrange renversement, « the stillness of her love », ce trope forgé de toutes pièces, est revenu me hanter sous des formes différentes. D’abord dans le chapitre III de la partie III, dans une scène où Emma et Léon font l’amour au clair de lune, sur une barque associée par Nabokov (dans ses marginalia) à quatre vers du « Lac » de Lamartine : « Ils restaient au fond, tous les deux cachés par l’ombre, sans parler. Les avirons carrés sonnaient entre les volets de fer ; et cela marquait dans le silence comme un battement de métronome, tandis qu’à l’arrière la bauce qui trainait ne discontinuait pas son petit clapotement doux dans l’eau26. » Ici, « Stillness » renforce le cliché sentimental d’amoureux savourant la possibilité de parler librement (et d’être sexuellement comblés). La traduction de Marx, qui met au même niveau le « silence » des amants et la « stillness » de l’air, semble motivée par la volonté d’exagérer le vacarme irritant du bruit de fond (du même ordre que le tour de Binet) : « They sat at the bottom, both hidden by the shade, in silence. The square oars rang in the iron thwarts, and, in the stillness, seemed to mark time, like the beating of a metronome, while at the stern the rudder that trailed behind never ceased its gentle splash against the water27. » Et Nabokov rend le bruit encore plus fort lorsqu’il suggère « ceased its splashy sound » comme amélioration28. La traduction de De Man, au contraire, s’intéresse moins au bruit et davantage à la pulsation. Plus fidèle au « sans parler » de Flaubert, il ne reprend pas le jeu de Marx entre « silence » et « stillness », choisissant au contraire de mettre l’accent sur le refus du langage, son remplacement par le son des choses : « They stayed below, hidden in darkness, without saying a word. The square-tipped oars sounded against the iron oar-locks in the stillness, they seemed to mark time like the beat of a metronome, while the rope that trailed behind never ceased its gentle splash against the water29. » L’effet de ritournelle instauré entre « square-tipped oat » et « iron oar-locks » simule le battement du métronome. Cela confère une fonction particulière à « stillness », celle du signe « pause » en musique, qui indique ici le ralentissement des dernières heures d’une idylle30.

17On pourrait aussi parler d’une certaine « stillness of her love » pour saisir la façon dont Emma perçoit Rouen, alors qu’elle s’achemine vers son rendez-vous secret avec Léon :

Puis, d’un seul coup d’œil, la ville apparaissait.
Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s’élargissait au-delà des ponts, confusément. La pleine campagne remontait ensuite d’un mouvement monotone, jusqu’à toucher au loin la base indécise du ciel pâle. Ainsi vu d’en haut, le paysage tout entier avait l’air immobile comme une peinture; les navires à l’ancre se tassaient dans un coin; le fleuve arrondissait sa courbe au pied des collines vertes, et des iles, de forme oblongue, semblaient sur l’eau de grands poissons noirs arrêtés. [...] Parfois un coup de vent emportait les nuages vers la côte Sainte-Catherine, comme des flots aériens qui se brisaient en silence contre une falaise.
Quelque chose de vertigineux se dégageait pour elle de ces existences amassées, et son cœur s’en gonflait abondamment, comme si les cent vingt mille âmes qui palpitaient là eussent envoyé toutes à la fois la vapeur des passions qu’elle leur supposait. Son amour s’agrandissait devant l’espace, et s’emplissait de tumulte aux bourdonnements vagues qui montaient. Elle le reversait au-dehors, sur les places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille cité normande s’étalait à ses yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle entrait31.

Then on a sudden the town appeared.

Sloping down like an amphitheatre, and drowned in the fog, it widened out beyond the bridges confusedly. Then the open country spread away with a monotonous movement till it touched in the distance the vague line of the pale sky. Seen thus from above, the whole landscape looked immovable as a picture; the anchored ships were massed in one corner, the river curved round the foot of the green hills, and the isles, oblique in shape, lay on the water, like large motionless, black fishes. [...] Sometimes a gust of wind drove the clouds towards the Saint-Catherine hills, like aerial waves that broke silently against a cliff.
A giddiness seemed to her to detach itself from this mass of existence, and her heart swelled as if the hundred and twenty thousand souls that palpitated there had all at once sent into it the vapour of the passions she fancied theirs. Her love grew in the presence of this vastness, and expanded with tumult to the vague murmurings that rose towards her. She poured it out upon the square, on the walks, on the streets, and the old Norman city outspread before her eyes as an enormous capital, as a Babylon into which she was entering32.

Then all at once, the city came into sight.
Sloping down like an amphitheatre, and drowned in the fog, it overflowed unevenly beyond its bridges. Then the open country mounted again in a monotonous sweep until it touched in the distance the elusive line of the pale sky. Seen thus from above, the whole landscape seemed frozen, like a picture; the anchored ships were massed in one corner, the river curved around the foot of the green hills, and the oblong islands looked like giant fishes lying motionless on the water. ... From time to time a gust of wind would drive the clouds towards the slopes of Saint Catherine, like aerial waves breaking silently against a cliff.
Something seemed to emanate from this mass of human lives that left her dizzy; her heart swelled as though the hundred and twenty thousand souls palpitating there had all at once wafted to her the passions with which her imagination had endowed them. Her love grew in the presence of this vastness, and filled with the tumult of the vague murmuring which rose from below. She poured it out, onto the squares, the avenues, the streets; and the old Norman city spread out before her like some incredible capital, a Babylon into which she was about to enter33.

18Alors que l’idylle de la barque avait joué sur les effets de sonorités, ici l’immobilité est en quelque sorte reliée à la froideur d’un paysage peint ; les références puisent sans doute à la poésie pastorale romantique (le Prélude de Wordsworth) et à la peinture de paysage hollandaise et anglaise. Dans la traduction de Lydia Davis de 2010, cet effet est souligné par l’expression « the entire landscape had the stillness of a painting », suivie de la description d’un poisson qui s’arrête dans l’eau34. L’allusion de Flaubert à des « navires amarrés » est peut-être un emprunt à La Complainte du vieux marin de Coleridge : « Aussi figé qu’un dessin de navire/ Sur un océan dessiné », et attire l’attention sur l’immobilité mortuaire des navires naufragés dans l’eau stagnante, d’îles isolées du monde et de ses tempêtes, ou d’un poisson mort flottant à la surface de la mer. La trouvaille d’Eleanor Marx accentue la logique de l’analogie : les collines sont aux îles ce que les îles sont aux poissons. Dans la version de De Man, certes, la géométrie est plus précise (le terme utilisé par Flaubert est « oblongue », et non « oblique »), mais la syntaxe instable d’Eleanor Marx, où les îles « lay on the water, like large motionless, black fishes » semble plus conforme à l’impression picturale de la phrase flaubertienne : « semblaient sur l’eau de grands poissons noir arrêtés ». Le jeu d’homophonie flaubertien entre « arête » (« fishbone ») et « arrêté » complète oralement l’« arrêt » visuel que suscite cette tâche noire. Il est étrange que la traduction de De Man – « looked like giant fishes lying motionless on the water » – soit incolore, neutre ; au lieu d’une couleur nous avons une allitération maladroite – « looked like… lying » – qui rappelle bizarrement le commentaire que fait de Man de l’euphonie dans un chapitre de Blindness and Insight,intitulé « Littérature et langage ». Référant au commentaire jakobsonien du « I like Ike », de Man met dans cet article l’accent sur la manière dont l’euphonie sème la confusion entre représentation littérale et représentation figurée, attirant l’attention sur « les duperies infinies de l’épistémologie de la représentation », et sur « les innombrables manières de confondre images et choses »35. De Man essaie d’identifier ce qui fait la littérarité de la littérature, ce quantum où réside le statut figural du langage. Mais il se heurte très vite au problème des glissements de degrés de la figuration, et à l’impossibilité de distinguer clairement les tropes des figures, la métaphore de la métonymie. Seule une « métaphore aquatique », pose-il, peut saisir le langage figuré – il cite ici Heinrich Lausberg, pour qui « la transition (entre une figure et une autre, dans ce cas entre une métaphore et une métonymie) est une affaire de fluide »36. « La rhétorique », conclut de Man (en un renversement argumentatif qui lui est familier), « comprend le danger constant d’une fausse interprétation »37. Peut-être l’expression cryptée « looked like lying » – curieusement convoquée dans une scène picturale de calme aquatique – pourrait-elle être lue comme un avertissement contre le désir de mettre fin au langage, ou à la vie38.

19Une telle lecture appelle une pleine reconnaissance de l’inertie des masses, cruciale dans la représentation de la pulsion de mort : la lourdeur du corps accentuée par l’image des « existences amassées39 » de Flaubert, et traduite empiriquement par « mass of existence » chez Eleanor Marx. La tournure de phrase de Marx sonne juste par rapport au fameux « Elle n’existait plus », par quoi Flaubert indiquera la disparition d’Emma, ou par rapport au portrait d’Emma morte, recouverte d’un drap mortuaire : « Le drap se creusait depuis ses seins jusqu’à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils ; et il semblait à Charles que des masses infinies, qu’un poids énorme pesait sur elle40 » [« The sheet sunk in from her breast to her knees, and then rose at the tips of her toes, and it seemed to Charles that infinite masses, an enormous load, were weighing upon her41 »]. La pesanteur des « infinite masses, an enormous load » annonce la lourdeur excessive du cercueil d’Emma, qui pèse de tout son poids sur l’épuisement mesurable des porteurs : « The tired bearers walked more slowly, and it advanced with constant jerks, like a boat that pitches with every wave42 » [« Les porteurs fatigués se ralentissaient ; et elle avançait par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue à chaque flot43 »].

20La fatigue, qui était pour Roland Barthes un terme-clef du Neutre, associe la lassitude (lassitudo, fatigatio) au travail (labo, tomber, le pénible travail rural), et s’inscrit dans une série qui inclut l’épuisement mental, la fatigue chronique, la dépression et le « travail » de deuil44. Cet état d’arrêt tropologique est inhérent au cliché (lui même opérateur de mort)… ou au plagiat. À l’instar du cliché, la traduction de Marx apparaît en effet comme un plaidoyer pour une textualité non originale. Sans auteur, neutralisée, dé-possédée – « suicidée », si l’on veut –, la traduction, comme le cliché flaubertien, se donne ici comme une forme inédite d’expression littéraire qui, contre les valeurs romantiques et les mythes avant-gardistes de l’originalité, affiche sa dépendance et porte fièrement le poids de ses antécédents littéraires. Ici – le cas est singulier –, la littérature est un plagiat autorisé ou une appropriation légalisée, et la traduction reproduit l’original avec autant d’exactitude qu’il est possible, sans risque de violation de copyright ou d’accusation de contrefaçon. Cette permission extraordinaire est possible parce que la traduction est déclarée faite d’après l’original, et ne possède donc aucune identité textuelle autonome. Dans cette logique, la biographie d’Eleanor Marx ne se réduit plus à l’histoire des mauvais traitements subis de la part d’un amant sans scrupule. L’attention se déplace vers « Marx, la traduction », et son statut dans l’histoire des textes.

Marx-Flaubert-Marx

21Comme on l’a souvent remarqué, Gustave Flaubert et Karl Marx (dont les dates de naissance respectives, 1818 et 1821, les situaient dans un chronotope commun) appartenaient à un même paysage historique ; ce paysage était dominé par l’ombre imposante de 1848, par une société bourgeoise fondée sur l’imposture et la spéculation (qui a affirmé sa suprématie sous le Second Empire), par la marchandisation du discours qui résultait de la manipulation des médias de masse par Napoléon III à des fins de propagande, et par l’éclat et le lustre des galeries marchandes qui se développaient dans l’Europe du milieu du siècle45. En février 1848, la révolution éclata à Paris, environ deux semaines après que Marx et Engels eurent publié leur Manifeste du Parti communiste, élaboré (pour reprendre les mots de Martin Puchner) comme un texte « émanant de la révolution tout autant que pensé pour déclencher cette révolution46 ». Bien qu’elle apparaisse comme une étude des « manières provinciales » éloignée des agitations politiques qui allaient s’étendre à toute l’Europe du milieu du siècle, Madame Bovary superpose une sensibilité post-1848 à une situation historique pré-1848, ce qui se révèle de façon palpable dans l’idéalisme déplacé d’Emma, ou dans le contenu de l’idéologie progressiste moralement compromise d’Homais. La manière dont Marx a montré que la révolution cristallisait une série de ruptures historiques, créait le sentiment d’un temps désarticulé et perturbait la consistance temporelle du présent, a frappé de nombreux critiques par sa compatibilité avec un sens flaubertien des lois esthétiques de la parodie et des ironies de la répétition historique47. Dans l’histoire de leurs réceptions, Madame Bovary et Le Capital se présentent enfin tous deux comme des textes qui ne correspondent à aucun genre particulier : le premier a outré ses lecteurs en introduisant une perspective narrative mobile (le style indirect libre) et un réalisme psychologique teinté d’ironie, alors que le second a mis à l’épreuve son public en le confrontant à ce qu’Isaiah Berlin a appelé « un curieux amalgame de théorie économique, d’histoire, de sociologie et de propagande qui ne correspond à aucune catégorie acceptée48 ».

22Il n’est pas difficile d’imaginer comment Eleanor Marx a pu voir le roman de Flaubert à travers le filtre du marxisme. George Steiner affirme ainsi que :

George Moore participa à l’entreprise mais Eleanor Marx se laissa surtout guider par ce qu’elle prend pour les positions « radicales » de l’œuvre de Flaubert. Voilà un exposé de la condition de la femme sous le règne étouffant de l’hypocrisie bourgeoise et de l’idéal mercantile… Les tribunaux de Napoléon III avaient poursuivi l’ouvrage pour obscénité. Eleanor Marx voyait dans ce procès une tentative ouvertement politique de réduire au silence un artiste qui, grâce à l’honnêteté de sa vision, exposait au grand jour les interdits et la corruption de la vie sous le Second Empire. C’est pourquoi elle se lança dans sa tâche avec un « ensemble » programmatique. Elle aborda le texte presque exclusivement par le biais de son contexte, par ce qu’elle estimait être une zone commune d’intention morale et politique49.

23Un certain intérêt pour le fétichisme de la marchandise semble avoir fait partie de « l’ensemble programmatique » qu’Eleanor Marx projetait sur le texte. Flaubert, grâce à son art du détail, s’inscrivait sans doute dans ce qui deviendra la théorie du fétichisme de la marchandise de Karl Marx. Dans le passage qui décrit l’éclat de la porcelaine et le brillant du vernis déposés sur les visages et les corps des gentilshommes lors du bal de Vaubeyssard, apparaît une allusion à la célèbre formule de Marx selon laquelle les rapports sociaux entre les hommes ont été supplantés par « la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles » :

Their clothes, better made, seemed of finer cloth, and their hair, brought forward in curls towards the temples, glossy with more delicate pomades [le français « lustrés par des pomades » accentue le reflet de la lumière]. They had the complexion of wealth – that clear complexion that is heightened by the pallor of porcelain, the shimmer of satin, the veneer of old furniture [« ils avaient le teint de la richesse, ce teint blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles »], and that an ordered regimen of exquisite nurture maintains at its best50.   

24La traduction de « richesse » par « wealth » dans le texte d’Eleanor Marx renforce la critique latente de la richesse chez Flaubert, et il est intéressant à ce sujet de relever que Lydia Davis, dans sa traduction tout à fait convaincante, maintient « the complexion of wealth »51. Tout au long de Madame Bovary, le désir de richesse est contracté comme une maladie incurable, par exemple lorsque les souliers de satin conservés par Emma après le bal sortent de leur fonction de memento mori fétichiste pour devenir des objets de transfert de richesse : « Her heart was like these. In its friction against wealth something had come over it that could not be effaced52 » [« Son cœur était comme eux : au frottement de la richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas53 »]. Alan Russell a utilisé le mot « riches », moins ouvertement économique, dans la traduction qu’il a faite pour Penguin en 1952 : « Her heart was like that. Contact with riches had left upon it a coating that would never wear off54. » En préférant le terme « wealth » au mot « riches », c’est comme si Eleanor Marx avait eu l’intention de ne pas laisser les lecteurs anglophones oublier que les articles de luxe – les vêtements, les bijoux, les raffinements aristocratiques – étaient des versions déguisées de l’argent, une forme de capital durci et congelé55. Les passages sur le luxe de Flaubert, entre les mains d’Eleanor Marx, apparaissent soudain comme un cadeau fait à Karl Marx, apportant de l’eau au moulin de sa théorie.

25Faire de Flaubert un marxiste est bien sûr un tour de force. Ce membre de la classe des rentiers se glorifiait du caractère absolument non rentable de ses écrits, et sa peinture du travail salarié dans Madame Bovary se limite au personnage de Berthe, la malheureuse fille de Madame Bovary, contrainte à la fin du roman à travailler à l’usine (« […] it was an aunt who took charge of her. She is poor, and sends her to a cotton-mill to earn a living56 » ; « […] ce fut une tante qui s’en chargea. Elle est pauvre et l’envoie pour gagner sa vie, dans une filature de coton57 »). Comparé à Zola, aux frères Goncourt ou à Huysmans dans sa première période – chacun d’entre eux documenta la situation critique du travail à l’usine, du travail payé à la pièce, du travail domestique et du commerce du sexe dans ces différentes arènes sociales que sont l’abattoir, le grand magasin, la blanchisserie, le foyer, ou le bordel –, Flaubert apparaît comme un pâle chroniqueur de la vie quotidienne des travailleurs58. Au bal de Vaubeyssard, par exemple, les serviteurs sont traités comme des utilités, autorisés à participer au récit par des actions et à s’inscrire dans l’espace où évoluent les héros, mais à peine dignes d’avoir des noms ou d’être les sujets de dialogues (un maître d’hôtel resplendissant en culotte et cravate blanche est effacé et rendu impersonnel quand on l’aperçoit s’agitant au milieu d’une mer de plats, pendant qu’un autre domestique, lançant les noms des mets à l’oreille du duc de Laverdière, est atténué de la même façon). Du point de vue des personnages, Flaubert a certes attribué à des domestiques en livrée une place dans la narration, mais c’est au sous-sol des personnages mineurs59.

26S’il n’est donc pas marxiste par ses sympathies de classe, Flaubert fait pourtant preuve d’une sorte de marxisme dans la mesure où il peut être vu comme un travailleur intellectuel, ou un travailleur du « réel » du réalisme. Pour lire Flaubert de cette façon, il faut se tourner vers les sources concrètes de ses images et vers l’importance de l’illustration dans sa techné littéraire. Avec Madame Bovary, Flaubert a modernisé les procédés classiques de l’ut pictura poesis (qu’il développera largement plus tard, en 1862, dans son roman exagérément historiciste Salammbô), en les associant aux médias modernes et à la condition nouvelle de la reproduction mécanique. Son utilisation de la caricature, des illustrations satiriques, des cartes, des portraits, des gravures de mode et des appareils optiques (jumelles, lorgnons, microscopes) en tant qu’artifices pour construire les éléments du cadre visuel confère une densité historique et une plus-value fantasmagorique au spectacle de la marchandise. Cet aspect est particulièrement saillant dans l’attention prêtée au cours du roman à la mode, mise en valeur dans le film de Claude Chabrol grâce à une parfaite reconstitution des tenues de saison et des couleurs coordonnées à l’état d’esprit d’Emma. L’édition que Margaret Cohen a donnée en 2004 (qui, en plus de maintenir la traduction révisée de Marx, est enrichie par des gravures de mode), souligne l’importance des modèles vestimentaires dans le réalisme de Flaubert. Les illustrations comprennent : une amazone en costume d’équitation semblable à celui que Madame Bovary acquiert pour les excursions à cheval avec Rodolphe, deux costumes de marinier qui font référence à celui que porte Emma lorsqu’elle participe à un bal masqué à Rouen ; deux gravures de Devéria issues d’une série de 1840 appelée Les Heures de la Parisienne et montrant ce que porte une femme à la mode lorsqu’elle rédige sa correspondance ou lorsqu’elle s’assoupit sur le divan après une nuit de festivités ; enfin une planche représentant deux femmes en robes de bal extraite d’une édition allemande de La Mode que Cohen rapproche de la tenue portée par Emma et les autres femmes au bal de Vaubeyssard : « She wore a gown of pale saffron trimmed with bouquets of pompom roses mixed with green.  […] Lace trimmings, diamond brooches, medallion bracelets, trembled on blouses, gleamed on breasts, clinked on bare arms60. » L’édition embellie par des illustrations de Cohen suscite bien des réflexions sur le travail de visualisation en littérature.

27La métamorphose de l’objet par Flaubert peut aussi apparaître comme une préfiguration de ce que Marx fera, dans Le Capital, d’une table ou d’un manteau, au sein de ses théories sur la valeur d’échange et le fétichisme de la marchandise (son propre pardessus fut déposé puis retiré au Mont de Piété tout au long des années 1850 et 1860, conditionnant son admission ou non à la British Library). Comme Peter Stallybrass l’observe : « Dans Le Capital, Marx a parlé d’un manteau comme d’une marchandise – autrement dit comme de la “forme cellulaire” du capitalisme. Il retrace la valeur de cette forme cellulaire pour le corps destiné au travail aliéné. Dans le processus de production, affirme-t-il, la marchandise assume une vie exotique, alors même que le corps du travailleur est réduit à une abstraction61. » Même si Stallybrass souhaite insister sur le fait que le manteau de Marx et le manteau de nombreux travailleurs « étaient tout sauf des abstractions », il reconnaît à Marx son pouvoir de dématérialiser les choses dans son concept de fétiche de la marchandise. « En tant que marchandise, le manteau accomplit sa destinée sous la forme de l’équivalence : il représente 20 yards de lin, 10 lb. de thé, 40 lb. de café »… Le fétiche de la marchandise selon Marx, dans la définition de Stallybrass, « s’inscrit immatériellement comme le trait de définition du capitalisme »62. On pourrait dire que ce matérialisme immatérialisé définit également le réalisme de Flaubert, qui apparaît comme un genre « marxiste » du fait de son obsession envers les capacités mystificatrices des objets. La signature d’Eleanor Marx sur la traduction anglaise du roman ne ferait donc que souligner ce Flaubert « marxiste ».

Une théorie du travail de la traduction

28La triade Marx-Flaubert-Marx, cruciale pour l’« anglicisation » du langage du réalisme français concernant les classes sociales, le luxe et le fétichisme de la marchandise, a eu également un effet dans la formulation d’une conception de l’« œuvre » d’art (« work » of art) comme travail, fondé sur le nombre d’heures ouvrées, les rendements de production et les formes qu’adopte le travail intellectuel. Il y a incontestablement un espace commun où Flaubert, qui se désignait lui-même comme un « homme-plume », et qui a laissé 2 000 pages d’écrits particulièrement soignés et plus de 20 000 pages de notes et de brouillons, rencontre Eleanor Marx, l’abeille ouvrière de la traduction dont le corpus s’étend, outre Madame Bovary de Flaubert, au Capital de Marx et à l’Histoire de la Commune de Paris de 1871 de Prosper-Olivier Lissagaray, en passant par The Epic Elements in Shakespeare’s Dramas de Nikolaus Delius et les pièces d’Ibsen63. On pourrait même dire que le concept d’Eleanor Marx de « traduction consciencieuse », exposé dans la préface de la première impression de sa traduction, n’aurait pas été possible sans l’exemple du labeur d’écriture de Flaubert. Eleanor écrivait en effet :

Il existe trois méthodes possibles de traduction. La première est celle du génie, qui re-crée littéralement une œuvre avec son propre langage. Schlegel a fait cela avec Shakespeare, Baudelaire avec Edgar Poe. Mais il y a peu de génies dans le monde, et ceux que nous avons ne se consacrent pas, pour la plupart, à la tâche ingrate de la traduction. Ensuite, il y a le traducteur à la page qui, armé d’un dictionnaire, se rue là où ceux qui lui sont supérieurs n’osent mettre le pied. Il est celui qui a gagné comme traducteur l’épithète de tradittore, et son travail est trop souvent une perversion, et non une interprétation. Enfin, il y a le travailleur consciencieux. Il ne pourrait pas, s’il le voulait, appartenir à la première catégorie de traducteurs. Il ne voudrait pas, s’il le pouvait, appartenir à la seconde. Il ne peut que s’efforcer à faire de son mieux ; à être honnête, à être sincère. Je déclare appartenir à cette dernière catégorie. Aucun critique ne peut avoir une conscience plus douloureuse que moi des faiblesses, des défauts, des échecs de mon propre travail ; mais au moins la traduction est-elle fidèle. Je n’ai jamais supprimé ou ajouté une ligne, un mot. […] Mon travail, je le sais, comporte par conséquent des insuffisances. Il est pâle et faible à côté de l’original. Cependant, s’il incite quelques lecteurs à aller vers l’original, s’il aide à le faire connaître à ceux qui n’ont pas la possibilité d’étudier l’œuvre du plus grand romancier français après Balzac, je serai satisfaite. En tout cas, je ne peux pas croire que James Thomson avait raison lorsqu’il prophétisait : « quiconque oserait publier une version anglaise [de Madame Bovary] serait couvert d’injures et son travail avec ». Que je sois « couverte d’injures » ou non, je ne regrette pas d’avoir fait ce travail ; j’ai fait de mon mieux. (Great Russell Street, 1886)64.

29Alors qu’Eleanor révèle une curieuse absence de solidarité avec le « traducteur à la page » qui est sans aucun doute le véritable prolétaire de la traduction, sa présentation d’elle-même comme « travailleur » n’est assurément pas sans lien avec le fait qu’elle traduisait elle-même pour de l’argent et voyait l’indépendance financière comme la clef de l’émancipation des femmes par rapport aux ressources du mariage. La modestie de l’idéal textuel de la traduction semble être ici conforme à la modestie d’une femme dont les talents littéraires étaient considérables, mais dont la prétention à la vocation littéraire se limitait à celle de la « classe » de l’écrivain manqué – c’est-à-dire du traducteur. Cependant, plutôt que de m’arrêter à une interprétation qui renforce l’idée du traducteur comme un citoyen de seconde classe, ou de rendre hommage à la traductrice féministe qui s’est attelée à une forme de travail dévalorisée, je préfère tirer de la préface et de la pratique de la traduction d’Eleanor Marx le modèle type d’un travail littéraire non-aliéné.

30Dans la pensée marxiste, comme le rappelle S. S. Prawer, le travail littéraire appartenait à une catégorie particulière. La littérature « avait de la valeur parce qu’elle résistait à la pensée rudimentaire de “l’utilité” – et de la “consommation” »65. Il y a, continue Prawer,

quelque chose de particulièrement étrange dans l’utilisation humoristique, chez Marx, des étiquettes « productif » et « non productif » en contexte littéraire. Si la marque distinctive du « travail productif » est d’augmenter le capital et d’apporter du profit à ceux qui possèdent ce capital, alors le fait que Milton n’ait reçu que 5 pounds pour Le Paradis perdu prouve seulement  qu’il n’était pas capitaliste. […] Mais la proposition générale que fait Marx est assez claire. Le travail du vrai poète pouvait rester – du moins au temps de Milton – non-aliéné dans la mesure où il était étranger à la valeur marchande. Un tel poète écrit ce qu’il doit écrire, à partir du cœur de son être, et laisse aux autres le soin de convertir son poème en une marchandise qui apporte du profit. Il préfigure ainsi le « royaume de la liberté » qui a inspiré le passage le plus éloquent, et avec raison, le plus célèbre du troisième volume du Capital66.  

31Là où Prawer se focalise sur la façon dont la littérature sert à Marx de modèle de travail non-aliéné, Werner Hamacher voit le capitalisme lui-même mener, selon le schéma de Marx, à la « fin du travail, plus précisément, du travail forcé et producteur de marchandises »67. Hamacher s’appuie également sur le « célèbre passage » du chapitre 48 du troisième volume du Capital où Marx écrit :

En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite. […] C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail.

32Pour Hamacher, ce que Marx promet ici n’est « pas tant la libération à l’égard du travail que la libération du travail lui-même68 ». La fin du travail s’exprime structurellement à travers un langage complètement nouveau : « un langage autre que celui de la consommation […], qui s’exprime au-delà – mais aussi à l’intérieur – de toute “forme de pensée objective” du langage de la consommation, ouvrant son organisation syntaxique et ses significations à quelque chose d’autre, en dehors de toute forme concevable69 ».

33Le travail littéraire ou intellectuel, identifié à la fois par Prawer et Hamacher comme le lieu où Marx a fondé son modèle de travail non-aliéné – et à partir de là, peut-être, le principe fondamental d’une Internationale des Lettres –, offre un point de vue différent sur la lecture canonique et rebattue de Flaubert en tant que travailleur du mot juste. Frances Ferguson rappelle que ce « capital symbolique » qu’est l’éthique de travail de Flaubert fut invoqué par son avocat Jules Senard pour renforcer sa défense lors du procès pour obscénité qui lui a été intenté, et que l’acquittement fut compris par Flaubert comme une validation de ses apports à la technique littéraire (« l’écriture, dit Ferguson, avait gagné le privilège de la technique70 »). Ce portrait de Flaubert en maître-technicien nourrit aussi l’étude de Gilles Philippe sur la grammaticalisation de la littérature française entre 1890 et 1940, un phénomène attribué en grande partie à la consécration, dans la pédagogie littéraire, de la phrase flaubertienne dans son caractère exemplairement « travaillé71 ». Philippe Hamon avait déjà fixé les termes d’une analyse de l’art de la description de Flaubert (parfois qualifiée d’ekphrasis) comme stylistique du travail intensif, lorsqu’il posait dans son Introduction à l’analyse du descriptif que la description « est le lieu du texte où se manifeste triplement le travail, manifestation d’abord du lexique du travail, d’une profession (le lexique de l’architecte, dans la description d’une maison, par exemple), ensuite manifestation d’un travail sur le lexique (ostentation d’un savoir-faire linguistique, épithètes rares, métaphores descriptives, etc.), enfin le lieu du rappel d’un travail général sur le monde, savoir, classification, Mathesis72 ». Quant à Julian Barnes, il évoque (dans un compte-rendu de l’édition critique par Pierre-Marc de Biasi des Cahiers de travail de Flaubert) l’importance du travail de recherche de l’écrivain : « la recherche pour Flaubert n’est pas un préliminaire mais centrale ; ce n’est pas le moyen de “vérifier”, mais une partie intégrante du processus de l’écriture73 ».

34Le modèle d’une écriture-recherche, que Barnes nomme « littérature consciencieuse », fait dialoguer la théorie de la traduction avec le courant français d’études des manuscrits connu sous le nom de critique génétique, dans lequel la dernière version publiée est effectivement déconstruite en un champ d’archives composé de brouillons et d’ébauches74. Une telle approche correspond particulièrement bien à des auteurs comme Flaubert ou Hölderlin, ce dernier étant connu pour n’avoir laissé aucune version définitive de ses poèmes, ainsi que J. M. Coetze l’a récemment relevé :

[…] Dans les dernières années de sa production, Hölderlin semble avoir abandonné la notion de définitif, et avoir reconsidéré chaque poème qui semblait terminé comme une simple étape provisoire, une base pour lancer des pistes vers ce qui n’avait pas encore été dit. D’où sa manie de rouvrir un bon poème, non pour l’améliorer, mais pour le reconstruire à partir du début. Dans un cas comme celui-ci, quel est le texte définitif et quelle est la variante, en particulier quand la reconstruction est interrompue et jamais reprise ? Sont-ce les nouvelles versions, apparemment inachevées, qui doivent être considérées comme des projets abandonnés, ou Hölderlin aurait-il eu le sentiment de se diriger vers une nouvelle esthétique du fragment et vers l’épistémologie poétique qui l’accompagne, celle de la flamboyance ou de la vision75 ?

35Le provisoire plutôt que le fini devient la norme de cette « nouvelle esthétique du fragment » et de « l’épistémologie poétique qui l’accompagne », dans le cas du vécu d’Hölderlin aussi bien que chez les généticiens qui ont dû déterminer de manière posthume une édition définitive.

36La traduction, comme la critique génétique, transforme subtilement la façon globale dont nous percevons le texte littéraire. L’œuvre entre dans un régime particulier, ce que j’appellerais celui de l’œuvre œuvrée, du texte travaillé et travaillant. Elle n’est plus perçue comme un objet stable, appartenant à un auteur singulier, mais comme un chantier de travail pour la traduction et pour l’édition. Même si la génétique peut avoir un effet de mise en valeur du prestige patrimonial d’un auteur national, sa méthode de travail (par le biais d’équipes pédagogiques qui se vouent à la transcription, la collation et l’authentification des documents) fait passer d’un auteur singulier à une communauté d’interprétation collective, atténuant l’exclusivité littéraire accordée à l’écrivain. Jacques Derrida a défini cela comme une identité textuelle singulière/plurielle semblable à « la génialité du génie », qui « nous enjoint en effet de penser ce qui soustrait une singularité absolue à la communauté du commun, à la généralité ou à la généricité du genre et donc du partageable76 »

37La façon dont Derrida a insisté sur la « généricité de tous les genres » rend cette idée compatible avec le pragmatisme des génétiques littéraires qui, en faisant disparaître l’unité intrinsèque en faveur d’un commun textuel d’épitextes et de variantes, crée une sorte de champ littéraire générique. Jean-Michel Rabaté, dans une conversation avec Derrida, applique cette généricité à l’archive fonctionnaliste tels que les manuscrits, devenant les sujets de méthodes analytiques permises par l’informatique,et classifiés comme des objets de recherche – qui sont alors « ITEM-IZED » (ITEM étant le sigle de l’« Institut des textes et manuscrits modernes »77). Transformé par des mains éditoriales invisibles, le texte porte l’imprimatur de signataires anonymes qui font écho aux identités non déclarées du vaste lectorat de l’œuvre. La traduction est du même ordre : le traducteur reste dans l’ombre, intervenant le plus discrètement possible. Et comme la génétique, la traduction opère dans le domaine de la techné littéraire, travaillant à travers le médium du langage et de son milieu.

38Ces termes, « médium et milieu », ont été associés par Antoine Berman pour approcher ce que Walter Benjamin entendait par « tâche » dans sa fameuse préface de 1923 à sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire, Die Aufgabe des Ubersetzers (« La tâche du traducteur »). Berman suggère que pour Benjamin le langage était un milieu constitué de densités différentes, et que la traduction impliquait l’acte de se mouvoir entre des zones de densités plus ou moins élevées78. Berman fait une observation intéressante en soulignant que la « tâche du traducteur » de Benjamin aurait normalement dû être intitulée « la tâche de la traduction », étant donné que Benjamin ne dit littéralement rien du traducteur dans son essai. Traditionnellement, affirme Berman,

les prologues d’une traduction – même s’ils veulent avoir une plus large portée – parlent de la traduction qu’ils introduisent. C’est une loi du genre : pensons à Humboldt avec l’Agamemnon d’Eschyle, à Stefan George avec les Fleurs du mal, à Bonnefoy avec Hamlet, à Meschonnic avec les textes de la Bible. Toujours, lorsqu’un traducteur préface son travail, il parle de sa traduction ou, au moins, de l’œuvre qu’il a traduite. Rien de tel chez Benjamin. Cela est trop inhabituel pour ne pas être délibéré, et indique la volonté de produire un autre type de discours sur la traduction.

39Si j’ai ouvert ici une parenthèse benjaminienne sur « la tâche du traducteur », c’est parce que la notion de tâche chez Benjamin produit un cadre critique pour analyser le caractère « consciencieux » du texte de Flaubert et de la traduction d’Eleanor Marx en termes de techniques littéraires. À cet égard, la façon dont Benjamin a défini l’échec d’une traduction présente un intérêt tout particulier. Le sentiment profond d’un échec technique nourrit sa théorie de la traduction et légitime sa notion de Aufgabe. Selon Berman, Benjamin manquait de cette « pulsion-de-traduire » qui est essentielle au « vrai » traducteur79. La traduction ne lui venait pas aisément, et il jugeait sévèrement sa propre traduction de Baudelaire, qu’il avait initialement espérée faire rivaliser avec celle de Stefan George. À ses yeux, sa traduction de Baudelaire manquait terriblement d’ingénuité métrique et n’avait pas su trouver le style susceptible de reproduire l’esthétique fascinante du « baroque de la banalité » chez Baudelaire80. Dans une lettre à Hugo von Hofmannsthal citée par Berman, il confesse : « il est clair pour moi, je crois, que tout travail de traduction, à moins d’être entrepris à des fins pratiques très évidentes et très pressantes (le modèle en est la traduction de la Bible) ou avec l’intention d’études strictement philologiques, conserve nécessairement un air d’absurdité. » Comme Berman le suggère, dès que Benjamin s’est engagé dans le travail de traduction, un hiatus est apparu entre la théorie et la pratique de la traduction :

Dès que nous posons la traduction comme travail – disons – sur le signifiant, un hiatus s’ouvre entre le discours et l’expérience. Car désormais, le discours ne peut ni régir la traduction, ni l’analyser entièrement. On peut bien énoncer des principes régulateurs pour une traduction de la « lettre », mais ces principes ne sont jamais méthodologiques. Entre le principe et l’acte de traduire, il y a cet obscur espace où interviennent la subjectivité du traducteur et son inconscient. […] Le discours sur la traduction ne rejoint jamais la traduction.

40La pire expérience de traduction pour Benjamin advint quand il s’attela à Proust, autour d’un projet initié en 1826 en collaboration avec son ami Franz Hessel81. Seuls les deux premiers volumes virent le jour : À l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Côté de Guermantes. Le manuscrit achevé de Sodome et Gomorrhe fut perdu, et le texte quasiment achevé de La Prisonnière abandonné en plein milieu. Benjamin confessa à Gershom Sholem que le travail sur Proust était en train de le tuer. Le seul moyen de rédimer sa souffrance était d’utiliser les difficultés qu’il rencontrait dans la traduction de Proust comme matériau pour un article qu’il projetait, intitulé « En traduisant Proust »82. Cet article ne fut jamais écrit et avec la traduction perdue de Sodome et Gomorrhe, il constitue un monument à la tâche impossible de la traduction ; ou encore à la théorie de la traduction comme tâche. Bien que le glissement du « travail » à la « tâche », et de la « tâche » à la « traduction » ne reflète peut-être pas entièrement les efforts de Benjamin et de Berman pour « dé-métaphoriser » la traduction (Richard Sieburth, leur traducteur commun, maintient que Benjamin « éloigne la traduction de ses racines étymologiques par des métaphores et des métonymies »), j’aimerais insister sur le fait que les modes métaphoriques et métonymiques sont en fait combinés dans l’interprétation que fait Berman du concept benjaminien de tâche83. Exploitant les connotations partagées de Aufgabe et Auflösung, le second étant un terme privilégié du romantisme allemand dont le sens est « solution », Berman offre une riche relecture de « la tâche » comme :
- solution logique (d’un problème)
- (dis)solution chimique (d’une substance)
-  (ré)solution mathématique (d’une équation)  
- (ré)solution musicale (d’un accord).  

41À l’instar de Novalis, comme un dissolvant de l’étranger : « La poésie dissout (auflöst) l’étranger dans son essence propre84. » Le concept de traduction comme processus, ou test, ou expérience de l’étranger (« l’épreuve de l’étranger ») chez Berman implique d’attribuer au langage la recherche d’une solution à la dissonance. L’Aufgabe en tant qu’Auflösung sous-entend le travail à partir de la langue d’origine tout en assumant le risque de la capitulation (aufgeben) devant l’étranger.

42Le souhait de Berman, de défendre le praticum de la traduction de Benjamin en commentant le concept de tâche,a en fait pour conséquence de revaloriser le travail intellectuel comme technique littéraire. Et c’est ce paradigme textuel critique – tributaire tout autant de la théorie de la traduction que de la génétique – qui peut être formulé à partir d’un travail sur la théorie de la traduction d’Eleanor Marx et sur les révisions de Paul/Patricia de Man à sa traduction de Madame Bovary. La tâche de la traduction, en ces termes, implique de travailler sur les solutions aux « intraduisibles » linguistiques, tout en exploitant la fluctuation du texte, son statut mobile, son caractère de matériau et d’objet éditorial85.

43« La Bovary de Marx » (c’est-à-dire la Bovary « marxiste » cryptée dans la traduction anglaise de la fille de Karl Marx), offre ainsi un aperçu sur un langage du travail qui serait libéré de la logique capitaliste transcendantale, de la logique capitaliste de l’équivalence, de l’échange, du projet et du crédit. Un tel langage, si l’on en croit Werner Hamacher, correspond à ce que cherchait Derrida dans Spectres de Marx. L’idée derridienne d’une « spectralité », affirme Hamacher, implique que « le langage n’appartient plus au système du capital, ni à celui du travail, que le langage ne se définit plus lui-même comme un langage marchand ; c’est-à-dire qu’il assume seulement le caractère d’un travail de production ou de reproduction tandis que la forme équivalente est généralisée et a refoulé le caractère de crédit du capital aussi bien que le caractère de projet du travail86 ». Une théorie du langage non capitalisée, une forme non-aliénée du travail, un genre littéraire (la traduction) libéré du joug de la possession imposée par une signature unique d’auteur, et une mobilisation de ces objectifs en vue d’une nouvelle Internationale des Lettres (ou une Weltliteratur rénovée) qui soutiendrait l’internationalisme du Manifeste Communiste –, voilà les enjeux considérables d’esthétique politique que l’on peut tirer des réflexions d’Eleanor Marx sur la tâche du « traducteur consciencieux »87. Il n’est pas sans ironie que cette théorie du travail de traduction – une sorte de dernière volonté et de testament cachés dans une préface éphémère à l’œuvre de Flaubert – se soit perdue dans l’histoire de la littérature, alors que la traduction elle-même renaissait dans l’édition Norton la plus récente.