Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 8
Le Partage des disciplines
Hugues Marchal

L’artefact de la distance

1En matière d’études littéraires comme ailleurs, l’interdisciplinarité est horizon idéal et objet de soupçon. Qu’il s’agisse d’éclairer le contenu notionnel ou la poétique des œuvres, la nécessité d’une ouverture aux idées et aux pratiques employées hors de la littérature fait l’objet d’un consensus que résume une formule de Valéry : « pour apprécier la littérature d’une époque il faut joindre et regarder ensemble tous les modes d’expression de ce temps que l’on considère2 ». Quant à l’histoire des approches critiques, elle abonde en emprunts fertiles à des concepts ou à des outillages issus de la philosophie ou de l’anthropologie, voire des sciences de la matière (par exemple en codicologie) ou des mathématiques (telles les méthodes statistiques). Toutefois, ces démarches s’affrontent toujours au risque d’une perte de maîtrise, source d’une distorsion des concepts et des méthodes, d’effets d’autorité factices et d’erreurs d’appréciation sur le contexte ou les connaissances accessibles aux écrivains. Chaque œuvre pose ainsi à chaque spécialiste le problème de sa propre spécialisation, face à un savoir morcelé, qui échappe, de longue date, à la saisie individuelle, tant chez le commentateur que chez le lecteur du commentaire.

2L’impossibilité de la polymathie a pour corollaire l’admission du caractère nécessairement collectif de toute tentative de saisie globale d’une production culturelle donnée : le déploiement de ses latences et de ses relations avec le macrotexte évoqué par Valéry ne peut qu’être le fait d’une communauté interprétative, formée de spécialistes divers, capables de confronter leurs savoirs, leurs pratiques et les codes qui les régissent, pour cumuler des lectures à la fois complémentaires et potentiellement contradictoires. En ce sens, il est toujours vain de reprocher à un critique singulier sa fermeture à l’apport d’une autre discipline. La totalité n’est jamais que provisoire et la production d’angles morts est une conséquence structurelle de la division des savoirs. Mais cette cécité partielle ne doit pas pour autant être favorisée, et si les études littéraires ont besoin de soumettre leurs objets à un faisceau de regards issus d’autres champs, elles gagneraient à mieux prendre en compte, en leur propre sein, un biais méthodologique qui apparaît quand la critique qu’elles produisent est précisément saisie dans son ensemble, comme un dispositif choral mobilisant les différents commentateurs « littéraires » d’un même texte.

3En effet, chaque discipline occupe aujourd’hui une place déterminée sur la carte générale de la recherche. Cette position institutionnelle, à distance variable d’autres matières, est familière à tous ses acteurs : elle résulte de l’organisation des cursus scolaires et des facultés, comme du découpage épistémologique des champs du savoir, et elle détermine la manière dont une discipline donnée évalue les intersections susceptibles d’intervenir, dans la réalité des pratiques de recherche, à la périphérie de son espace de compétence. En France, l’organigramme des sections du Conseil national des universités offre une bonne illustration de ce phénomène, puisque chaque section prévoit des formes de croisement avec des disciplines conçues comme « voisines3 ». Dans le cas des études en langue et littérature françaises, ces champs sont les sciences du langage, la littérature comparée, les sciences de l’art, de l’éducation, de l’information et de la communication, et enfin les cultures et langues régionales. Ces indications sont le produit a posteriori d’une recension, qui permet de prédire a priori les contours des travaux interdisciplinaires émergents : la probabilité d’une recherche croisant esthétique picturale et théâtre tout en répondant aux attentes disciplinaires des spécialistes de littérature et des arts de la scène est indéniablement plus élevée que celle d’une étude qui allierait roman et chimie des matériaux. Mais cette cartographie académique, relative au discours sur les œuvres, est trop souvent projetée sur la production des œuvres. En règle générale, plus la distance séparant une discipline des études littéraires sera importante, plus les objets dont elle traite ou les discours qu’elle construit paraîtront eux-mêmes éloignés des objets de la littérature ; moins ils sembleront donc avoir de valeur, et plus le croisement de compétences chez le commentateur paraîtra sans objet pratique, ne correspondant à aucune zone d’échange prévue. Or cette projection est un artefact, parce qu’elle reporte sur le territoire de la culture des proximités et des distances relatives au territoire institutionnel, tel qu’il se définit au moment où se construit le discours critique. La topographie du champ académique entre ainsi en conflit avec les positions que revendiquent les pratiques de création, quand ces dernières organisent différemment leur place face à d’autres domaines discursifs ou épistémologiques. La structuration du champ institutionnel engageant des enjeux précisément disciplinaires, elle tend alors à primer, dictant ses proximités et ses valeurs aux œuvres. Et, comme l’illustreront trois exemples d’échelle variable – que je choisis à dessein pour la relation qu’œuvres, auteurs ou genres y entretiennent avec des disciplines scientifiques placées à la plus grande distance des lettres dans le champ académique – ce biais détermine des occultations.

Les aléas de la carte

4Nous n’imaginerions guère une histoire de France qui, quelle que soit l’époque traitée, prendrait en compte sous ce nom le seul espace inclus dans nos frontières actuelles. Mais l’histoire de la littérature tient-elle suffisamment compte des variations territoriales de son propre objet ?

Plans de bataille

5S’il existait un atlas historique de l’organisation du champ culturel (et peut-être faudrait-il tenter de l’établir), il présenterait des variations sensibles au fil du temps. L’une de ces reconfigurations les plus importantes est intervenue à la fin des Lumières, avec la scission de la République des lettres. En 1701, Vigneul-Marville décrit cette dernière comme un espace où « les arts […] sont joints aux lettres », et où « les mécaniques […] tiennent leur rang4 », et Voltaire, dans l’Encyclopédie, définit encore les gens de lettres par leur maîtrise de compétences allant « des épines des mathématiques aux fleurs de la poésie5 ». En revanche, au début du xixe siècle, Bonald dresse la carte d’état-major d’un continent divisé en États ennemis.

On aperçoit depuis quelque temps des symptômes de mésintelligence entre la république des sciences et celle des lettres. Ces deux puissances limitrophes, longtemps alliées, et même confédérées, tant qu’elles ont eu à combattre leur ennemi commun, l’ignorance, commencent à se diviser […]. Les sciences accusent les lettres d’être jalouses de leurs progrès. Les lettres reprochent aux sciences de la hauteur et une ambition démesurée ; et comme il arrive toujours entre gens aigris, l’observateur impartial aperçoit de part et d’autre plutôt l’envie de guerroyer que de justes motifs de guerre. […] Si la guerre éclate, les lettres entreront en campagne avec l’orgueil qu’inspire le souvenir d’une ancienne gloire ; les sciences, avec la confiance que donnent des succès récents. […] Les arts, peuple paisible, placés sur les confins des deux États, prendront parti suivant leurs inclinations et leurs intérêts. Les arts libéraux se rangeront du côté des lettres. Les arts mécaniques, les arts et métiers, déjà enrégimentés avec les sciences dans l’Encyclopédie, marcheront sous leurs drapeaux […]. L’imprimerie restera neutre […] et profitera sur les revers de l’un comme sur les succès de l’autre. Mais les lettres n’auront dans les arts libéraux que des alliés suspects ou même infidèles. Déjà, depuis quelque temps, elles luttent avec peine contre la faction de la peinture, qui aspire ouvertement au premier rang, et avec ses grandes compositions, fait des pages et presque des poèmes. […] L’architecture, que des idées de beau moral rapprochent des lettres, sera entraînée du côté des sciences par ses besoins. Enfin, la poésie, généreuse, mais toujours imprudente, a peut-être hâté la rupture en voulant la prévenir. Elle est entrée de son chef en négociation avec les sciences ; mais ses intentions pacifiques ont été mal récompensées. Les sciences l’ont éconduite comme peu exacte, et les lettres l’ont tancée comme trop descriptive, et, voulant au mépris des lois de l’empire littéraire, contracter des alliances étrangères. Tout annonce donc la chute prochaine de la république des lettres, et la domination universelle des sciences exactes et naturelles6.

6Alors que le dictionnaire de l’Académie indiquait encore, comme le note ailleurs Bonald, que « Lettres se dit au pluriel de toute sorte de science », et que l’article « Science » y renvoyait à l’entrée « Littérature7 », le nouveau tableau proposé correspond grossièrement à la carte actuelle des disciplines, et la métaphore géopolitique y annonce le concept de guerre des cultures qui a sous-tendu les réflexions ultérieures sur l’éloignement des sciences et des belles-lettres, notamment lors des débats suscités par la conférence de Charles P. Snow sur les « deux cultures8 ». Or cette prise de conscience d’un divorce, fondé sur une concurrence pour le pouvoir symbolique, s’est accompagnée du constat d’une divergence linguistique. Ainsi, Nodier – qui s’inscrit pourtant à bien des égards dans l’ancien modèle polymathe évoqué par Voltaire, puisqu’il n’a jamais cessé de cultiver les sciences naturelles (en particulier l’entomologie) – renforce-t-il le modèle d’une division en peuples autonomes quand il note que « la langue scientifique […] s’est déjà séparée de la langue nationale9 ». Quoique « l’idiome linnéen », par exemple, lui apparaisse comme « l’algèbre des méthodes naturelles, […] qu’il aurait fallu inventer, s’il n’avait pas existé », il n’en conclut pas moins que cet idiome « n’est pas celui de la littérature10 ».

No man’s land

7L’une des conséquences de ce procès en séparation fut la disqualification de la poésie scientifique, qu’évoque Bonald à la fin de l’extrait cité. De 1770 à la fin de l’Empire, ce genre avait connu un apogée, illustré notamment par le succès des Trois Règnes de la nature de Delille. Publié en 1808, ce poème offre un véritable modèle réduit de la République des Lettres évoquée par Voltaire ou Vigneul-Marville, ou figurée sur le frontispice de l’Encyclopédie : ses huit chants en alexandrins présentent un échantillon des savoirs contemporains en chimie, en physique, en géologie ou encore en biologie, et ils s’accompagnent de notes en prose dues à Cuvier et à d’autres savants, pour former une sorte de prosimètre à plusieurs mains, édifié à la gloire commune des avancées scientifiques et de la poésie capable les rendre populaires. De nombreux témoignages demeurent de l’engouement du public pour une telle alliance11, mais ce succès fut son chant du cygne.

8Chateaubriand avait mis le feu aux poudres dès le Génie du Christianisme, en affirmant que « la science entre les mains de l’homme dessèche le cœur [et] désenchante la nature », et que « les peuples, par un instinct général, [ont raison de faire] marcher les lettres avant les sciences12. » En 1810, Madame de Staël refuse le titre de poèmes aux textes qui tentent de « traduire en vers ce qui était fait pour rester en prose » et d’« exprimer en dix syllabes, comme Pope, les jeux de cartes et leurs moindres détails, ou, comme les derniers poèmes qui ont paru chez nous, le trictrac, les échecs, la chimie13 ». Dès la mort de Delille, le caractère jugé hybride d’un texte comme Les Trois règnes de la nature devient un « défaut inné […] qui le place, dans les bibliothèques, entre les limites de la physique et de la poésie, sans lui donner un rang dans l’une ni dans l’autre14 ». Le genre occupe donc désormais une case vide. Situé au centre de l’ancienne République des lettres, par son statut d’intermédiaire entre sciences et littérature, il est rejeté sur leur frontière commune, et cette zone est réputée inhabitable. Son histoire moderne est donc celle d’une disqualification théorique a posteriori, qui, malgré l’exemple de modèles comme le De natura rerum de Lucrèce ou les Géorgiques de Virgile, conclut à son impossibilité : Baudelaire, entre autres, récusera toute intersection en posant le « caractère extra-scientifique15 » de la poésie. Enfin, cette controverse poétologique s’est nouée à une violente polémique éducative, qui traverse tout le siècle et présente des arguments reproduisant entre les disciplines les fractures qui interviennent entre les champs de création (de sorte que l’artefact évoqué plus haut pourrait sembler ne pas en être un). En 1857, à l’occasion de la mort du Musset de Rolla, Lamartine, par exemple, fait écho à Chateaubriand dans une adresse à la jeunesse qui réserve la pensée aux études littéraires:

Comment bien espérer de ton âme, quand la législation de ton enseignement national décrète elle-même la suppression facultative de l’étude des lettres humaines qui font l’homme moral, au profit exclusif de l’enseignement mathématique qui fait l’homme machine ? Crois-tu fonder ainsi une civilisation pensante sur le chiffre qui ne pense pas ? Ne sens-tu pas qu’un pareil système n’est propre qu’à dégrader d’autant la pensée dans le monde ? Ne sais-tu pas ce que c’est que l’âme d’un peuple ? L’âme d’un peuple n’est pas ce chiffre muet et mort à l’aide duquel il compte des quantités et mesure des étendues ; un calcul n’est pas une idée : la toise et le compas en font autant ! L’âme d’un peuple, c’est sa littérature sous toutes ces formes : religion, philosophie, langue, morale, législation, histoire, sentiment, poésie ! Si tu laisses diminuer dans ton enseignement la part immense et principale qui doit appartenir à la pensée dans l’homme, c’est ton âme elle-même que tu diminues pour toi et pour les générations qui naîtront de toi […]16.

9La poésie scientifique n’a pourtant pas disparu, au profit du romantisme, au moment où elle a été confrontée à ces anathèmes. Des centaines de textes reprenant le modèle de Delille, ou continuant d’articuler sur d’autres bases sciences et poésie, ont été produits jusqu’en 1900. Ce programme est au cœur de l’œuvre de Sully Prudhomme, dans des poèmes comme La Justice, qui « demande[nt] l’émotion aux aventures de l’intelligence17 », et il anime à bien des égards des textes associant prose poétique et enquête scientifique, chez Michelet ou Mæterlinck. Mais cette production est aussi rarement abordée dans les manuels d’histoire littéraire que par la recherche. La poésie scientifique qui triomphe avec Delille, et a fortiori les œuvres ultérieures, ont longtemps été passées sous silence, selon une logique voulant que le xviiie siècle « croyait parler de Poésie, cependant qu’il pensait sous ce nom tout autre chose18. » Ainsi la dernière monographie sur l’histoire moderne du genre date-t-elle de 191719. Aucune thèse de lettres récente ne semble avoir été consacrée à Sully Prudhomme, aux proses scientifiques de Mæterlinck ou aux Souvenirs entomologiques de Fabre20. Le constat n’est pas forcément pessimiste : après tout, percevoir ces manques permet de repérer des terrains précisément offerts à l’investigation ! Mais il montre que les études littéraires peinent à traiter des textes que la topographie disciplinaire moderne place en dehors de la littérature, que ces œuvres soient antérieures aux mutations du champ culturel global (la recatégorisation de la poésie scientifique en non-poésie pose alors le problème de la capacité de l’histoire littéraire à construire l’histoire de ce qui fut, et n’est plus, littéraire), ou qu’elles aient été produites après cette évolution, par des auteurs la récusant.

10Or ce trait se répète quand ces proximités non prévues par le modèle théorique interviennent dans des œuvres reconnues comme des parties intégrantes du canon : le dialogue qu’elles entretiennent avec les éléments relevant de disciplines voisines est valorisé, au détriment des composantes assignées à des disciplines distantes.

Engrenages de Balzac

11La fortune critique du paratexte de La Peau de chagrin offre un exemple de cette inégalité de traitement. La première édition, en 1831, emprunte son épigraphe au roman de Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, puis, en 1845, lors de la réunion de ses œuvres chez Furne, Balzac ajoute à cette référence, et sur la même page, une dédicace, qui rend cette fois hommage à un scientifique, Félix Savary :

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Honoré de Balzac, La Peau de chagrin [1831], Paris, Furne, 1845.

12La version finale du dispositif place ainsi La Peau de chagrin à l’intersection des deux circuits littéraire et savant, croisement reproduit à l’intérieur d’un texte où l’on lit « Kant, Schiller, Jean-Paul, et une foule de livres hydrauliques21 », et où l’on discute des contributions de l’auteur des Provinciales à la mécanique22.

Le voisin qu’on fréquente

13L’emprunt à Sterne relève tout à la fois de l’intertextualité et de l’intersémiotique, puisque Balzac reprend la fameuse arabesque qui représente dans Tristram Shandy le moulinet que le caporal Trim trace en l’air avec sa canne, pour faire l’éloge de la liberté des célibataires :

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Laurence Sterne, The Life and opinions of Tristram Shandy (1759-1767),Londres, Basil, 1792, p. 339-340 (montage).

14Dans l’ouvrage anglais, l’interruption des mots par la courbe transpose sur la page le passage des mots au geste, qui intervient dans le dialogue raconté, et c’est l’un des nombreux jeux typographiques présents dans Tristram Shandy. En dessinant un message qui ne se dit pas, Sterne fait glisser son œuvre d’un régime de lisibilité à un régime de visibilité dans lequel l’inscription forme un tracé non conventionnel. Ce décrochage célèbre a été abondamment commenté, comme un facteur de totalisation des moyens d’expression mobilisés par Sterne. En termes de sémiotique, pour reprendre les distinctions de Peirce, un code symbolique, celui des lettres, dont la reconnaissance permet de lire le texte, cède la place à un code indiciaire, qui représente une action – mieux, une actio rhétorique – par sa trace. Mais cette dernière se prête aussi à une lecture iconique, par analogie de forme, car ce dessin a souvent été interprété comme une représentation schématique de l’ensemble de l’œuvre, récit non rectiligne et « excentrique23 », placé sous le signe de la fantaisie et des détours narratifs.

15Quand Balzac reprend l’image pour en faire l’épigraphe de La Peau de chagrin, il la modifie et la présente à l’horizontale. Or on sait que son héros, Raphaël de Valentin, accepte de lier son destin à un « talisman », un morceau de peau d’âne sauvage ou chagrin, qui exaucera tous ses désirs, mais dont la taille se réduira à chacun de ses vœux, en même temps que sa propre force vitale. Raphaël fera tout pour tenter de ralentir cette diminution, mais il ne pourra contrôler son amour pour la belle Pauline et il finira par mourir de ce désir charnel. La citation plastique de Sterne répond ainsi à quatre fonctions au moins. (a) Elle donne une indication générique : La Peau de chagrin est un récit fantastique, catégorie encore mal séparée de celle de la fantaisie. (b) L’information est aussi thématique. Balzac parle, comme Sterne, de désir, et Raphaël, en mourant de son amour, donnera raison au caporal Trim qui défend le célibat. (c) L’arabesque propose en outre une représentation iconique de la vie, dont elle figure les aléas et le cours inexorable : contrairement au tracé de Sterne, l’image modifiée par Balzac ne propose aucun retour en arrière, elle ne fait pas de boucle. C’est pourquoi, selon la préface de 1834, l’épigraphe, dans son nouveau contexte, doit être lue comme une traduction du fait que « la science moderne » a porté « un arrêté physiologique, définitif […] sur la vie humaine », en prouvant que la puissance vitale décroît en fonction des désirs24. (d) Toutefois, La Peau de chagrin porte aussi un regard ambivalent sur la science. Le texte inclut un éloge très célèbre du paléontologue Georges Cuvier, que le narrateur qualifie de « plus grand poète de notre siècle25 ». Mais dans le récit, quand Raphaël contacte zoologues, physiciens, chimistes ou médecins pour tenter de ralentir la diminution de la peau, aucun ne parvient à l’aider, de sorte que le récit présente avec insistance la science comme une simple affaire de mots : ses maîtres savent nommer les phénomènes de la vie, mais non les modifier. La vie échappe donc à leurs concepts26 et cette résistance serait annoncée par la manière dont Balzac utilise un signe qui sort du logos.

Le voisin qu’on ignore

16Malgré l’existence d’une solide tradition de travaux sur les relations entre Balzac et la science, l’allusion à Félix Savary est loin d’être aussi documentée. Mathématicien et astronome né en 1797 et mort en 1841, ce polytechnicien, membre du Bureau des Longitudes, a été célèbre de son vivant. Les spécialistes de la Comédie humaine, tout en s’étonnant que le romancier ait dédié son texte, tardivement, à un savant mort, pensent donc que Balzac a voulu faire ici montre de ses attaches au monde scientifique (comme lorsqu’il a dédié Le Père Goriot à Geoffroy Saint-Hilaire), tout en rendant hommage à l’un de ses informateurs probables. Ils expliquent que Savary fut très lié à Arago, qui dirigeait l’Observatoire de Paris, où exerçait Savary, et dont Balzac fut proche27. Quant aux indications données sur ses contributions scientifiques, elles se limitent généralement à la mention de ses découvertes relatives au calcul orbital. Or, en associant à l’inscription littéraire et typographique présente dans l’épigraphe un troisième pan disciplinaire, Balzac souligne rétroactivement une remarque déjà formulée par le narrateur de Tristram Shandy : le geste de Trim invoque « l’esprit de/du calcul » (the spirit of calculation). Mais si Balzac, en fin lecteur, reprend à son compte cette indication, il l’applique en rattachant la courbe de Sterne, et son propre roman, à des avancées scientifiques précises, qui apparaissent à condition d’examiner davantage les travaux de Savary.

17Outre ses recherches sur l’orbite des étoiles binaires (1827), ce dernier a étudié, comme Ampère qu’il fréquenta28, les liens entre magnétisme et électricité29 – autre sujet cher à Balzac – et il a posé un théorème sur les épicycloïdes ou roulettes, nommé théorème d’Euler-Savary. Une épicycloïde est la courbe que trace tout point d’un cercle roulant sur un autre cercle30, et comme le montre un traité contemporain de La Peau de chagrin, un tel tracé peut se rapprocher des motifs de l’arabesque de Trim :

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Étienne Bobillier, Cours de géométrie [3e éd.], Châlons-sur-Marne, Barbat impr., 1837, p. 162.

18Savary est ainsi un spécialiste des systèmes couplés – mouvement réciproque de deux astres, interactions magnétiques, relations entre deux roues – et ce type de dynamiques est au cœur de La Peau de chagrin, dont l’intrigue tourne autour de la conjonction tragique de deux systèmes doubles : celui qui fait dépendre la vigueur de Raphaël de la taille de la peau, et celui qui rend inversement proportionnelles la dimension de cette dernière et l’attraction érotique de Pauline. L’ajout de la mention de Savary éclaire donc a posteriori la reprise du tracé de Sterne : elle suggère que l’érosion de la vie individuelle est aussi une affaire de cyclicité (c’est ce que le Moyen Âge représentait sous les auspices de la roue de la fortune), et cette relation au cercle peut motiver la rotation horaire de 90° que Balzac impose à l’arabesque elle-même31 – sans compter que le nom du savant apporte un aptonyme inespéré au seuil de ce roman sur les aléas du bonheur : Félix, ça varie… Mais les recherches sur les épicycloïdes eurent aussi de nombreuses applications pratiques, en particulier dans le domaine mécanique des engrenages : la Bibliothèque nationale de France conserve un cours que Savary a donné à l’École polytechnique, qui expose la manière dont ces courbes permettent de déterminer la taille à donner aux dents de différents rouages, pour en limiter la résistance et l’usure32. Certes, dans son roman, Balzac n’emploie jamais explicitement ce terme d’engrenage, ni celui de rouage. En revanche, on y tourne énormément, on fait des pirouettes33, on se retourne34, on tourne en tous sens le talisman35, on écoute des roues se mouvoir36, on regarde des clés tourner pour y lire l’avenir37, et le mécanicien Planchette, que Raphaël découvre observant justement « une bille d’agate [rouler] sur un cadran solaire38 », le plonge dans « un océan de pistons, de vis, de leviers » et d’« écrous39 ». Surtout, quand Raphaël rencontre Pauline au théâtre, alors que les regards de la salle entière se tournent vers elle, lui seul tente d’éviter de céder à cette polarisation du champ de vision, en lui « tourn[ant] le dos40 ». Et dans la scène finale, quand, usé avant l’âge, il voit Pauline « se roulant sur un canapé41 » par désespoir, incapable de résister à une ultime pulsion, il ne peut que la « mordre », avant de rendre son dernier souffle42. Cette morsure incongrue prend un sens particulier si l’on replace sa mention dans le contexte mécanique indiqué par la dédicace. L’agonie de Raphaël devient le dernier mouvement de l’engrenage : littéralement, le personnage (et l’action avec lui) est une roue qui cesse de tourner au moment où sa dent rencontre une dernière fois l’autre roue43. La dédicace à Savary attire donc l’attention du lecteur sur la structure d’engrenage qui régit la diégèse de La Peau de chagrin, et elle renforce l’intégration du roman à la Comédie humaine, car le renvoi au savant sert de moyen terme entre le récit fantastique et La Fille aux yeux d’or44.

19L’alliance entre l’épigraphe littéraire et l’hommage à Savary condense ainsi de multiples enjeux développés de manière séparée au sein du roman, ce qui explique que ce montage autorise des lectures contradictoires. Pour s’en tenir aux interprétations du paratexte déjà mentionnées45, le lien aux épicycloïdes, parce qu’il replace l’arabesque de Sterne dans un contexte scientifique contemporain, rappelle que la science ne se sert pas uniquement de mots, mais aussi d’autres signes, pour tenter d’exprimer et de maîtriser le réel. En ce sens, Balzac nous dit donc également que, si les mots de la science déçoivent, cette dernière explore par ailleurs des modes de figuration hors du langage, mais non hors de la connaissance, telle la courbe. Et c’est bien sûr à la fois du texte des savoirs que parle ainsi Balzac, et de son propre « savoir du texte46 », de sa fonction d’ingénieur d’un récit qui emploie les mots, mais crée aussi entre eux et entre leurs différents signifiés des relations et des échos non réductibles à l’ordonnance linéaire du langage.

20Pour revenir à mon propos, ce montage illustre derechef la difficulté que rencontre la critique littéraire quand elle doit traiter de références imprévues, ou, pour filer une métaphore employée ailleurs par Balzac, quand elle doit suivre la logique d’œuvres où la littérature engrène avec des disciplines réputées éloignées de son cercle47. Le paratexte balzacien place le roman dans une double proximité à Sterne et à Savary, qu’il présente sur un même pied. La page est célèbre, abondamment visitée, et le renvoi aux sciences y est absolument patent. Pourtant, face à ce carrefour liminaire, c’est le voisinage littéraire, attendu au regard de notre cartographie des matières, qui aura été investi de manière privilégiée par les commentateurs, malgré la disponibilité de textes de Savary, sans que les enjeux exprimés par cette jonction revendiquée n’aient pu être développés ni cumulés aux résultats d’autres enquêtes48.

Lectures de Michaux

21Comme Balzac, Michaux n’a jamais caché son intérêt pour les sciences, en particulier les sciences du vivant. Venue à s’interroger sur le rôle de ce dialogue à partir de ses textes sur la drogue49, la critique a ensuite élargi ce chantier à l’ensemble de l’œuvre, avec le collectif Henri Michaux : Corps et savoir50, et surtout les thèses d’Anne-Elizabeth Halpern et de Jérôme Roger51. Ces études approfondies ont notamment abordé Ici, Poddema, publié en 1946. En effet, l’ailleurs décrit dans ce récit de voyage imaginaire est une dystopie, habitée par un peuple cultivant une partie de sa population dans des « pots », pour former une classe inférieure, objet d’expérimentations et de fréquentes annihilations, dans un espace organisé en multiples « chambres », aux échos concentrationnaires sinistres. Raymond Bellour y voit donc, avec raison, un texte « évoquant aussi bien les manipulations génétiques nazies […] que les mutations provoquées par la bombe atomique », et il estime que Michaux « anticipe aussi les recherches de la médecine et de la génétique contemporaines52 ». Ce caractère anticipateur doit être nuancé, car les premières mutations obtenues par radioactivité datent de 1927, et Michaux puise le modèle de cette culture d’humains « au pot » dans les travaux de culture physiologiques in vivo qui valurent à Alexis Carrel le Nobel de médecine, en 1912. Toutefois, mon propos n’est pas de revenir sur un point d’histoire des sciences que j’ai déjà traité ailleurs53, mais d’interroger ici encore les causes potentielles de cette légère méprise, en examinant un autre emprunt scientifique resté inexploré dans Ici, Poddema.

Essai d’hématocritique

22Une des étapes du récit de Michaux évoque la manière dont les Poddemaïs sélectionnent les femmes :

À Darridema (c’est là qu’ils sont le plus connaisseurs et les plus entreprenants en choses de la nature vivante), à Darridema, on ne fait plus que sept espèces de femmes, les « trente-sept » autres ayant été rejetées comme impropres au bonheur des hommes, sans toutefois les faire disparaître complètement.
Cinq en effet ont été gardées, excellentes pour la propagation […]. Des autres, mais pas toutes, on garde quelques spécimens. Ce sont des formes-reliques54.

23Le narrateur note que plusieurs de ces formes ont été perdues, « par suite du désintéressement général », et il ajoute : « À cela ils disent qu’il y a avantage ». Puis, poursuivant son voyage, il indique :

Je vis à Hanadar l’aimée universelle, c’est-à-dire de la catégorie AA appelée parfois la zéro-zéro. Tout le monde l’aime, tous les types d’hommes […] et elle-même est prête à les aimer, de quelque catégorie qu’ils soient55.

24Comme l’ont souligné les commentateurs, le ton burlesque du passage, mêlant classification savante et relations amoureuses, ne masque guère l’allusion aux théories eugéniques et notamment au sinistre Lebensborn nazi. Mais cette première référence scientifique en cache une autre, non moins récente à l’époque de publication du texte. En effet, l’Américain Landsteiner reçut en 1930 le prix Nobel, pour les recherches qui lui avaient permis, à partir de 1900, de découvrir puis de répertorier les groupes sanguins. Ces travaux avaient donc fait l’objet d’une médiatisation importante. Or, dans le second extrait, Michaux adapte la notion de « donneur universel » (le groupe O) au personnage de l’aimée universelle, et il reprend le principe d’un classement des groupes par lettres (si l’aimée est dite « AA », la mention du « zéro » renvoie à la lettre officielle). Quant au premier extrait, il mime une inflation taxinomique dont témoigne, entre autres, un article publié en février 1938, par Jean Labadié, dans la revue La Science et la vie. Revenant sur les principes de classement des groupes sanguins, le journaliste note que la répartition de Landsteiner « en 4 familles est une classification a minima. Aussi bien, déjà l’a-t-on poussée plus loin, et certains médecins ont-ils identifiés jusqu’à 27 “sous-groupes”56 » – dont Labadié précise qu’on ne les utilise pas, pour des raisons pratiques.

25Ce déplacement, qui applique au désir une structure issue de l’hématologie, constitue un procédé fréquent chez Michaux, qui emprunte volontiers aux sciences, non des thèmes, mais des modèles d’organisation du monde ou de son discours. Certes, il intervient à petite échelle, mais sa reconnaissance n’est pas sans effet. Elle éclaire le titre même d’Ici, Poddema et elle permet de motiver l’invention de toponymes proches, comme Darridema ou Addema, car elle invite à entendre à la fin de ces mots le radical hema- : dès lors que ses habitants s’organisent selon la classification de Landsteiner, Poddema peut en effet se lire comme « pot de sang », au moins autant que comme un jeu sur le grec Oudemas, gens de nulle part57.

26Mais pourquoi ce jeu, qui une fois mis au jour a tout de l’évidence, n’a-t-il pas été vu ?

Du bon choix des robinets

27J’ai cité à dessein un article de vulgarisation, car c’est par de tels vecteurs que passait, en 1946 comme aujourd’hui, la diffusion des découvertes. Pour le résumer en une formule, ces sources secondaires au regard des sciences sont des sources primaires hors de ce champ, et d’autres traits me paraissent les signaler à l’attention de la critique littéraire.

28D’une part, la lecture des périodiques permet de mesurer l’impact des découvertes, ressource d’autant plus précieuse que le savoir scientifique et les techniques se naturalisent rapidement. Parce qu’elle s’agglomère à notre vision du monde tel qu’il est, la connaissance nouvelle fait vite oublier son origine, sa force d’événement et les discours d’accueil qu’elle a suscités. La presse, qui les archive, peut donc servir d’alerte au commentateur, parce qu’elle les constitue en objets d’époque – que ces savoirs aient ou non été validés par la suite, et ce d’autant plus que la science tend à ne pas préserver la mémoire de son histoire58. D’autre part, ce corpus de vulgarisation permet aussi de repérer la façon dont les auteurs des articles, qu’ils soient journalistes ou savants, mobilisent d’emblée une topique de métaphores, de formules clés et d’allusions à des discours non scientifiques, tant pour faciliter la compréhension de la novation que pour attester, dans leur textes, d’une volonté de s’adresser à un lectorat étranger au champ de communication proprement, c’est-à-dire professionnellement, savant59. Enfin, malgré la spécialisation des périodiques, qui s’accélère dans le dernier tiers du xixe siècle, avec la création réussie de revues réservées à la diffusion des sciences, comme Nature (Londres, 1869), La Nature (Paris, 1873) et Science (New York, 1880), ces publications ont partagé jusqu’à la Seconde Guerre mondiale une parenté générique avec leurs pendants littéraires, fondée sur leur statut commun de périodiques, supports d’une parole collective et d’une actualité les ancrant dans un même moment bref. Ainsi, la prestigieuse Revue scientifique, ou « revue rose », créée en 1863 chez Germer Baillère pour diffuser des transcriptions de cours universitaires et de conférences de sciences, a-t-elle longtemps eu pour jumelle la « revue bleue », consacrée aux études littéraires, philosophiques ou historiques – les deux revues mentionnant leurs sommaires réciproques.

29Tout désigne donc les périodiques de vulgarisation à l’attention du critique littéraire enquêtant sur le contexte scientifique d’une œuvre, au moins pour l’époque moderne et contemporaine : première voie de diffusion des nouvelles connaissances, ces revues produisent un discours hybride élaborant des matrices pour leur transformation et leur reprise hors des sciences, et elles se fondent, à leur parution, dans un texte global et éphémère, incluant les autres revues générales ou littéraires. De surcroît, leur statut de source potentielle pour Michaux est d’autant plus ferme que de nombreuses traces attestent de l’intérêt du poète pour ce type de communication. Cioran a évoqué l’assiduité de Michaux aux séances du Palais de la Découverte60, et dans une lettre à Cosson, ce dernier se peint assiégeant la bibliothèque de Dunkerque pour « fouille[r] les revues scientifiques ici comme ailleurs61 ».

30Pourtant, aucune des monographies citées ne mobilise ces corpus, et le constat n’est pas propre aux spécialistes de Michaux. Il se répète dans d’autres études abordant la science des écrivains62 : la critique confronte leurs œuvres aux ouvrages des savants, mais elle semble ne pas oser explorer les revues de vulgarisation, comme s’il s’agissait d’intertextes indignes, auxquels on ne saurait reporter la littérature. Jugée extérieure au domaine le plus pur des sciences comme à celui des lettres63, la presse de vulgarisation paraît ainsi pâtir, et du préjugé de valeur qui affecte depuis Sainte-Beuve la « littérature industrielle », et de celui qui affecte la vulgarisation en tant que telle, dans une logique de « déchéance » que Foucault évoque dans Les Mots et les choses quand il note :

31À l’âge classique, connaître et parler s’enchevêtrent dans la même trame [en] une appartenance réciproque du savoir et du langage. Le xixe siècle, plus tard, la dénouera, et il lui arrivera de laisser l’un en face de l’autre un savoir refermé sur lui-même, et un pur langage, devenu, en son être et sa fonction, énigmatique, – quelque chose qu’on appelle, depuis cette époque, Littérature. Entre les deux se déploieront à l’infini des langages intermédiaires, dérivés ou si l’on veut déchus, du savoir aussi bien que des œuvres64.

32Bien que structurellement proche des écrivains, puisqu’elle se désigne précisément par son statut de médiatrice, et même lorsque cette proximité élective est attestée, comme chez Michaux, la vulgarisation est délaissée. Dans le cas d’Ici, Poddema, la relation de l’œuvre aux sciences est donc explorée, mais la critique projette encore sur l’espace du créateur sa cartographie disciplinaire, avec ses postulats de distance et, face aux revues lues par l’auteur, ses courbes de niveau.


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33Nous gagnerions donc à distinguer plus nettement la position institutionnelle de notre discipline et les systèmes d’affinités qui caractérisent les pratiques et les textes qu’elle étudie, tant en diachronie que dans le cas de chaque auteur. La poésie scientifique ne tombe pas dans une case vide, elle occupe le centre d’une bibliothèque où sciences et lettres se touchent encore. Le paratexte de Balzac fait de l’auteur de La Peau de chagrin le proche de Sterne et de Savary. Michaux lit et goûte les revues de vulgarisation, qui font sa dilection quoi qu’en aient les puristes. Si la cartographie académique des disciplines offre un modèle possible, et dominant, pour organiser les savoirs, chaque texte s’élabore à partir d’un pliage variable de cette carte, et il en donne souvent les marques. Suivre ces dernières pour reconstituer la topographie qu’elles dessinent, puis adapter l’outillage critique à cette organisation, corrige cet artefact et favorise, sinon une meilleure adéquation des échelles de valeur associées aux échelles de distance, du moins un dialogue plus rigoureux entre la bibliothèque ou le musée électifs des auteurs, et ceux de leurs commentateurs. En matière de littérature moderne et contemporaine, un tel souci permettrait en outre d’harmoniser les pratiques avec celles des spécialistes de périodes plus anciennes, que le lustre du temps ou la rareté documentaire conduit à articuler avec plus d’aisance des œuvres du canon à des types de textes méprisés quand ils sont de date plus récente. Enfin, ainsi motivée, et c’est peut-être aujourd’hui l’enjeu le plus crucial, l’ouverture interdisciplinaire autoriserait les études littéraires àoffrir, selon leurs propres termes et sans renoncer à leurs exigences de méthode, un regard plus juste sur le rôle que la littérature joue dans le champ culturel global. Car si Manfred Engel a raison d’inviter à la constitution de cultural literary studies qui « aborde[raient] la littérature comme un élément de la culture dans son ensemble, en soulignant la part qu’elle prend dans la constitution, la transmission et l’altération des significations et des signes culturels65 », l’enquête doit être capable de montrer que cette fonction ne se résume pas aux significations et aux signes produits dans le domaine des arts ou des humanités, mais qu’elle conditionne tout autant la mise en culture des sciences, des techniques ou encore de l’économie.