Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 8
Le Partage des disciplines
Christine Baron

Littérature et géographie : lieux, espaces, paysages et écritures

1Il est fréquent de mettre en rapport littérature et histoire : l’existence d’un genre spécifique (le roman historique), la valeur documentaire des textes littéraires du passé ou leur dimension sociale ainsi que l’importance de l’épaisseur temporelle dans l’analyse des récits de fiction, chez Paul Ricoeur notamment, nous invitent à ces rapprochements, et de nombreux colloques et publications collectives témoignent de la stabilité de cette thématique dans les études comparatistes en particulier. Le lien entre littérature et géographie est en revanche rarement invoqué, alors que le recours aux métaphores de nature géographique pour décrire des faits littéraires ne cesse d’être une constante de la discipline1. Les causes de ce vide relatif sont nombreuses et nous ne les examinerons pas dans ce cadre, mais nous mettrons, en revanche, en évidence ce qui justifie une approche de la littérature à la lumière de la géographie (et réciproquement), et ce qui, dans l’évolution actuelle des disciplines, peut conduire à cette démarche, voire à un changement de paradigme en sciences humaines qui puisse justifier ce parallèle.

2Depuis les années 1990, l’apparition de travaux qui rapprochent les deux disciplines, et l’émergence de la géopoétique marquent une étape dans les rapports entre littérature et géographie. La géopoétique se définit ainsi elle-même comme « Une théorie-pratique transdisciplinaire applicable à tous les domaines de la vie et de la recherche, qui a pour but de rétablir et d’enrichir le rapport Homme-Terre depuis longtemps rompu, avec les conséquences que l’on sait sur les plans écologique, psychologique et intellectuel, développant ainsi de nouvelles perspectives existentielles dans un monde refondé2. » Le développement de ce courant des études littéraires au Canada, notamment à travers des manifestations comme les « cafés géo » ou le journal Le Magellan de l’Université Laval à Québec3 atteste un changement de perspective sur le rapport entre études géographiques et études littéraires. Si une nécessaire prudence épistémologique s’impose en la matière, et si des rapprochements trop hâtifs peuvent faire l’objet de rappels à l’ordre justifiés qui reflètent un souci de séparation légitime entre régulations internes de disciplines qui ont leur identité méthodologique4, il semble cependant possible, hors toute thèse confusionniste, d’interroger les intersections possibles entre certains textes littéraires et une discipline géographique en pleine mutation.

3Le mythe des années 1960 d’une littérature essentiellement autocentrée, (voire autotélique) hors temps et hors lieu a vécu, et à l’encontre de celui-ci la multiplication des traductions de continents et d’aires culturelles jusqu’alors inconnus nous invitent à des formes variées de mise en situation des œuvres : c’est une forme nouvelle de « territorialisation » du texte littéraire que nous interrogerons.

4Cette question du rapport des textes à leur origine géographique a été posée par Danièle Casanova, il y a quelques années, dans La République mondiale des lettres5mais elle le fut essentiellement en termes de domination réciproque des littératures et des langues, et de rivalité symbolique qui fait que telle culture est considérée (ou se considère, à tort ou à raison) comme ce qu’elle appelle « le Greenwich des lettres ». Paris joua, des années 1920 aux années 1950, ce rôle de pôle d’attraction pour des écrivains du monde entier venus tenter de trouver une consécration, la traduction en langue française de leurs écrits constituant une reconnaissance de facto.

5Ces remarques ne seront pas au centre de notre réflexion, même si elles n’y sont pas tout à fait étrangères. Celle-ci portera plutôt en priorité sur la manière dont l’espace – les espaces – jouent dans les textes littéraires et déploient les lieux de visibilité particuliers qui entrelacent descriptions, réflexions d’ordre géopolitique, métaphores. Que peut reconnaître le géographe dans un texte littéraire, et en quoi l’approche de l’écrivain peut-elle mettre en œuvre un regard, voire des concepts empruntés à la géographie ? Qu’apporte la littérature à la manière d’investir des lieux ? Cela ouvre d’autres questionnements, notamment sur ce que signifie, au regard du géographe, d’autres manières de problématiser l’espace, et, enfin, sur la façon dont le texte lui-même est traversé – dans les descriptions qu’en propose la critique – de métaphores spatiales qui n’appartiennent pas seulement, de manière anecdotique, à ce que l’on pourrait appeler la « mythologie blanche » de la critique, mais qui, souvent, informent très directement nos représentations de l’écriture.

6Bien qu’il soit d’usage dans une revue littéraire de partir des textes eux-mêmes, partons, une fois n’est pas coutume, du point de vue des géographes à travers un constat : la géographie est, de facto, une science pluridisciplinaire. Elle l’est d’abord à travers son objet ; la géographie physique, la description des « paysages », des sols et des sous-sols, leur configuration peu à peu évacuée des programmes scolaires tend à devenir partie intégrante de la géologie6. La géographie quantitative, la démographie, les statistiques impliquent, quant à elles, des modélisations et une approche mathématique. L’étude des flux de marchandises est liée à l’analyse économique. Enfin, la géographie humaine implique le recours à des concepts extra-géographiques ; la sociologie (étude des banlieues et violences urbaines, par exemple dans les travaux de Vieillard Baron), l’histoire (perception de l’influence de l’histoire d’un quartier sur son occupation), les arts, voire la philosophie, la littérature dans le cas de la géographie culturelle7.

7L’objet privilégié de la géographie semble donc de moins en moins le « geos », la terre, que la manière qu’ont les hommes, au cours de leur histoire, de la transformer, de l’investir, de l’interpréter ; tel est, du moins, le postulat de la géographie culturelle depuis les travaux de Paul Claval.

8À cela, ajoutons qu’une rapide investigation théorique sur l’épistémologie de la discipline renforce le précédent constat ; pluridisciplinaire par ses objets, la géographie l’est aussi par ses méthodes. Dans les années 1980, entre autres avec Frémont8, la géographie est devenue une science sociale qui s’intéresse à l’espace perçu et développe une conception constructiviste selon laquelle il n’est plus un « donné », mais un ensemble de représentations construites par ses acteurs. Ainsi, la notion d’ « idéologie territoriale » est-elle mise en évidence par Di Meo9. La modélisation de la représentation cartographique (par les chorèmes, entre autres) a doté la géographie d’instruments d’approche nouveaux et d’une conception de la spatialité en constante évolution. Notamment, les cartes anamorphiques des transports prennent en compte la durée le temps passé pour joindre un point à un autre et allongent ou raccourcissent ainsi les distances « objectives » pour composer une image visuelle des usages que font les hommes de ces parcours. Enfin, si l’espace se définit par les représentations que s’en forgent les hommes, l’histoire de la pensée philosophique, des littératures et des productions culturelles constituent des éléments d’analyse non négligeables pris en considération par le géographe (en particulier dans les travaux de Claval et Bonnemaison).

9Cependant, si l’articulation entre histoire et récit de fiction se fait aisément à travers le caractère communément narratif de « mise en intrigue » que souligne Ricoeur dans Temps et récit10, la relation de l’espace géographique au texte littéraire est loin d’être une évidence. Elle se construit par des références de textes à des espaces variés mais aussi, de manière moins visible, à travers des questionnements et des exigences aujourd’hui communs aux deux disciplines, notamment un désir de reterritorialiser la parole poétique, et peut-être, du côté de la géographie, de penser l’inclusion de l’homme dans un espace qui est aussi bien matériel que mental. Autant dire que, de son côté, la littérature se situe à la croisée de chemins et même d’épistémologies variées (notamment depuis l’émergence avec Proust, Musil, Joyce de ce qu’il est convenu d’appeler le « roman total11 »). Présentée comme entreprise de « connaissance du monde12 » par de nombreux courants esthétiques du xxe siècle, elle intègre diverses composantes du savoir humain, représentant à l’occasion ces pratiques cognitives au moment même où la géographie peut se définir, elle aussi, par ces identités multiples qui ne s’annulent pas, mais dont la convergence sature de références (topologiques, mémorielles, culturelles) des espaces et rend possible leur lecture et leur interprétation.

Liens factuels : géographies littéraires, aires culturelles

10Que les textes littéraires parlent de lieux, de paysages, construisent des imaginaires du lieu est une quasi-évidence. Géographie et littérature apparaissent donc en un sens, le plus naïf, dans un rapport d’inclusion réciproque. Il y a de la littérature et de l’histoire culturelle dans la géographie reconnue par l’institution universitaire depuis le dernier quart du xxe siècle. Réciproquement, la littérature comprend une dimension géographique liée à sa vocation représentationnelle, et plus spécifiquement dès lors qu’elle se préoccupe de faire partager au lecteur une expérience du voyage, de la découverte des espaces, de l’altérité anthropologique.

11Il existe, de fait, plusieurs manières d’envisager le lien entre deux domaines : le premier concerne tout simplement ce qu’on pourrait appeler la géographie dans la littérature. De Désert de Le Clézio à La Forme d’une ville de Julien Gracq, l’approche spatiale d’une aire plus ou moins vaste est impliquée par la démarche littéraire. Outre le fait – anecdotique – que Gracq fut pour l’état civil professeur de géographie, et pour certains chercheurs le dernier tenant de Vidal de la Blache, alors que d’autres insistent sur la dimension historique de son œuvre, la topographie de Nantes implique une série de strates qui évoque la méthodologie de la description géographique. Mêlant description précise des espaces urbains, distinctions entre quartiers, sociologie et aspects culturels de ceux-ci, Gracq donne au lecteur l’équivalent d’une cartographie de forme narrative (à la façon dont Paul Ricoeur envisage, dans la lignée d’Aristote, la notion de configuration) où l’histoire de l’homme se mêle à celle d’un lieu ; histoire du promeneur, et découverte des espaces par les pieds.

12La représentation – ou la stylisation – d’un lieu par le texte constitue sans doute le lien le plus évident entre géographie et littérature. On peut presque dire, en ce qui concerne la littérature américaine, que, de même que le road movie a conquis ses lettres de noblesse, le roman de l’errance, de Jack Kerouac à Paul Auster, fait de l’écriture une constante exploration des espaces. La critique littéraire friande de classifications s’est même fait un honneur d’opposer le caractère historicisé du roman européen13 nourri de l’épaisseur temporelle du vieux continent et la spatialité du roman américain. Cette confrontation, digne de Henry James, pourrait être illustrée par des textes qui mettent en perspective historique et parcours de territoires : de Henry Miller (Tropique du Cancer, Tropique du Capricorne) à Outremonde de Don De Lillo, ou encore la plupart des romans de John Irving, la littérature américaine se livre à une exploration de l’espace qui lui est spécifique.

13De cette remarque, surgit une forme d’opposition activée par les écrivains qui se reconnaissent et se désignent comme écrivains géographes. Si le roman américain est parcours, traversée et transition d’un lieu à un autre, ou description de lieux de passage ; routes, avenues, rues de New York (dans la trilogie d’Auster) dans le cadre d’une déambulation, à cette conception dynamique de la géographie littéraire fait face une autre approche. Kenneth White décrit ainsi dans « L’Atelier géopoétique : méditations et méthodes » le caractère fondamental de l’ancrage dans un lieu ; il commence même par là... La maison de la péninsule armoricaine, la présence de la mer, les pierres caractéristiques des constructions de cette région construisent d’emblée pour le lecteur un imaginaire visuel que l’écrivain considère, pour sa part, comme essentiel à cette forme d’anthropologie spécifique qu’est la géopoétique.

14S’il est possible de rapprocher ces propos de ceux de nombreux écrivains régionalistes (et en particulier d’écrivains français comme Guillevic dans Du Domaine ou d’autres poètes ou romanciers comme Giono ou Henri Bosco), ils s’en distinguent cependant par la thématisation du rapport au lieu. Ainsi la géographie spatiale se double-t-elle d’une géographie intellectuelle (Dijon évoque pour White à la fois Bachelard, Rousseau et Buffon), de même que le mot « iconoclaste » évoque Byzance et son histoire. Gracq évoquant l’approche de Nantes au fil du fleuve la compare à d’autres villes et à la Hollande avant de mêler paysage urbain et paysage intellectuel. Ce rapprochement s’effectue d’ailleurs paradoxalement sur le mode de la distorsion. La modernité du secteur sud-est de la ville, « rio texan de gratte-ciels » contraste ainsi étrangement avec le nom suranné de ses rues, créant une nébuleuse étrange :

Les rues qui séparent ces blocs, ces tours et ces barres, sont placés bizarrement sous le patronage des auteurs latins et grecs : rues Virgile, Sénèque, Tite-Live ou Plutarque, ou, plus curieusement encore, gauche et droite équitablement mêlées dans l’exhumation, sous celui des gloires les plus défraîchies de la Troisième République : rues Louis Marin, Alexandre Millerand, Gaston Doumergue, André Tardieu, Anatole de Monzie (…) Louis Barthou (il y a dans la toponymie actuelle des rues de Nantes une série de couches superposées, toutes riches en fossiles de conservation problématique, dont la stratigraphie occupera plus tard les loisirs de quelque érudit local)14.

15Le texte implique également une approche multiscalaire également propre à la géographie et qui resitue Nantes dans l’estuaire de la Loire et dans une région dont le relief et l’histoire constituent l’identité.

16Que les lieux soient des objets de discours pour la géographie comme la littérature relève de l’évidence, mais ces discours comprennent, au-delà du constat scientifique de la présence de tels traits distinctifs, une composante construite par l’imaginaire humain, dont la pertinence est désormais reconnue par le géographe. Le lien s’établit ainsi dans les deux directions, du paysage au nom qui implique référence littéraire, de la référence littéraire et historico-politique au lieu, dans un rapport de contamination réciproque qui implique une réflexion sur les perceptions de l’espace, entrecroisant histoire, littérature, politique, poétique des noms propres.

17Envisager la présence de la dimension géographique simplement à travers le paradigme descriptif serait cependant manquer un rapport sans doute plus essentiel au lieu dont peut témoigner la littérature par le biais d’un paradoxe. En effet, Borges réfléchissant sur le contexte d’écriture des œuvres souligne un fait étonnant dans un article intitulé « L’écrivain argentin et la tradition ». Notre époque, friande de couleur locale et d’exotisme, dit-il en substance, a inventé l’idée selon laquelle une littérature se définirait géographiquement, par les traits distinctifs du pays qui la produit. Ainsi la poésie argentine devrait-elle être « gauchesque » et se caractériser par des duels au couteau dans la pampa et des histoires de chevaux. Bien au contraire, c’est dans les plus métaphysiques des nouvelles de Borges15 que ses amis reconnaissent l’empreinte de la ville de Buenos Aires, de même que dans le Kim de Kipling, il y a tout autant de traces d’Huckleberry Finn de Mark Twain16 que des Indes où se situe le roman. Une anecdote empruntée à Gibbon illustre ce paradoxe :

Gibbon remarque que dans le livre arabe par excellence, dans le Coran, on ne trouve pas de chameaux ; je crois que s’il existait quelque doute sur l’authenticité du Coran, cette absence de chameaux suffirait à prouver qu’il est arabe. Il fut écrit par Mahomet, et Mahomet, en tant qu’Arabe, n’avait aucune raison de les distinguer ; par contre, un faussaire, un touriste, un nationaliste arabe auraient immédiatement prodigué chameaux et caravanes de chameaux à chaque page (Je crois que nous, les Argentins, nous pouvons ressembler à Mahomet, nous pouvons croire à la possibilité d’être argentins sans abonder en couleur locale17.

18De cet exemple deux conclusions peuvent être tirées ; l’identification d’un espace géographique dans un texte ne passe par nécessairement par son attestation matérielle ; il existe une dimension d’invisibilité qui rend néanmoins manifeste l’existence d’espaces vécus, ce qui distingue la science géographique de la démarche de l’écrivain, en particulier lorsqu’il implique sa propre culture. Deuxième remarque : une mise en relief de traits locaux spécifiques relève d’une extranéité au contexte. Le touriste, le géographe et l’ethnologue, voient des traits saillants dans la mesure où ils ne sont pas immergés dans un espace qui détermine leur regard. Ainsi, Borges insiste-t-il constamment sur la dimension universaliste, et essentiellement européenne de la culture argentine, telle qu’elle apparaît dans la poésie gauchesque. Cela transforme la factualité de l’être-argentin en ce que Borges résume par cette formule simple : « Tout ce que nous ferons de bon […] appartiendra à la tradition argentine, de la même façon qu’il appartient à la tradition anglaise de traiter de thèmes italiens, par le fait de Chaucer et de Shakespeare18. »

19L’ancrage géographique d’un texte transcende donc sa référence explicite, et si cette présence du lieu est manifeste dans certaines nouvelles de l’auteur argentin (en particulier « El Sur », dans Ficciones qui fait du Sud l’acteur même du destin du héros19), elle l’est tout autant dans des textes qui évoquent d’autres lieux, ou ceux dans lesquels l’espace semble géométrisé, voire artificialisé dans la topographie des labyrinthes par exemple. La question de la « reconnaissance » relève alors d’un jeu avec la compétence du lecteur20 qui multipliera d’autant les inférences que sa culture géographique lui permettra de visualiser mentalement des espaces variés, complexes, différenciés.

20Enfin, les cadres de la discipline littéraire (particulièrement dans le domaine du comparatisme) se définissent aujourd’hui en termes mondialisés. Quelques tournants épistémologiques témoignent d’une prise en compte de plus en plus étroite du paramètre social et géographique dans l’appréciation des faits littéraires.

21Le comparatisme, défini d’abord en termes d’« influence » réciproque entre littératures, emprunte globalement, et ce, jusque dans les années 1960, ses paradigmes théoriques aux littératures nationales pour les examiner dans leurs interactions. Les cadres selon lesquels les textes sont analysés jusqu’au milieu du xxe siècle sont ceux des littératures européenne et américaine, supposés universels, mais non thématisés comme tels, qu’il s’agisse des genres littéraires ou des thèmes abordés, ou encore de la catégorie ontologique à laquelle les textes sont censés appartenir ; ainsi, le partage fiction/ non-fiction a connu des développements théoriques liés aux cadres de représentations des pays industrialisés. Les travaux d’Edward Saïd et en particulier Culture et impérialisme imposent un changement de perspective. Ce qui était jusqu’alors un impensé de la pratique littéraire (ce modèle supposé unique) est dénoncé comme ce qui relève en fait d’une exclusion. L’émergence des « postcolonial studies » désigne ainsi moins une partie de la culture littéraire (qui se limiterait à illustrer une époque de l’histoire et à faire droit au « regard de l’autre » sur celle-ci) qu’une mise en question de ses cadres mêmes. Le point de vue n’est plus celui de la culture occidentale, supposé universel parce que sans altérité, mais il devient dans la littérature postcoloniale regard exotique jeté sur les pays industrialisés, délogés de leur centralité topographique et épistémologique.

22À la question de la culture répond celle de la langue d’expression choisie ; on assiste depuis les années 1990 à l’émergence et à la traduction de nombreux textes issus de parlers dialectaux qui renvoient à des situations géopolitiques complexes et déportent les pratiques littéraires vers des espaces jusque là inconnus des cultures « dominantes ». Le roman Sozaboy de Ken Saro-Wiwa21 en est un bon exemple. Histoire d’un « pétit minitaire » engagé pour plaire à celle qu’il aime dans une guerre nigériane d’une violence inouïe, le héros raconte à la première personne son aventure. Le choix de la langue n’est pas indifférent à cet espace vécu de l’intérieur par le personnage qui s’exprime dans un mélange de dialecte et d’« anglais pourri » à la limite du traduisible. L’écriture romanesque est alors difficilement dissociable de son contexte géopolitique et fait éclater en même temps le modèle occidental universaliste de l’étude des littératures.

23Sans forcer l’analogie, on pourrait remarquer que la réflexion géographique sur le rapport centre/périphérie a, dans ce cas précis, une pertinence théorique et que le décentrement que suppose la fin de l’ethnocentrisme européen suppose désormais un espace littéraire multiforme, composé de pôles d’attraction divers, d’outils d’analyse à repenser et de textes qu’il est parfois difficile de réduire aux typologies usuelles.

24Ce que l’on appelle « mondialisation » dans les études critiques relève ainsi moins d’une uniformisation aplatissante des paradigmes de lectures des textes que d’une remise en cause constante des cadres selon lesquels ils sont écrits et lus et d’une atomisation accrue des paradigmes selon lesquels le littéraire trace ses propres contours.

Questions d’épistémologie

25Cette approche des lieux par la littérature (et la parole donnée à des continents « muets » par la multiplication des traductions), le fait qu’elle restitue une forme d’expérience des espaces suffit-elle cependant à légitimer un rapprochement avec la géographie, voire l’idée que la démarche de l’écrivain puisse avec bonheur se substituer à celle du géographe ?

26Sébastien Antoine22, critiquant un article de Michel Sivignon consacré à « L’expérience du voyage et son récit ; à propos de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier » dénonce les dérives possibles d’un syncrétisme méthodologique qui verrait un peu trop vite dans la littérature un nouveau paradigme pertinent pour la description géographique. En effet, décrire, évoquer, poétiser un paysage, c’est l’interpréter, or la question de l’interprétation se heurte constamment à cette dualité qu’évoque, en ces termes, Ricoeur dans ses Essais d’herméneutique II, comme le propre de l’œuvre de Gadamer Vérité et méthode :

[…] d’un côté, avons-nous dit, la distanciation aliénante est l’attitude à partir de laquelle est possible l’objectivation qui règne dans les sciences de l’esprit ou sciences humaines; mais cette distanciation qui conditionne le statut scientifique des sciences est en même temps la déchéance qui ruine le rapport fondamental et primordial qui nous fait appartenir et participer à la réalité […] que nous prétendons ériger en objet23.

27Selon cette perspective (que Ricoeur rejette), il y aurait d’un côté la « science géographique » caractérisée par une approche purement externe du paysage, des phénomènes sociaux observés (dans la géographie culturelle et humaine), qui nécessiterait le regard extérieur du scientifique et de l’autre un « vécu » autochtone tout intérieur et, comme tel, supposé privé de la distance nécessaire à sa réélaboration théorique. Or, il semblerait aujourd’hui, tant du côté de la géographie que de la littérature qu’un tel dualisme soit désormais considéré comme peu recevable.

28La question que pose la géopoétique est précisément centrée sur ce point ; comment rendre justice à l’espace dans le texte, sans renoncer à sa dimension incarnée ? En d’autres termes, comment proposer ce que F Dagognet appelle une « épistémologie de l’espace concret24 »? En effet, l’enjeu de la géopoétique semble en premier lieu d’investir un espace par l’écriture sans faire l’économie d’un rapport sensoriel au lieu. Si, dans les études littéraires, la phénoménologie de « seconde génération », en particulier celle de Merleau-Ponty en France a contribué à créditer l’expérience du monde de ce double rapport à l’écriture et à la sensation, sans renoncer au caractère éminemment physique des phénomènes, cette approche paraît encore insuffisante à Kenneth White qui plaide pour une manière intégrale d’habiter l’espace, alors que la tradition de pensée phénoménologique désincarne l’expérience par le travail de l’épochè.

29Ce déficit est aussi à porter au débit d’autres traditions poétiques qui se réclament cependant d’une exploration de l’espace. Ainsi, la poésie spatialiste de Garnier a-t-elle, dans les années 1970, pour credo avoué de « situer le poème sur un plan exclusivement linguistique et se défendant de déborder sur les autres domaines métaphysique, philosophique, poétique25. » À la manière des Calligrammes d’Apollinaire, il s’agit plus de rendre visible le texte lui-même par des jeux avec la ponctuation, les signes typographiques, la disposition des paragraphes que de suggérer un espace habitable que le lecteur puisse se figurer, et dans lequel il puisse trouver place. À la manière du courant de la « poesia visiva » en Italie, l’enjeu poétique consiste moins à articuler des représentations visuelles de lieux qu’à figurer en lui-même, par des moyens purement textuels, le visible en tant que tel.

30Le projet mallarméen du coup de dés sous-tend ces entreprises littéraires construites sur la présupposition symboliste d’une substitution de la parole au lieu, de la parole comme ce qui « tient lieu ». Dès lors, le réel absent du texte ne permet plus de penser le texte comme relation concrète à son environnement. Les Espèces d’espaces de Georges Perec témoignent de cette perplexité du sujet poétique délogé du cosmos qui oscille entre l’immensité et la proximité26et tente de trouver par la parole un lieu à habiter : « Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né […] De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié27. » Le seul remède consiste alors à tenter de capter et de conserver par l’écriture ces espaces labiles, sujets à l’effacement, au doute ou à l’oubli. Cependant, l’écriture ne parcourt effectivement que son propre domaine dans cette quête, revenant sur soi dans un mouvement moins réflexif que redondant.

31Le constat signe la clôture de l’espace textuel : « J’écris ; j’habite ma feuille de papier, je l’investis, je la parcours. Je suscite des blancs des espaces (sauts dans le sens : discontinuités, passages, transitions)28 » et nul ne s'étonne de ce parcours purement interxtuel que constitue la Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars, pourtant chère aux géographes.

32Ce solipsisme est celui-là même qu’expérimente Blanchot dans L’Espace littéraire. En effet, si Perec tente encore une percée du côté de l’espace concret, c’est dans un sens exclusivement métaphorique que l’« espace » est convoqué par Blanchot pour suggérer la notion purement abstraite de territoire littéraire. Elle apparaît même antinomique de la notion d’espace – au sens géographique du terme – par la négativité qu’implique ce recours à une figuration pour penser ce qui n’occupe aucun lieu. Non seulement la parole poétique n’implique pas une présence effective, mais elle est explicitement sous-tendue, chez Blanchot, par un exil du monde qui seul rend possible le surgissement de l’œuvre.

33L’espace semble ainsi toujours avoir constitué un donné, voire un impensé de la pratique critique, sans pour autant pouvoir être rapproché de façon pertinente des questions géographiques que pose la notion, de là une articulation des disciplines qui peut reposer sur ce malentendu, malentendu que tente de dissiper la géopoétique comme revendication d’une relation incarnée aux lieux et revivification par l’écriture de cette présence.

34Ces remarques conduisent à un constat qui concerne, globalement, l’histoire récente des études littéraires ; marquées pendant le dernier tiers du xxe siècle par le déconstructionnisme, elles se sont attachées à montrer le conflit entre littérature et représentation, et à ce titre, ont défendu une conception de la littérature déterritorialisée. L’accent mis sur le caractère linguistique du fait littéraire, dans la poésie comme dans le roman, les discours sur la mort de l’auteur et l’autonomie du littéraire, voire une hostilité marquée à l’égard de la fonction référentielle de l’œuvre (chez Riffaterre, notamment dans La Production du texte) ont créé une situation de détachement des textes de leur contexte, du moins dans l’interprétation qui en a été proposée par les courants critiques de cette période. Un intérêt renouvelé pour des notions communes avec la géographie (activités humaines, réalités politico-économiques, paysages et réalités sociales) montre indéniablement un changement de perspective.

35Calvino, qui, par une analogie géographique, voyait dans la littérature « une carte du monde et du connaissable29 » observe dans une nouvelle intitulée « Le Voyageur dans la carte », en regardant les cartes en trois dimensions du xviie siècle à quel point celles-ci suscitent la présence du marcheur, demandent à être parcourues. La chronologie même de son œuvre est éclairante. S’il avoue, étant jeune écrivain, avoir cru exclusivement en les pouvoirs du monde écrit, la force du « dehors », la puissance de ce monde non écrit qui nous entoure a peu à peu investi son écriture30. Les premiers textes connus, de la trilogie des ancêtres (Le Chevalier inexistant, Le Baron perché, et Le Vicomte pourfendu) parcourent des lieux imaginaires et confrontent le lecteur à un traitement irréaliste de la narration qui appartient au « fantastico » que l’écrivain lui-même définit par la métaphore du cristal, une manière de transparence des symboles et des mots qui crée de toutes pièces un monde fantomatique. Le personnage d’Agilulfe, héros sans corps serait presque le paradigme de cet espace littéraire dont l’identité se définit par un déficit matériel et une soustraction du poids des choses. Il est significatif que les dernières œuvres de Calvino, comme Collection de sable, et, dans une certaine mesure, Palomar, comprennent des récits de voyage ou des approches de lieux et que ceux-ci soient sous-tendus par un enjeu herméneutique fort en termes d’interculturalité ; le premier de ces recueils consacre d’ailleurs toute sa seconde partie à des pays, successivement le Japon, le Mexique, et l’Iran. Des réflexions sur les coutumes précolombiennes, ou la méditation sur le rôle du mirhrab dans une mosquée, la réflexion sur le temple de bois japonais, toujours reconstruit à l’identique selon un rituel immuable et l’interrogation de Calvino sur le rapport au temps et au lieu des autres peuples donnent forme à une tentative d’approche originale des lieux qui mêle précision géographique, ethnologique, et expérience de pensée phénoménologique.

36L’espace littéraire désertifié du New criticism a vécu dans les années 1980 ; il manque décidément d’habitants. Si Ricoeur réintroduit dans l’approche des textes la dimension temporelle, et la dimension éthique de leur portée à travers la notion de mimèsis 3, un travail de reconquête de l’espace concret semble désormais à l’œuvre dans le choix même de thématiques qui soulignent une proximité entre géographie et littérature.

37Le thème écologique, objet d’un débat mondial depuis le début du xxie siècle semble de plus en plus présent comme l’un des enjeux de certains courants littéraires proches des travaux de géographes, en particulier, la géopoétique qui vise une manière d’harmonie entre l’homme et son environnement à travers la préoccupation du lieu et la solidarité de l’écriture et de sa célébration, au point que l'on a pu parler dès les années 90 d'un « spatial turn ».

Géographies littéraires, littératures géographiques : l’intégration des hommes à un lieu    

38En effet, la question épistémologique renvoie à un autre type de convergence que la simple description d’un lieu et de toponymes comme mode de contact entre géographie et littérature, ou même que le constat d’une mutation dans la lecture des textes littéraires qui conduit à une plus grande prise en considération de leur contexte. La possibilité d’un rapprochement disciplinaire relève alors d’une option épistémologique (celle de la géographie culturelle par exemple) et du côté des études littéraires, d'un choix de lecture contextualisant. Renvoyer géographie et littérature dos à dos comme des manières de s’approprier l’espace suppose une appréhension cohérente des activités humaines, et une thèse « intégrationniste » sur le réel.

39Du côté de la géographie, l’abandon d’une perspective géophysique au profit de la géographie humaine et sociale qui atteste la présence d’un espace construit implique la prééminence des représentations de celui-ci. Ainsi, la représentation « n’est plus seulement conçue comme avoir quelque chose de présent à soi en tant que sujet mais comme un processus de médiation totale où tous les éléments de la représentation sont métamorphosés en figures (Gadamer) et transportés dans leur vérité31. »

40En un sens, pour la plupart d’entre elles, dans un effondrement généralisé du mythe objectiviste, les disciplines cognitives ont accompli le parcours que désigne Heidegger dans « L’époque des conceptions du monde32 » vers une acceptation de l’idée que l’homme est l’aune à laquelle se mesure l’étant.

41« L’étant est déterminé pour la première fois comme objectivité de la représentation, et la vérité comme certitude de la représentation » note le philosophe, et plus loin

« Weltbild » le monde à la mesure d’une conception ne signifie donc pas une idée du monde, mais le monde lui-même saisi comme ce dont on peut « avoir-idée ». L’étant dans sa totalité est donc pris de telle manière qu’il n’est vraiment et seulement étant que dans la mesure où il est arrêté et fixé par l’homme dans la représentation et la production33.

42Le monde a cessé d’être un « en soi » dont la science devrait offrir une interprétation correcte et unique. Le monde est devenu précisément « ce dont on a une conception », et ce, particulièrement, dans les disciplines auxquelles nous nous intéressons dans ce cadre. L’homme n’est pas dans un rapport passif à l’espace mais il construit (ou éventuellement il détruit !) les espaces qu’il habite et en forge des représentations variées ; ainsi les représentations de la philosophie, de l’histoire, de la sociologie et de la littérature sont-elles annexées à la réflexion géographique comme autant de manières de s’approprier un environnement.

43Si des historiens comme Alain Corbin font grand usage de textes littéraires (et modélisent réciproquement, dans leur lettre même, littérature et écriture de l’histoire), la géographie culturelle, et l’épistémologie de la discipline ne peuvent ignorer le lien indissoluble qui unit l’histoire, la géographie et la fable aux origines du monde occidental. L’art et les représentations picturales participent d’une certaine conception de l’espace qui n’est pas sans effets sur la réflexion géographique. La contribution d’Hésiode à la définition des frontières du monde connu indique le caractère indissociable, du moins à ses origines, de la géographie et de la légende, ou plutôt de la legenda34, au sens que Foucault donne à ce terme.

44C’est en ce sens, celui des strates de discours déposées sur un lieu, que des géographes contemporains interrogent des œuvres littéraires. Les travaux de Marc Brosseau portent ainsi sur divers objets, dont certains sont exclusivement littéraires. Ses commentaires de l’œuvre de Bukowski en témoignent, mais il s’intéresse également à l’image de l’Arabe dans les récits de voyage, aux lectures chronotopiques de romans policiers et aux pratiques narratives et discursives dans les manuels scolaires de géographie, sans parler de sa thèse, Des Romans géographes, parue en 1996 aux éditions de l’Harmattan.

45Comme type de représentation, la littérature et la peinture sont des éléments d’observation pour le géographe, tout comme le critique peut choisir un angle d’attaque géographique pour lire ou relire une œuvre.

46Ainsi, Michel Chaillou dans Le Sentiment géographique35 propose-t-il une réinterprétation de L’Astrée d’Honoré d’Urfé. Roman précieux, codifié, L’Astrée peut être lu, ainsi que la plupart des pastorales, à la lisière des xvie et xviie siècle, comme un paradigme de ce que Thomas Pavel a appelé un « art de l’éloignement ». Partant du postulat d’un exil de la réalité, d’un caractère extra-mondain de la littérature classique, Pavel décline le thème de la fictionalité des pastorales, mais aussi de certains romans de cette période qui délaissent la description d’individus singuliers au profit de la peinture du caractère à la fois héroïque et universalisant de comportements exceptionnels abstraits de leur entourage historique et local36. Selon Pavel, l’éloignement classique trouvant sa source dans l’exemplarité ne pouvait se satisfaire de la peinture d’un « ici maintenant ». Telle est l’interprétation qui a prévalu à propos du classicisme, véhiculant des valeurs de perfection et d’idéalité et, comme tel, nécessairement distancié de son contexte politico-social, mais aussi du terreau des pays que traversent bergers, princes et princesses.

47En restituant L’Astrée aux paysages du Forez où elle fut imaginée, aux paysans qui figurent dans le roman et à un ancrage territorial fort, Chaillou renouvelle non seulement la lecture d’un classique, mais il propose une réinterprétation radicale de la manière de lire les textes où les types universels semblent se substituer à la description de l’individualité concrète des lieux, des hommes des situations. Une lecture « réaliste », « géographique » et référentielle de L’Astrée n’efface pas pour autant sa dimension fictionnelle ; elle la contextualise différemment, et l’attention au paysage se superpose constamment aux espaces symboliques du plateau et de la forêt. La géographie n’y est d’ailleurs pas envisagée comme un « savoir » sur le paysage, mais dans le titre même de cette méditation, comme un « sentiment » ; il ne s’agit pas pour l’écrivain de se substituer au géographe mais de fixer à travers des impressions convergentes, les traits distinctifs d’un lieu auquel les personnages et le lecteur-poète s’identifient de manière affective.

48La littérature constitue ainsi un objet pour le géographe tout comme la géographie contribue à créer un prisme à travers lequel devient possible une lecture renouvelée de ce texte. La « géographie » des textes ne se limite pas plus à un espace concret ou à sa représentation que la littérature à l’énonciation de ces types moraux dont Pavel analyse l’éminente signification. C’est du croisement de ces notions que naît la signification d’un lieu devenu une référence pour le lecteur qui, lui-même active un faisceau de représentations pour l’interpréter.

49Cette dimension multiple du rapport homme/espace est, entre autres, mise en évidence à travers le concept relativement récent d’« habiter » en géographie. Ce concept dégage tout d’abord la nécessité pour l’homme de trouver sa place dans le monde. Celle-ci est à la fois locale, territoriale, mondiale, et ne se limite pas à l’occupation d’un lieu dans sa dimension purement matérielle. Compte tenu de l’actuelle mobilité des hommes, un des postulats de la notion implique que chaque habitant est porteur d’une géographie qui lui est propre et correspond aux espaces qu’il a pu traverser ou dans lesquels il a pu vivre. Intégrant la dimension affective à l’analyse de l’espace, O. Lazzarotti dans La condition géographique37 analyse l’habitant à la fois comme un spectateur et un producteur du monde, dans une dialectique qui le conduit à définir l’habitant dans l’espace habité mais aussi l’espace habité dans l’habitant. Les représentations que l’habitant se forge ainsi de son espace (qui ne se réduit pas au volume qu’il occupe dans un lieu donné) sont partie intégrante de la géographie et comme telles, supposent un réseau de représentations propres à chaque homme.

50Faisant droit à la singularité et reconnaissant une pertinence aux représentations imaginaires que chacun se forge de son propre espace, parmi lesquels la littérature et les arts ont un rôle privilégié, cette géographie suppose non seulement une démarche plus globale et une anthropologie du rapport au lieu, mais elle implique que le lieu soit défini par les usages qu’il suppose (lieux de mémoire, par exemple). Enfin, cette notion implique que soit pensé le rapport à autrui et les interrelations comme partie intégrante de la géographie ; l’habiter est aussi un co-habiter. Le lieu de rencontre n’est pas ainsi seulement un espace délimité mais l’enjeu même d’une rencontre, qui peut être « délocalisée » (dans le cas d’un échange par le web, par exemple).

51Plaidant pour une géographie élargie, ce courant prend évidemment en compte tous les canaux où se proposent des représentations d’un espace. Nous sommes là évidemment bien loin de la géographie classique des régions qui suppose une approche relativement statique, et encore plus loin d’une assimilation de la géographie à l’étude exclusive des espaces naturels. L’intrication de l’homme et de son milieu n’est plus obstacle mais condition du savoir géographique qui permet à l’habitant de développer des stratégies d’occupation.

52C’est peut-être par le biais de ces savoirs géographiques propres38 à un habitant (et qui le qualifient lui-même en retour comme habitant) que se constitue une identité dans ce qu’elle a d’irremplaçable, chacun possédant des lieux qu’il a traversés une compétence propre et plus ou moins partageable, et y laissant sa trace, comme le note O. Lazzarotti :

La consubstantialité de l’espace habité et de l’habitant constitue […] le socle théorique de cette pensée dans laquelle nous nous reconnaissons ; ne pas traiter du monde et, secondairement, des hommes mais traiter des hommes à travers les interprétations du monde39.

53Selon cette conception de la géographie qui semble aujourd’hui incontournable dans l’épistémologie de la discipline, l’intégration de l’homme dans son milieu et le rapport dialectique que suppose la trace qu’il laisse, et l’empreinte qu’il reçoit posent alors de manière aiguë et renouvelée la question de la transmission. L’écrivain comme le géographe se trouvent confrontés à la nécessité de forger des concepts à la mesure des enjeux d'une description de situations singulières qui permettent de les penser, et, précisément, de traduire la singularité en des représentations communes qui prennent en compte ce rapport dialectique de l’homme au monde qu’il habite et qui l’habite. Cette « mathesis singularis » que Barthes appelait de ses vœux dans La Chambre claire semble l’enjeu de pratiques qui impliquent une approche des activités humaines dans leur globalité, et une langue et des modèles spécifiques pour les décrire.

54Les jeux d’échelle, le proche et le lointain, le mondial et le local, l’action du milieu sur les hommes et des hommes sur leur milieu sont l’objet de la géographie, mais comme telle, elle suppose sans l’impliquer directement, une dimension temporelle qui fait que des activités, des modes d’occupation de l’espace, des imaginaires apparaissent et disparaissent dont une écriture peut ou non conserver la trace. Nous sommes là bien loin de « La Rigueur scientifique », titre d’une nouvelle de Borges qui illustre ironiquement un paradigme positiviste de la science selon lequel la carte se superpose simplement au réel, au brin d’herbe près, et qui en devient l’image si exacte qu’elle finit par ne plus s’en distinguer. Dans cette nouvelle, la géographie est devenue une science inutile en vertu de son exactitude même, paradoxe que développe ce bref texte dont la conclusion est sans appel : « En los desiertos del Oeste perduran desperazadas Ruinas del Mapa, habitados por Animales y por Mendigos ; en todo el Pais no hay otra reliquia de las Disciplinas Geogràficas40. »

55Ce rapport à la partageabilité des représentations, hors contexte, ou la manière dont une représentation devient compossible aux représentations communes ou pas est sans doute l’une des questions les plus constantes de l’écrivain qui sait que son lecteur disposera d’énoncés décontextualisés, et que ces lieux qu’il forge et par lesquels il est forgé seront désormais étrangers aux autres. C’est sur le mode d'une interrogation tragique que Borges pose à nouveaux frais cette question dans un poème en prose extrait de L’Auteur et qui s’intitule « Le Témoin »:

Des faits qui peuplent l’espace et qui touchent à leur fin quand quelqu’un meurt peuvent nous émerveiller. Cependant, une chose ou une infinité de choses meurent dans chaque agonie, à moins qu’il n’existe une mémoire de l’univers, comme l’ont supposé les théosophes. (…) Qu’est-ce qui mourra avec moi quand je mourrai ? Quelle forme pathétique et insignifiante perdra le monde ? La voix de Macedonio Fernandez, l’image d’un cheval roux dans le terrain vague entre Serrano et Charcas, une barre de soufre dans le tiroir d’un bureau d’acajou41 ?

56La géographie est à la fois cette discipline qui observe les phénomènes par lesquels l’homme modifie son espace et cette science humaine qui invente cet espace à travers les concepts dont elle use pour le décrire. Les littératures donnent une visibilité particulière à certains d’entre eux (voire, les surdéterminent), et en tant que telles elles deviennent partie intégrante de la géographie, mais elles sont aussi la médiation par laquelle le regard du lecteur se tourne du texte vers les espaces qui leur ont donné naissance. Dans un pacte renouvelé de confiance entre les textes et ses divers contextes qui caractérise l’approche du littéraire aujourd’hui, la géographie est sans doute plus que jamais présente comme l’une des modalités pertinentes pour comprendre et interpréter ceux-ci.