Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Traductions
Fabula-LhT n° 7
Y a-t-il une histoire littéraire des femmes ?
Margaret Cohen

« Reconstruire le Champ littéraire »

Ce texte est la traduction par Marie Baudry de l’introduction de The Sentimental Education of the Novel, Princeton University Press, 1999. Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.

Texte traduit par : Marie Baudry

Tirer un monde du chaos du siècle

1Avant 1830, le roman n’était en France qu’un « agréable amusement des honnêtes paresseux1 », si l’on en croit le critique Charles-Marie de Féletz, reprenant une célèbre formule du xviie siècle. Après 1830, le genre romanesque est reconnu pour sa capacité à l’analyse sociale et culturelle et a atteint le plus haut degré de prestige littéraire2. « Racine et le café ont passé ; l’asphalte et le bitume passeront, mais le roman ne passera pas » déclarait en 1838 un critique impressionné par la prééminence nouvelle du roman. L’histoire a donné raison à son jugement sur la littérature3. Jules Michelet, lorsqu’il se demande dans Le Peuple (1846) comment peindre la classe sociale qui s’est imposée comme force politique avec la Révolution, témoigne de l’autorité montante du roman pour sa capacité à décrire les relations sociales. Rejetant les analyses statistiques et les ouvrages économiques pour leurs « résultats partiels, artificiels », Michelet préfère se tourner vers les « écrivains », les « artistes » – ces romanciers qui dominent en France et dont, selon lui, les œuvres puissantes donnent à présent forme à l’appréhension de la société française aussi bien en France qu’à l’étranger4.

2Pendant tout le xxe siècle, on a assimiléla transformation du roman français – d’aimable divertissement en ambitieuse analyse de la société – aux codes réalistes, lesquels ont joué un rôle absolument crucial, non seulement dans la culture et la littérature françaises, mais aussi dans la culture et la littérature mondiales. On a aussi réduit le roman à deux de ses auteurs majeurs, Balzac et Stendhal, créateurs d’une poétiquebrillante, née d’une lutte héroïque pour donner un sens aux bouleversements économiques, sociaux et politiques produits par la Révolution française.

3« Balzac a tiré un monde du chaos du siècle5 ». La formule de Heinrich Mann pousse à l’extrême le récit mythique qui a donné sa forme aux études sur le réalisme, attentives, depuis Lukaćs puis Auerbach, sur la façon dont les conditions matérielles ont structuré les textes littéraires.

4Et pourtant, lorsque Balzac décrit ces mêmes conditions depuis le point de vue que lui offre son propre temps, c’est une histoire moins héroïque qu’il raconte : « vous allez savoir que, sous toutes ces belles choses rêvées, s’agitent des hommes, des passions et des nécessités. Vous vous mêlerez forcément à d’horribles luttes, d’œuvre à œuvre, d’homme à homme, de parti à parti6 ». C’est par ces mots que Lousteau met en garde Lucien contre la compétition inhérente à toute création littéraire, quand Illusions Perdues décrit l’envers de l’histoire littéraire. Cette mise en garde de Lousteau pourrait aussi bien servir d’épigraphe à l’histoire revue et corrigée que l’on se propose de faire. Notre étude interroge en effet, en replaçant Balzac et Stendhal dans les contextes littéraires qui furent les leurs, la façon dont le roman moderne s’est constitué en France, autant en réponse à des conflits internes à la production littéraire qu’à une profonde transformation de la société.

5En étant attentif à la façon dont les dynamiques intralittéraires déterminent sans doute les codes romanesques les plus influents qui aient jamais été inventés, il s’agit d’aller par-delà l’impératif louable qui commande de prendre en compte les termes dont se sert un moment de l’histoire pour se représenter. Quand Balzac établit un lien entre la littérature et les « horribles luttes » de la production littéraire, il me semble qu’il offre également une solution prometteuse à cette question cruciale – bien qu’elle ne soit pas assez discutée – à laquelle sont confrontées les études littéraires contemporaines, et que l’on pourrait résumer ainsi : comment écrire une histoire littéraire dans le sillage du post-structuralisme ? La théorie post-structurale s’est d’emblée constituée à l’encontre de l’histoire littéraire traditionnelle, en discréditant de fond en comble les concepts qui la fondaient7. Mais dans le même temps, au sein de ce paradigme post-structuraliste, on n’a bizarrement que très peu exploré les contours d’une nouvelle histoire littéraire, làoùles critiques littéraires occupés d’histoire se sont davantage intéressés à des questions générales portant sur la relation entre l’histoire et la littérature qu’ils n’ont étudié avec attention l’histoire de la littérature en elle-même8.

6Conséquence involontaire : les catégories discréditées de l’histoire littéraire traditionnelle hantent parfois, malgré elles, les analyses post-structuralistes les plus rigoureuses et les plus influentes. Les analyses matérialistes post-structurales du roman moderne qui font remonter, dans le corps même de leurs travaux, l’essor des « premiers grands réalismes » français à Balzac, et parfois à Stendhal9, en sont un exemple patent. Car ce faisant, non seulement les critiques matérialistes périodisent-ils l’histoire littéraire en des termes dont des générations de critiques avant eux s’étaient servis pour sanctifier les mêmes chefs-d’œuvre et les mêmes esthétiques reconnues, mais plus encore, ils abandonnent l’examen critique de la notion-même de chef-d’œuvre. L’usage persistant de ces notions ne saurait aller sans que d’autres, tout aussi discréditées, ne survivent à leur tour. Si l’on considère l’histoire littéraire comme une série de chefs-d’œuvre, on suppose alors que la littérature elle-même traverse les flots d’un « temps homogène et vide », bien loin du processus conflictuel qui, pour le matérialisme, caractérise l’histoire sous le rapport de son organisation sociale toute entière10. De même, si nous mettons sur un même plan, et sans l’interroger, le réalisme et le roman moderne, nous donnons forme à une téléologie rétrospective qui perpétue l’idée d’une histoire littéraire toujours en progrès.

7De tels points aveugles illustrent bien la façon dont les derniers vestiges de l’histoire littéraire traditionnelle perdurent quand la critique conceptualise les caractéristiques littéraires des textes littéraires. Pour repenser ces caractéristiques de façon à rendre justice à la dimension matérialiste du post-structuralisme, mon étude se propose de tenir compte d’Illusions perdues autant que faire ce peu, autrement dit, de comprendre la littérature comme un réseau de relations sociales tissé d’institutions formelles et informelles, depuis les académies et les maisons d’éditions, jusqu’aux mouvements avant-gardistes et aux genres littéraires. Reconsidérer l’émergence du réalisme en France, c’est plus précisément interroger la façon dont les contextes romanesques ont structuré les codes réalistes dans lesquels ils sont apparus : Balzac et Stendhal ont-il vraiment inventé le réalisme dans un désert littéraire ? Les poétiques réalistes ne sont-elles pas plutôt entrées en résonance avec d’autres romans et romanciers contemporains aussi bien qu’avec le chaos de ce siècle ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de ré-ancrer les œuvres fondatrices du réalisme dans le paysage romanesque français des premières décennies du xixe siècle. Et il est d’autant plus nécessaire de reconstruire ce paysage que le triomphe du réalisme l’a relégué dans un oubli rien moins qu’absolu11.

8L’Éducation sentimentale du roman se présente donc comme une histoire littéraire écrite depuis l’archive. Archive, comprise d’abord dans le sens du document poussiéreux, oublié au fond des bibliothèques. Les pratiquesqui ont contribué à la naissance du réalisme français se trouvent ainsi dans des romans dont il a d’abord fallu retrouver la trace, avant de les localiser pour être, enfin, en mesure de les lire. Archive, aussi, telle qu’elle a été définie par Foucault, lorsqu’il a cherché à détourner l’enquête historique des seules œuvres individuelles pour s’occuper des structures discursives qui les sous-tendent ; et cela, quand bien même je m’intéresse ici à une conception de l’archive sensiblement différente de celle à qui les critiques littéraires nord-américains de ces vingt dernières années ont donné un rôle de tout premier ordre. Comme le nouvel historicisme l’a bien montré, l’archive a été exagérément considérée comme un équivalent des discours non-littéraires qui traversent l’organisation sociale. Archive n’est pourtant pas synonyme de non-littéraire. Et la littérature possède une archive qui lui est propre. Car les livres dont nous nous souvenons aujourd’hui ne représentent qu’une infime fraction du passé littéraire, ainsi que le rappelle Franco Moretti dans une récente étude, de la première importance, qu’il consacre à la façon dont l’archive littéraire pourrait apporter un matériau brut, déterminant pour le renouvellement de l’histoire littéraire. Les études littéraires ont beaucoup à apprendre du tournant qu’a connu la discipline historique quand elle est passée d’une historiographie des exceptions à la formulation d’une historiographie des normes, dominées par les conventions, « répétitive, lente – ennuyeuse, même […]. Et pourtant, sommes-nous bien sûrs qu’il faille tenir l’ennui pour ennuyeux12 ? »

9Au cœur de cette archéologie, Balzac et Stendhal apparaîtront donc comme des producteurs parmi d’autres, en quête d’une « niche » à même de leur assurer sur le marché des genres littéraires une rentabilité à la fois économique et culturelle. Nous verrons que les romans réalistes n’étaient pas unanimement célébrés par leurs contemporains comme des chefs-d’œuvre, et que l’esthétique réaliste n’était pas considérée comme l’inéluctable téléologie du roman moderne à sa naissance. Pour accroître leur parts de marché, Balzac et Stendhal ont bien plutôt dû faire une offre de rachat hostile des pratiques romanesques qui dominaient au moment où ils ont commencé à écrire : les romans sentimentaux écrits par les romancières. Ils sont alors entrés en compétition avec des écrivain.e.s qui contestaient égalementle prestige accordé au roman sentimental en utilisant d’autres codes, que leurs contemporains trouvèrent tout aussi irrésistibles, si ce n’est plus encore.

10Parce qu’elle conçoit la littérature comme une production sociale conflictuelle, cette étude s’inscrit dans un champ en pleine effervescence, au croisement de l’histoire littéraire matérialiste – et plus particulièrement féministe –, de l’histoire du livre, et de la sociologie des institutions culturelles. Chacune de ces approches méthodologiques est en train de renouveler intégralement la façon dont nous comprenons l’historicité de l’artefact littéraire, bien que leur cohérence trans-disciplinaire mérite encore d’être articulée sous une forme théorique plus substantielle. Afin de conceptualiser la façon dont les luttes littéraires modèlent les codes textuels, je ferai largement usage de la théorisation de la littérature, d’inspiration balzacienne, proposée par Pierre Bourdieu, même si ce dernier n’a pas reconnu combien il devait à Illusions Perdues13.

11Le projet de Bourdieu a pour ambition de remettreencause la relation directe qu’établit la critique marxiste entre l’organisation sociale et le texte. Si un texte littéraire peut répondre à des conflits sociaux, Bourdieu indique que celui-ci reste néanmoins tout autant structuré par des éléments littéraires que sociaux, ou plutôt par des facteurs sociaux qui sont en eux-mêmes littéraires, parce que le texte est une réponse qui s’élabore dans un horizon de codes littéraires et de contraintes institutionnelles auquel tout écrivain est soumis à un moment donné de l’histoire littéraire14. La situation se complique encore de ce que l’écrivain n’est pas isolé dans ce que Bourdieu appelle le « champ littéraire » – terme par lequel il désigne les réseaux qui se tissent entre les institutions officielles et les relations sociales plus informelles, si conventionnelles fussent-elles par ailleurs. La pratique de l’écrivain est ainsi surdéterminée par des relations de concurrences avec ses contemporains, qui doivent répondre aux mêmes codes et contraintes : les écrivainsse positionnent en effet en fonction les uns des autres et font tout leur possible pour obtenir une reconnaissance littéraire et/ou un succès commercial15. Aussi le modèle bourdieusien a-t-il pour effet de transformer en profondeur la façon dont les critiques ont pendant longtemps organisé le passé littéraire. Un temps donné de l’histoire littéraire se définit bien moins par des chefs-d’œuvre canonisésque par les luttes qui impliquent un large éventail d’écrivains, de lecteurs et de textes.

12Bourdieu s’est pourtant à son tour davantage occupé de textes et d’esthétiques canonisés dès lors qu’il a montré comment sa théorie pouvait s’appliquer. Son argumentation au sujet de l’invention d’une distinction haute ou basse au second Empire ne s’applique qu’à des auteurs comme Flaubert ou Baudelaire, qu’à des œuvres comme L’Éducation sentimentale ou Les Fleurs du Mal. De sorte que son propos a par la suite fait l’objet de critiques justifiées à l’encontre de sa façon réductrice d’envisager la manière dont les esthétiques expriment les luttes littéraires. De même n’a-t-il guère prêté attention au genre [gender]16, comme catégorie de l’analyse sociale, bien que cette notion ouvre indubitablement un espace théorique qui permet d’interroger combien l’identité collective peut être déterminante pour qu’un écrivain accède au capital économique et culturel. Face à de telles limites, le modèle bourdieusien gagne beaucoup à être associé à la pratique féministe de l’histoire littéraire, pratique décisive quant à la redécouverte d’œuvres et d’esthétiques négligées, et qui en redessine les contours grâce à une analyse textuelle des plus sophistiquées.

13La volonté de revisiter plus particulièrement le réalisme français dans ce travail prend sa source dans les deux caractéristiques de l’histoire littéraire féministe que nous venons de mentionner ; son ambition est de reconsidérer les notions discréditées de l’histoire littéraire traditionnelle en prêtant attention au champ littéraire. Le travail des féministes sur l’histoire du roman a été déterminant pour mettre à nu les modes conflictuels de représentation qui constituent ce moment de l’histoire littéraire, afin de re-contextualiser l’esthétique réaliste. Pour ce qui est du xixe siècle français, les premières critiques à suggérer que le réalisme serait né d’un conflit qui l’opposait à d’autres esthétiques tout aussi puissantes et cohérentes sont, à ma connaissance, Naomi Schor – prônant une « recanonisation » des romans de Sand pris comme modèle d’un idéalisme autrefois prestigieux et désormais dévalué – et Margaret Waller, qui a révélé que le premier roman de Stendhal était une réponse à l’œuvre sentimentale de Claire de Duras17.

14En retour, la fusion de la théorie de Bourdieu avec l’histoire littéraire féministe n’est pas sans intérêt, loin s’en faut, pour les études féministes. Celles-ci ont visiblement beaucoup à gagner à lui emprunter la notion de champ littéraire et à son rôle déterminant dans la structuration des textes littéraires par les relations sociales. Pour rendre compte de ces apports, je me servirai de Bourdieu pour répondre à une question qui vexe depuis longtemps l’histoire littéraire féministe en France : pourquoi n’y a-t-il pas eu de romancières réalistes en France ? En approfondissant ma connaissance des pratiques romanesques qui accompagnaient l’émergence du réalisme, j’ai ainsi pu vérifier que les femmes écrivains ne participaient pas au canon réaliste au xixe siècle : les contemporaines de Balzac et de Stendhal se sont plus que largement détournées des codes réalistes. Se tenir à distance du réalisme ne veut pas dire pour autant, bien au contraire, qu’elles necomptaientpas dans le roman contemporain. Nous verrons bien plutôt que des femmes écrivains, au nombre desquelles George Sand, occupèrent une place d’importance dans la création d’une forme romanesque qui concurrençât au premier chef le réalisme dans les années 1830-1840, et que j’appellerai le roman sentimental social [the sentimental social novel], afin de mettre l’accent sur la continuité avec le roman sentimental du début du xixe siècle18.

15Pendant longtemps, les critiques féministes françaises, de part et d’autre de l’Atlantique, ont expliqué la désaffection des femmes écrivains pour le réalisme par leur état de subordination sociale. C’est l’explication qu’ont donnée, entres autres, les théoriciennes de l’écriture féminine* dont la poétique prend la forme d’une réponse tacite à l’absence de femmes écrivains depuis la tradition réaliste classique. « Pas les romanciers, solidaires de la représentation19 » : ainsi s’exprime avec emphase Hélène Cixous quand elle passe en revue la tradition littéraire, en quête d’un signe prémonitoire de l’écriture des femmes, suggérant de la sorte que le roman – par quoi elle entend le roman réaliste – ne serait que l’expression littéraire majeure de l’ordre phallogocentrique.

16En taxant d’essentialisme les théories d’Hélène Cixous, les principales féministes américaines travaillant sur la littérature française depuis les années 1980 n’en ont pas moins suivi son exemple pour expliquer la désaffection des femmes à l’égard du réalisme par la subordination sociale des femmes. Ainsi, lorsque Schor se demande pourquoi George Sand, la romancière française la plus célèbre du xixe siècle, écrit des fictions idéalistes, elle identifie les codes non-réalistes au « seul mode de représentation alternatif qui ait été possible pour celles et ceux qui ne pouvaient profiter des privilèges de la subjectivité dans le réel20 ». De façon comparable, Nancy K. Miller a explicité certains passages peu plausibles de La Princesse de Clèves – roman dont on a longtemps fait le point de départ de la tradition réaliste – en attirant l’attention sur la subordination sociale des femmes. Cette position les rend, selon elles, hostiles aux notions de vraisemblable et de plausible qui dominent alors et qui sont les produits de la culture dominante, autrement dit, masculine21.

17Les défauts de ce type de modèle explicatif apparaissent très nettement dès lors que l’on jette un coup d’œil, si rapide fût-il, sur l’histoire littéraire de cette autre nation célèbre pour avoir donné naissance au roman réaliste. En Angleterre, tout comme en France, les femmes étaient, d’un point de vue légal, politique et économique, des citoyens de seconde zone, et le réalisme était étroitement associé à l’ordre social phallocentrique ; et pourtant, jamais cette forme romanesque n’aurait vu le jour sans des auteurs comme Jane Austen, Charlotte Brontë, Elizabeth Gaskell ou George Eliot. Pour comprendre l’absence des femmes à l’aube du réalisme français moderne, nous devons donc prendre en compte les mêmes dynamiques spécifiquement littéraires qui manquent dans les principales études matérialistes de cette esthétique. Alors que pour les féministes françaises, il y a un rapport direct entre esthétique et construction du genre [gender] au niveau de la construction sociale toute entière, l’impact du genre [gender] sur les textes se trouve, en fait, médiatisé par la construction du genre [gender] au sein des relations sociales de production littéraire22.

Le réalisme dans son contexte littéraire et politique

18En postulant que les codes réalistes se sont formés en réponse aux fictions non-réalistes des consœurs* de Balzac et Stendhal et à la compétition ouverte avec elles, mes recherches corrigent le mythe de l’émergence du roman français moderne selon plusieurs axes majeurs. Il s’agira d’abord de montrer que le roman est, dans les trente premières années du xixe siècle, une réponse à la Révolution. Les œuvres sentimentales qui dominent ces décennies font face aux impasses majeures de l’idéologie révolutionnaire : comment s’accommoder des conceptions, aussi bien négatives que positives, des droits du citoyen ? Dans la pensée comme dans la pratique politiques, il s’est avéré extrêmement difficile de concevoir une forme de gouvernement à même de protéger les droits négatifs du citoyen à la vie, à la liberté et au bonheur, aussi bien que ses droits positifs à participer aux décisions concernant le bien-être de tous. Les romans sentimentaux ont créé pour compenser une communauté esthétique idéalisée, où les difficultés pourraient être déjouées et dépassées. Ces romans, écrits par des auteuresaussi appréciées qu’Isabelle de Montolieu, Sophie Cottin, Stéphanie de Genlis, Adélaïde de Souza (alias Flahaut), Juliane von Krüdener, ou encore Germaine de Staël, connurent en leur temps un succès tant critique que commercial23.

19Quoiqu’il en soit, dans les années qui ont conduit à la Révolution de 1830, et plus encore à ses conséquences, le roman sentimental des premières années du xixe siècle a perdu de sa force de persuasion. Le conflit entre les droits négatifs et positifs s’est fait moins pressant et a laissé sa place à de nouvelles contradictions sociales. Le problème le plus urgent pour le roman devint, comme j’essaierai de le montrer, celui de la division inégalitaire de la société, problème qui va prendre une importance nouvelle après la Révolution de Juillet. Car en même temps que 1830 a légitimé les idéaux de 1789, il a installé un régime qui prolongeait le gouvernement des seules classes privilégiées de la Restauration. Pendant toute la Monarchie de Juillet, la contradiction entre l’accès symbolique pour tous les sujets à la liberté, l’égalité et la fraternité et la concentration dans la pratique des droits, du pouvoir et de la propriété entre les mains des hommes des classes moyennes et supérieures, a joué un rôle central dans la forme qu’ont pris les débats publics, que ce soit dans la littérature ou ailleurs.

20Les événements qui ont accompagné 1830 ont également rendu obsolètes les compensations que le roman sentimental opposait à l’impasse sociale. La résolution des problèmes sentimentaux reposait sur la distance, héritée des Lumières, entre esthétique et politique, selon une distinction aussi stratégique qu’idéologique, étant donnée la puissance de la censure politique sous l’Empire et la Restauration, à une époque où le roman était avant tout sentimental. Tout au long des années 1820, les écrivains et intellectuels ont cependant alimenté l’idée subversive selon laquelle l’opinion écrite pouvait jouer un rôle politique actif24. À la fin de la Restauration, ce sentiment s’est encore accru, en réponse à la censure toujours plus répressive de Charles X ; la sphère publique s’est finalement montrée puissante au point de faire éclater une deuxième Révolution en France.

21Les critiques matérialistes ont longtemps considéré que « les romanciers [réalistes] du xixe siècle » étaient « les enfants de la Révolution française »25, pour citer Sandy Petrey, paraphrasant avec éloquence Hugo. Pourtant, depuis le concept de champ littéraire que nous privilégions ici, la volonté réaliste de représenter un panorama complet de la vie sociale semble moins répondre, comme à contre-temps, à 1789, qu’apporter une réponse immédiate à 1830. La Charte de 1830 proclame ainsi, dans une formulation non moins éloquente qu’elle devait ne pas être respectée, que : « Les Français ont le droit d’imprimer et de publier leurs opinions, dans les limites fixées par la loi. Jamais la censure ne sera rétablie26 ». Elle eut pour conséquence décisive de transformer la situation sociale de la littérature. Grâce à la Révolution de Juillet, les écrivains purent intervenir dans le champ politique, et les œuvres les plus ambitieuses du spectre littéraire se mirent en quête de ce nouveau pouvoir conféré à la littérature pour accéder aux affaires publiques.27 Bien plus, ce pouvoir était aussi important pour les romans réalistes que pour les romans non-réalistes qui se risquaient à réclamer une autorité littéraire et culturelle.

22Si l’histoire a fait s’évanouir la force de persuasion du roman sentimental du début du xixe siècle, cette forme a suffisamment gardé de son prestige pour que des romans, animés par un esprit de sérieux littéraire et des aspirations culturelles, aient repris l’essentiel de ces codes28. Tous ces romans ne se sont pourtant pas partagé l’héritage sentimental de la même façon. Alors que les conceptions matérialistes dominantes réduisent les conditions littéraires qui ont donné naissance aux pratiques de Balzac ou Stendhal au seul roman historique tel qu’il fut initié par Walter Scott, cette étude voudrait postuler que ces deux romanciers ont forgé les caractéristiques fondamentales de leur poétique réaliste dans une offre de rachat hostile du roman sentimental. Un code aussi important que celui par lequel l’intrigue du bildungsroman place immanquablement son héros dans une relation en rupture avec la collectivité, provient directement du roman sentimental. Mais lorsque des œuvres comme Le Rouge et le Noir ou Le Père Goriot s’approprient des codes sentimentaux, elles en modifient la valeur et la signification. Dans le roman sentimental, l’intrigue de la rupture permet par exemple d’initier une lutte tragique des principes entre eux. Dans les romans réalistes au contraire, ces principes se muent en illusions sentimentales ; l’intrigue de la rupture ouvre la porte au compromis réaliste, à la lutte amorale du personnage pour réussir.

23Le genre [gender] s’avère alors être une arme symbolique puissante pour contrer les campagnes qu’ont menées Balzac et Stendhal pour affirmer l’importance de leurs nouvelles pratiques. Tous deux, que ce soit dans des textes polémiques comme dans leurs poétiques, ont associé l’invention des codes réalistes à la masculinisation d’une forme autrefois féminine et frivole. Leur stratégie s’est appuyée sur le simple fait que les romans sentimentaux les plus prestigieux publiés dans les trente premières années du siècle étaient écrits par des femmes et que les femmes, puisqu’elles dominaient la production du roman sentimental social, faisaient partie intégrante de la vie culturelle de la Monarchie de Juillet, au même titre que la forme qu’elles employaient. Ces femmes allaient ainsi de la réformatrice socialiste et utopiste comme Flora Tristan à la Comtesse Merlin, dont le salon aristocrate était un rite de passage*pour qui « avait des talents ou des ambitions dans la musique » ; de Louise de Constant, sœur de Benjamin, à la professionnelle à succès, Virginie Ancelot, connue autant pour ses romans que pour les pièces populaires qu’elle écrivait avec son mari ; de Hortense Allart, critique, romancière, « muse romantique » de Chateaubriand, Lammenais, Bérenger ou Sainte-Beuve, à la baronne Aloïse de Carlowitz, dont les traductions des romantiques allemands reçurent plusieurs prix de l’Académie française29.

24Une femme de l’importance de Sand pouvait être considérée par tous et le plus simplement du monde comme le plus grand romancier contemporain, ainsi que le rappelle Michelet au moment où il énumère les modèles littéraires qu’il revendique pour Le Peuple. Qualifiant Balzac de « peintre de genre, admirable par le génie du détail », Michelet n’en vient à lui qu’après avoir évoqué « les romans classiques, immortels, révélant les tragédies domestiques des classes riches et aisées30 ». Le préfacier de l’œuvre de Michelet croit pouvoir identifier ces derniers avec les premiers romans de Sand ; mais le fait que Michelet les décrivent en terme de pratique sans nommer leur auteur est plus éloquent encore31. Sand est l’un de ces nombreux romanciers à avoir beaucoup misé sur une reconnaissance littéraire et culturelle en s’appuyant sur les codes sentimentaux et sociaux.

25L’association des femmes de la Monarchie de Juillet au roman sentimental social est allée au-delà du caractère visible de ses actrices. Quand bien même celles-ci visaient ce nouveau pouvoir dévolu au roman d’intervenir dans la vie politique, et ce, quelle que fût leur position sociale, elles ont démesurément employé la seule forme sentimentale sociale. Pourquoi les consœurs* de Balzac et Stendhal auraient-elles fait preuve d’une telle aversion pour la position réaliste ? Cette étude avance l’hypothèse que c’est peut-être aussi parce que le réalisme était pour les femmes d’alors une « fausse position »*, pour reprendre les termes d’une romancière de cette même époque32. Je postulerai que si les codes réalistes n’ont pas intéressé les femmes écrivains, c’est à cause de leurs interactions complexes avec la construction du genre [gender] dans un contexte spécifiquement littéraire et plus largement social.

26Deux des aspects de cette construction prennent une forme textuelle : (I) Les campagnes agressives de Balzac et Stendhal, dans leurs écrits polémiques et leurs poétiques réalistes, pour masculiniser le roman et (II) l’assignation genrée de plus en plus envahissante de la sentimentalité au féminin par les écrivains et critiques de tous bords esthétiques. Un autre aspect tient au statut des femmes au sein des institutions contemporaines de production littéraire. Pendant la Monarchie de Juillet, une femme ne pouvait faire autrement que d’écrire comme une « femme auteur »* : critiques, lecteurs et éditeurs mêlés considéraient d’abord les femmes auteurs comme des femmes, et seulement ensuite comme des auteurs. Un dernier aspect, déterminant, se trouve au croisement du champ littéraire et de l’organisation sociale toute entière. Si, ainsi que le suggère François Furet, « Juillet 1830 ramène et approfondit tous les conflits nés de 178933 », ce point est alors aussi vrai dans le domaine du genre [gender] que pour celui des classes. La question de savoir si le droit révolutionnaire pourrait s’étendre aux filles de la Révolution fut vivement débattue, alors même que l’idéologie domestique exerçait toute sa force et que la femme auteur*, cette femme publique, était devenue l’épouvantail qu’on agitait dans les disputes concernant le trop grand nombre de femmes à avoir franchi les frontières de la sphère privée.

27Quand l’archive révèle la présence des femmes dans la dimension littéraire de la vie publique de la première moitié du xixe siècle, elle nous oblige à nuancer les arguments, pourtant importants et influents, des historiens féministes et des historiens de la littérature concernant le pouvoir de l’idéologie bourgeoise domestique pendant la Révolution et la période qui a suivi. L’émergence d’une idéologie domestique qui serait devenue hégémonique à partir de la Révolution conduit par exemple Joan DeJean à faire de 1789 « une date sans doute absolument fatale […] pour l’écriture féministe en général34 » aussi bien que pour ses conséquences à l’égard des femmes auteurs, bien à l’inverse de la culture littéraire de l’Ancien Régime dans laquelle les femmes auraient joué un rôle prééminent, tant comme écrivaines que comme arbitres du bon goût. Mais bien qu’elle soit idéologiquement dominante, la doctrine des sphères séparées a pris forme au sein de pratiques qui furent, au moins pour ce qui concerne la production littéraire, beaucoup plus complexes35.

28Il y a visiblement beaucoup à gagner à comprendre une construction culturelle comme un éventail de pratiques, dans un cas comme celui de cette œuvre célèbre pour avoir posé les termes de la misogynie littéraire post-révolutionnaire. L’œuvre de Jean-François La Harpe, Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne (1791-1803), a établi, ainsi que DeJean l’a montré de façon convaincante, que la tradition française était masculine à une écrasante majorité ; elle eut une influence déterminante pour définir le canon dans la seconde moitié du xixe siècle36. Cependant, si l’on replace La Harpe dans le contexte littéraire de son temps, la représentation qu’il a des femmes écrivains, et de leur « importance quasi-nulle37 », se charge d’une signification dynamique. La Harpe a en effet esquissé son canon de la littératuredans les années où les romans sentimentaux écrits par des femmes ont paru sous les vivats de la critique, même si les juges de la haute valeur littéraire n’avaient pas la même opinion quant à l’importance du roman comme forme littéraire38. Si le genre [gender] est en jeu dans la réécriture de la tradition française par La Harpe, il pourrait bien s’agir d’une réaction à la visibilité littéraire des femmes après la Révolution, qui permet d’affirmer, fût-ce négativement, leur importance39.

Le Genre est une relation sociale

29Le puissant rôle qu’a joué le roman sentimental sur la structuration de l’histoire encore à venir du roman vient confirmer la remarque de Marx, célèbre pour sa pénétration, et fondamentale pour la pensée de Bourdieu40. Ainsi,bien que ce soient les auteurs qui écrivent leur poétique, ils ne sauraient l’écrire comme ils le veulent, mais bien plutôt en réaction aux discours établis dans lesquels ils cherchent à intervenir ; et, pour ce qui est des luttes ici décrites, selon les positions les plus significatives pour définir le roman. Pendant la première moitié du xixe siècle, ces positions pouvaient se distinguer en termes de genre. Vouloir faire remonter à la surface les luttes esthétiques oubliées qui ont façonné l’émergence du réalisme engage donc une réflexion sur le paradigme, ou plutôt, sur le problème du genre.

30La notion de genre est, comme le rappelle Jameson « on ne peut plus discréditée par la théorie littéraire contemporaine », parce qu’elle n’a jamais fait l’objet dans son histoire d’un examen critique rigoureux41. Avec sa notion négative de textualité, l’effort de déconstruction du post-structuralisme semblerait même lui avoir asséné le coup de grâce. Depuis cette perspective, mettre sur un même plan les romans de Balzac, Stendhal ou Flaubert et les codes du réalisme, c’est manquer leur part la plus intéressante, la façon dont ils sapent les conventions, dont ils interrogent et subvertissent les représentations réalistes au moment même où ils lesmettent en jeu. La théorie de la déconstruction a ainsi permis de démanteler le projet de taxinomie qui garantissait les articulations traditionnelles du genre42.

31On perdrait pourtant beaucoup à se passer entièrement de la notion de genre du seul fait que l’histoire littéraire traditionnelle aurait échoué à lui rendre justice. S’il se pourrait bien que le concept ne révèle rien en matière de textualité, il révèle par contre beaucoup de la littérature considérée comme pratique sociale : car le genre est une relation sociale, ou, comme le propose Jameson, un contrat social43. L’inscription poétique des attentes de l’écrivain et du lecteur qui façonnent le texte, les conventions du genre, tout cela fournit des informations cruciales quant à la façon dont un texte se positionne dans les échanges littéraires de son temps et met en lumière la façon dont il retient son public. Aussi, prêter attention au genre permet-il de contre-balancer le tout-venant de la sociologie de la littérature qui identifie la portée sociale d’un texte à son seul contenu, tout en compliquant l’équation foucaldienne entre la signification sociale d’un texte d’une part et sa participation à des discours non-littéraires de l’autre. Comme Jameson le fait remarquer, le problème de la notion de genre consiste « en fait à avoir toujours entretenu une relation privilégiée avec le matérialisme historique », en arbitrant entre les œuvres individuelles et « l’évolution de la vie sociale »44.

32Considérer le genre comme une relation sociale nous permet encore d’échapper à cette opposition entre le texte individuel et la classe sociale, qui a miné la théorie du genre depuis ses commencements classiques45. Pour le dire en des termes bourdieusiens, le genre est une position. Il désigne le fait qu’un certain nombre d’écrivains partage un ensemble commun de conventions qui correspond à un espace des possibles, autrement dit, un horizon tissé de conventions littéraires et de contraintes, qui assignent tout écrivain à une situation particulière dans le champ littéraire. Ou, pour le dire encore autrement, lorsque ces écrivains proposent une solution à cet espace des possibles – parce que celui-ci est dynamique, puisqu’il prend la forme de « problèmes à résoudre, possibilités stylistiques ou thématiques à exploiter, contradictions à dépasser, voire ruptures révolutionnaires à initier » – ils permettent de constituer une problématique littéraire, qui interagit avec des facteurs déterminants de l’ensemble de la construction sociale pour donner forme à des poétiques textuelles46. Une fois le genre – ou, pour ce qui est des positions dont il est ici question, le sous-genre – ramené à sa dimension de position, il devient alors, constitutivement, intertextuel et inter-générique à la fois ; autrement dit, le genre devient une relation systémique et synchronique47. Les codes qui constituent un sous-genre ne possèdent pas seulement une cohérence interne, en tant qu’ils apportent une solution à une problématique, mais ils construisent également leur identité en relation à d’autres, notamment contre les autres réponses majeures qui sont apportées à cette problématique.

33Une fois que l’on considère le genre comme une position, les différences d’un exemple isolé de ce genre à un autre acquièrent une importance singulière à partir du moment où un texte transgresse l’horizon générique dominant (pris dans un sens structuraliste). En violant les codes qui le fondent, le texte s’engage dans ce que Bourdieu appelle une « prise de position », puisque l’auteur demande moins à son lecteur de suivre une pratique bien établie, revêtue de prestige symbolique et/ou des attraits du marché, qu’il ne lui demande de s’y opposer. Bourdieu remarque ainsi que les prises de positions individuelles s’amalgament en positions lorsqu’elles commencent à être reconnues en tant que telles par leurs contemporains, à partir du moment où leur pratique même va faire l’objet d’une circulation symbolique et/ou économique. C’est par l’analyse que l’on peut mettre en évidence une position, qui est avant tout de nature textuelle. Et quand un critique découvre un ensemble de textes qui partagent les mêmes codes, il apporte une nouvelle preuve de l’existence de cette position. Les jugements portés par les écrivains et leurs lecteurs permettent encore de distinguer les pratiques pertinentes des autres, d’éclairer leurs significations sociales et esthétiques, aussi bien que leur statut littéraire et culturel48. Qu’on ne prenne pas pour autant ces jugements pour des descriptions scientifiques : ils font partie d’un faisceau d’indices qui demande encore à être interprété.

34L’Éducation sentimentale du roman utilise donc la notion de réalisme – ce monstre aux contours si flous – selon un mode qui lui est propre, pour identifier comment la prise de position des écrivains autour de 1830 s’est très rapidement cristallisée en une position, c’est-à-dire en un ensemble symboliquement chargé de codes qui répondent à une problématique propre à un moment singulier de l’histoire du roman. Comme je l’ai déjà indiqué, cette problématique, qui voit aboutir les transformations aussi bien littéraires qu’extra-littéraires initiées par la Révolution de Juillet, ne va pas sans le legs du sous-genre sentimental qui dominait le roman au début du xixe siècle. Les codes réalistes font partie de ces instruments puissants à la recherche desquels étaient les écrivains pour renouveler le roman à partir de 1830. Et le roman sentimental social est la solution alternative majeure que les écrivains ont trouvé dans les années 1830-1840.

35Si pour Bourdieu, la position se trouve au croisement des contradictions et des problèmes, internes comme externes, propres à la littérature, les dynamiques qu’il met en œuvre pour résoudre ces problèmes restent trop vagues. Quand il est question de la position d’un sous-genre, il nous est cependant possible de clarifier la dimension extra-littéraire de ces dynamiques, en s’appuyant sur les critiques matérialistes qui ont purgé la notion de genre de ses imprécisions traditionnelles. Dans certaines théories très convaincantes, comme celles de Jameson sur le romance49, de Moretti sur le Bildungsroman, ou de Nancy Armstrong sur le roman domestique, les codes génériques nous livrent des informations majeures sur l’intérêt idéologique d’un texte. Dans la formulation althusserienne de Jameson, le romance est, à l’origine « une ‘‘solution’’ imaginaire » pour résoudre une « contradiction réelle » qui met en faillite les valeurs de la noblesse féodale50. Pour Moretti, le Bildungsroman dans sa forme classique vient résoudre la tension qui fonde la société moderne démocratique, entre la primauté accordée à l’individu et les processus de normalisation essentiels à une société pour fonctionner sans heurts51. De façon similaire, Nancy Armstrong considère que la fiction domestique offre un idéal bourgeois de l’amour et de la différence des sexes [gender difference] qui « créé un sentiment d’accomplissement personnel là où il y avait conflit intime, une unité sociale là où il y avait des intérêts de classe divergents »52. En faisant fusionner le modèle matérialiste avec celui de Bourdieu, on peut dès lors considérer que le sous-genre est l’ensemble des stratégies poétiques à même d’offrir dans le même temps une solution fictionnelle crédible aux contradictions sociales momentanément les plus urgentes, et de résoudre une problématique propre au champ littéraire.

36Quand Jameson, Moretti ou Armstrong définissent le genre, ils se préoccupent du développement des formes qu’ils analysent respectivement. Ce faisant, ils préservent la dimension diachronique du concept, lorsque celui-ci se confond avec une position dans le système en synchronie. Dès lors qu’une position est devenue absolument incontestable, il lui est possible de survivre et de prendre différentes formes dans le champ littéraire ; l’histoire du réalisme au xixe siècle l’a bien montré.

37Bourdieu fait remarquer que deux sortes de pratiques importent tout particulièrement aux écrivains quand ils composent leurs œuvres : d’une part, la ou les position(s) dominante(s) qui défini(ssen)t la problématique au moment où ils commencent à écrire pour la première fois ; d’autre part, les réponses que d’autres apportent à cette position, et qui ne peuvent qu’être stimulantes pour tout écrivain de la même période. L’Éducation sentimentale du roman décrira ces deux positions possibles, en faisant remonter à la surface des genres oubliés. Le premier chapitre de cet essai retrace ainsi la cohérence poétique et idéologique du roman sentimental au début du xixe siècle, pratique romanesque alors la plus reconnue, au moment où Balzac et Stendhal s’apprêtent à faire leur entrée dans le champ littéraire. Le chapitre qui suit reconsidère l’émergence du réalisme, en le comprenant comme un déplacement des codes sentimentaux. Notre essai se penche ensuite sur un genre oublié, le roman sentimental social, autre agencement majeur des codes romanesques élaboré pour renouveler le roman contemporain en même temps que le réalisme. Chacune des descriptions d’un genre se trouve ainsi éclatée dans des chapitres qui correspondent la plupart du temps aux codes qui définissent un sous-genre.

38Cette étude se conclut en évoquant la remarquable superposition de la position générique et de la position de sujet, dans le cas des femmes qui ont renouvelé le roman dans la France des années 1830. L’histoire littéraire offre en effet peu de moments où genre [gender] et genre littéraire se recoupent plus nettement : pourquoi donc les consœurs* de Balzac et Stendhal seraient-elles passées de façon si unanime à côté du réalisme, au moment même où il était en train de naître ? En formulant une série d’hypothèses sur cette question, je serai amenée à compliquer l’approche initialement assez abstraite de ce livre, où l’écrivain est considéré comme producteur. À la suite de Bourdieu, je formulerai l’hypothèse suivante : les écrivains se servent des poétiques qui leur conviennent et profitent dans le même temps des critères déterminants de leur position de sujet, tout particulièrement ceux qui affectent leur situation au sein des dynamiques de production littéraire53.

39Quant au dernier chapitre, ses enjeux sont d’ordre plus spéculatifs que la description des genres qui précède. Je l’ai conçu sur un mode plus ouvert, comme une étude de cas révélatrice. Pour mieux expliquer pourquoi le réalisme a pu apparaître comme une « fausse position*» aux consœurs de Balzac et Stendhal, j’ai ressuscité la carrière littéraire d’une femme qui s’est servi de cette même expression pour diagnostiquer la situation plus générale de la femme auteur* à cette époque. À l’origine, avant que leurs relations ne se détériorent, Caroline Marbouty était une amie de Balzac,: juste après la publication par Marbouty d’un roman sentimental social, Balzac l’attaque dans La Muse du département. Marbouty riposte alors dans son autre roman sentimental social, Une Fausse position, qui réécrit dans la perspective de la femme écrivain la conception du champ littéraire telle que Balzac l’avait énoncée dans Illusions perdues.

Hors d’usage*

40En exhumant les luttes qui imbriquent étroitement genre [gender] et genre littéraire, luttes que nous connaissons désormais sous le nom d’émergence du roman français moderne, ce livre travaille de fait sur une littérature qui n’a plus cours, une littérature hors d’usage*, pour reprendre l’une des raisons alléguées parmi tant d’autres par la Bibliothèque Nationale de France à la lectrice qui peine à obtenir le livre qu’elle avait demandé. Les livres hors d’usage* ne sont pourtant pas tout à fait perdus pour le lectorat contemporain ; du moins ne l’étaient-ils pas à la Bibliothèque Nationale, rue Richelieu, au début des années 1990. Il fallait simplement ajouter un niveau supplémentaire de justification universitaire pour les consulter, parce que leurs couvertures graisseuses de papier jaune et bleu s’effritaient sous les doigts. Des livres de si peu d’intérêt, et ce, depuis tant d’années, que personne n’avais songé à s’en occuper et en assurer la conservation, ni encore moins à laisser à qui que ce soit la possibilité de les lire.

41Accéder physiquement aux livres n’est certainement pas la moindre ni la seule des difficultés que l’on rencontre à travailler sur une littérature hors d’usage*. Il n’est, bien sûr, jamais évident de définir les contours de ce que l’on entend par archive. Car l’archive demande au critique son lot indéterminé de chance et de hasard, il lui faut fouiner, jusqu’à trébucher parfois sur la question de sa définition, que les experts en la matière n’ont toujours pas résolu. Et pourtant, ce n’est qu’une fois que l’on s’est assis pour commencer la lecture de ces livres que le problème commence vraiment. Si je donne aux genres que je ressuscite la forme de descriptions abstraites, ces descriptions ne vont charrier à leur tour qu’une part infime du caractère illisible que je trouvais aux romans sentimentaux et sentimentaux sociaux quand j’ai commencé à m’en approcher avec mes attentes réalistes. Car la littérature hors d’usage* met à l’épreuve l’illusion selon laquelle un lecteur de près [close reader] pourrait révéler la logique esthétique de n’importe quel type de texte. Cettelecture de près, telle du moins qu’on la pratique le plus souvent, dépend d’un ensemble d’attentes esthétiques qui découle précisément de l’histoire de la lecture successive de ces œuvres qui, elles, ne sont pas sorties de la circulation.

42Pour toute exhumation de la sorte, l’enjeu majeur est de parvenir à « dénaturaliser » ces attentes pour appréhender la littérature oubliée selon ses propres termes. Quelles sont les poétiques qui distinguent une œuvre d’une autre ? Quelles sont la logique esthétique, la force idéologique de ces poétiques ? Tant que l’on ne veut pas comprendre que ces œuvres oubliées sont structurées par une esthétique cohérente – quand bien même oubliée depuis – on ne fait que les congédier au nom de ce qu’elles n’auraient plus aucun intérêt, qu’elles seraient inférieures aux esthétiques qui l’ont emporté depuis. Aussi certains critiques, qui avaient d’abord prêté attention aux romans sentimentaux du début du xixe siècle, ont-ils reproduit cette erreur, en les dénigrant par la suite pour avoir manqué aux lois du réalisme, en les rachetant au nom de ce qu’ils étaient réalistes malgré eux54.

43La clé permettant d’accéder à l’intégrité d’une œuvre singulière réside dans la problématique propre à son époque et dans laquelle va s’élaborer sa poétique. Comme Bourdieu le fait remarquer, « tout producteur culturel est irrémédiablement situé et daté en tant qu’il participe de la même problématique que l’ensemble de ses contemporains55 ». Circonscrire cette problématique permet ainsi de dénouer l’esthétique d’un texte et ses enjeux idéologiques. À partir du moment où l’on associe un texte à sa problématique, la singularité de ses codes ne nous apparaît plus comme une aberration, eu égard à nos critères esthétiques habituels, mais bien plutôt comme une solution possible.

44Bien entendu, ce serait une entreprise vouée à l’échec que de vouloir reconstruire cette problématique depuis un compte-rendu exhaustif de tout ce qui a été publié à un moment donné, même dans le cas où cette problématique ne recouvrirait qu’une part restreinte du champ littéraire, comme c’est le cas pour cette étude portant sur les transformations qui affectent le roman. Pour avoir un peu plus de prise sur elle, on peut néanmoins ressusciter un certain nombre de ses aspects fondamentaux. Il est par exemple crucial d’établir à quels autres textes ressemble un texte oublié. Appartient-il à une position qui fut – comme c’est le cas dans cette étude – un sous-genre ? Dans le cas contraire, de quelle façon s’éloigne-t-il des positions qui dominent à l’époque ? Car bien souvent, c’est jusqu’à la position – qui structure le texte oublié – qui aura été à son tour oubliée : il est alors d’autant plus nécessaire de parcourir les archives à la recherche d’autres textes qui occuperaient cette même position, en commençant par chercher des ressemblances que l’on ne saurait théoriser, comme la proximité entre certains titres ou des préoccupations thématiques communes56. Une telle façon de lire n’est pas encore assimilable à une « lecture de près », laquelle dépend d’une bonne compréhension de où, quand et comment un texte reproduit et s’écarte dans le même temps des normes poétiques de son temps. Cela ressemble bien plutôt à ce que Sharon Marcus décrit comme une « lecture en quête de motifs57 » [reading for patterns], qui entend chercher ce qui se répète au niveau des structures du texte afin de livrer un répertoire détaillé des codes les plus saillants.

45Pour mettre en évidence la cohérence d’un texte oublié, il n’est pas non plus inutile d’identifier la réitération des positions et des prises de position connues qui répondent à une même problématique, même quand le texte oublié présente des différences substantielles avec elles. L’absence de description dans les romans sentimentaux sociaux, même si elle laisse d’abord perplexe, frappe ainsi nettement dès lors qu’on la compare aux longues descriptions qui prennent place dans les œuvres qui fondent le réalisme et leur sont contemporaines. De la même façon, l’intrigue répétitive du roman sentimental social ressort d’autant plus quand on la compare à l’herméneutique du suspense de la lecture réaliste. Les positions et les prises de position connues qui ont fait l’objet d’une théorisation s’avèrent alors d’une grande utilité, non seulement pour identifier la spécificité d’une pratique oubliée, mais aussi ses enjeux esthétiques et idéologiques. Comme nous le verrons plus loin, l’analyse matérialiste des constructions sociales qui ont donné forme au réalisme offre un raccourci saisissant pour comprendre les contradictions extra-littéraires qui structurent la poétique du roman sentimental social.

46On franchit une nouvelle étape pour définir une problématique en envisageant les pratiques dominantes d’une époque depuis la période historique qui les précède immédiatement, laquelle permet d’en comprendre les termes. Ces pratiques, parce qu’elles ont été dominantes à un moment donné, présentent l’avantage supplémentaire d’être bien connues et analysées aujourd’hui. J’ai commencé, aux débuts de mes recherches, par exhumer le roman sentimental social ; depuis, il m’a fallu revenir en arrière et me pencher sur deux moments antérieurs du roman français pour retomber retrouver une telle pratique littéraire. Quand je me suis rendue compte que le roman sentimental du début du xixe siècle anticipait les termes dans lesquelles les luttes pour dominer le roman sous la Monarchie de Juillet allaient se poser, je n’ai fait qu’aller plus loin dans l’archive, qui avait elle aussi été complètement oubliée. Par contre, lorsque j’ai commencé à conceptualiser la sentimentalité au début du v siècle en la mettant en relation avec la sentimentalité qui a précédé la Révolution, j’ai bénéficié de l’accès à une riche bibliographie critique qui est venue mettre en lumière la cohérence d’une littérature sentimentale plus tardive et à présent hors d’usage*.

47C’est également à l’extérieur de la problématique que je reconstruisais qu’est apparu un autre type de texte qui s’est avéré utile pour établir la cohérence de cette littérature oubliée. Les problèmes littéraires et sociaux qui sont en jeu dans ces œuvres oubliées se retrouvent parfois dans la théorie esthétique de leur temps, même quand cette théorie ne semble pas s’adresser à elles directement. Ainsi, la conception hégélienne de la tragédie classique, parce qu’elle décrit une poétique qui répond à des impasses politiques qui sont exactement les mêmes que celles des textes sentimentaux, s’est avérée extrêmement utile pour reconstruire la logique du roman sentimental. À l’instar d’Antigone pour Hegel, le roman sentimental se trouve à même d’offrir une résolution tragique au problème de la liberté né dans le sillage de la Révolution française.

48C’est donc un travail de longue haleine que de reconstruire la cohérence de ne serait ce qu’une seule esthétique oubliée, comme le prouvent sans doute clairement ces pas de côté et ces déplacements dans le temps. Mais revenons au problème déjà mentionné du chemin à se frayer dans la masse immense des livres que l’on rencontre dès lors qu’on s’aventure dans la littérature hors d’usage*. Chaque livre demande un tel travail pour redevenir lisible que l’archéologue littéraire se doit d’abandonner toute ambition quant à une reconstruction complète du passé. C’est pourquoi il est aussi important de délimiter le champ d’investigation que de retrouver des matériaux oubliés ; car sans de telles délimitations, il n’y aurait en effet aucune trouvaille qui vaille.

49Il est ainsi nécessaire de réduire les questions relatives aux archives au strict minimum et la façon d’opérer dépendra, bien sûr, de l’histoire que l’on veut raconter. Tant que je n’aurai pas d’axiomes à mêmes de resserrer le champ d’investigation, je ne pourrai que décrire la façon dont je m’en suis approché ; c’est plus particulièrement le cas dans la mesure où cette description me permet de soulever des questions en marge de mon projet, que j’avais d’abord été obligée de mettre entre parenthèses afin d’être en mesure de saisir ne serait-ce que la signification d’un infime fragment de ce grand texte non-lu. Au départ de cette étude, ma lecture s’est concentrée sur les deux questions qui m’ont conduite aux archives : existait-il des alternatives au réalisme au moment où celui-ci est apparu ? Existait-il, avant le réalisme, des codes romanesques pertinents pour saisir le sens de la Révolution ? Par la suite, une fois qu’il est clairement apparu que le roman sentimental social était en mesure d’éclaircir le problème jusqu’à présent sans réponse de l’absence généralisée des femmes dans la grand lignée réaliste au xixe siècle, j’ai limité la première question à l’exhumation du premier affrontement dans lequel s’est engagé le réalisme pendant toute la Monarchie de Juillet.

50Limiter ainsi le champ de mon enquête ne m’a pourtant pas conduite à passer en revue l’ensemble des transformations qui ont affecté le roman et que nous associons aujourd’hui à l’émergence du roman en France. Pour rendre pleinement justice à ce changement de paradigme dans l’histoire littéraire, il conviendrait de replacer le réalisme dans un mélange des genres qui fasse non seulement la part belle à la position sentimentale – forme la plus haute et la plus respectable du roman au début du xixe siècle – mais aussi au roman gai*, ainsi qu’à la version française du roman gothique – le roman noir* –, deux positions très populaires au début du xixe siècle. Le système des sous-genres n’a commencé à se modifier qu’avec l’importation des romans de Walter Scott, dans les années 1820. Le succès d’abord populaire de ses romans fut suivi par un accueil enthousiaste de la critique ; la réception très favorable des Fiancés de Manzoni n’a fait qu’accroître encore le prestige du roman historique. L’importance qu’a pris ce roman historique venu de l’étranger a suscité en retour l’émergence éphémère d’un roman historique français, à la fin des années 1820, sur le modèle des romans de Manzoni, Walter Scott ou Fenimore Cooper (considéré comme l’émule américain de Walter Scott), et ce, conjointement à ces deux autres positions du début du xixe siècle, le roman noir* et le roman gai*, lesquelles cohabitaient déjà avec le roman sentimental58.

51L’adaptation en France du roman historique marque le début de la contestation vigoureuse menée par certains écrivains français contre la domination du roman sentimental. Le fait que Balzac ait utilisé les codes du roman historique au moment même où il a cherché à marquer de son empreinte le genre romanesque avec Les Chouans (1829) est révélateur des luttes exposées plus haut.

52Après 1830, le réalisme et le roman sentimental social ont très rapidement supplanté le roman historique pour devenir les deux formes les plus à mêmes de renouveler le genre ; ce qui n’empêcha pas la poétique réaliste d’absorber un certain nombre des codes phares du roman historique, comme certains critiques, depuis Lukaćs, l’ont mis en évidence59. Le roman historique a également fait une brève apparition dans le débat qui se demandait de quelle façon le roman pourrait revendiquer une autorité publique nouvelle dans le sillage de Juillet 1830. Son prestige ne fit cependant plus que décliner après l’apogée qu’il atteignit avec Notre-Dame de Paris en 1831.

53Une fois le roman historique relégué à une place subalterne, le réalisme et le roman sentimental social ont dominé seuls la scène romanesque de la fin de la Monarchie de Juillet, en s’affirmant comme la pratique romanesque la plus estimée. Pour rendre compte de leur règne, il faudrait discuter les enjeux contemporains à ces deux pratiques, en les mettant notamment face à la position de l’art pour l’art qu’incarne par exemple Mademoiselle de Maupin de Gautier. Il faudrait encore décrire la façon dont ce règne s’est compliqué quand le système des sous-genres a recommencé à se modifier dans les années 1840. La force de déstabilisation venait cette fois d’en bas. Elle prit la forme de ce sous-genre que l’on appelle roman feuilleton* (d’autant plus difficile à définir que de nombreux romans, qui ne sont pas à proprement parler des romans feuilletons*, furent publié en feuilletons) et dont les romans d’Alexandre Dumas et d’Eugène Sue constituent un bon exemple.

54On n’aurait pas tout dit des difficultés qu’il y a à travailler sur une littérature hors d’usage* si l’on ne lui adressait cette question que j’ai régulièrement entendue lorsque j’écrivais ce livre. L’entourage critique, qu’il soit bienveillant ou hostile à l’égard de ce projet, me demandait régulièrement : ce n’est pas trop pénible de lire des romans sentimentaux ? En d’autres termes : tu ne voudrais pas plutôt lire Balzac ? Comme s’il était entendu que ces œuvres étaient par définition sans intérêt, même si je pouvais toujours les revêtir de quelques oripeaux critiques. Cette question permet toutefois de mettre en lumière l’un des grands problèmes que pose l’étude d’une littérature hors d’usage* : celui de la mise en doute permanente de sa valeur littéraire. On considère trop souvent que c’est à une agitation tatillonne d’antiquaire qu’on doit de s’intéresser à des textes qui mériteraient pourtant d’être oubliés. Ou bien l’on accuse la critique qui porte sur une littérature non-canonisée de ne rien révéler de la dimension littéraire des textes littéraires, de réduire la littérature à l’histoire.

55Et pourtant, rien de tel que la maîtrise progressive d’une esthétique oubliée pour déranger l’idée bien assurée selon laquelle la valeur littéraire serait un attribut évident du texte. Lorsque j’ai commencé à lire pour la première fois de la littérature hors d’usage*, je suis restée perplexe. Une fois que j’avais reconstruit la problématique qui structure ces œuvres oubliées, je me suis mise à apprécier la diversité et l’élégance des solutions qu’elles apportaient. Dès lors que je possédais mes marques esthétiques, la littérature hors d’usage* n’appartenait plus à cette longue nuit indifférenciée du relativisme esthétique où tous les textes sont gris. Dans le cas de la littérature n’ayant plus cours (et plus encore pour celle qui a cours), une œuvre réussie, une œuvre qui mérite d’être étudiée pour des raisons littéraires, doit apporter une réponse convaincante à la problématique de son époque, et cela, que cette œuvre s’élabore au sein d’une position définie, dont elle affine les codes avec le plus de clarté possible (selon la conception aristotélicienne de l’excellence littéraire), ou qu’elle se distancie au contraire des pratiques dominantes pour emprunter des chemins inventifs qui lui soient propres (le texte moderniste qu’on préfère aux précédents).

56L’évaluation littéraire, comme le signale Barbara Herrenstein-Smith, est « l’un des problèmes les plus anciens, les plus essentiels, les plus signifiants d’un point de vue théorique et incontournables d’un point de vue pratique, de ceux qui affectent la littérature », même si les « guerres du canon », menées dans les années 1980 aux États-Unis pour remettre en cause la validité de la notion de canon dans l’humanisme littéraire occidental, ont jeté dans un désarroi irrémédiable les façons traditionnelles d’évaluer l’excellence littéraire60. Ces dernières années, la difficulté à alimenter le débat sur la valeur littéraire a conduit certains critiques, autrefois partisans d’un démantèlement du canon, à se détourner de la littérature non-canonisée, au nom d’un plaisir du texte – autre façon de nommer les textes canoniques que l’on peut lire de nos jours. À force de travailler sur la littérature hors d’usage*, il paraît pourtant manifeste que les obstacles momentanés que rencontre l’évaluation littéraire ne viennent pas des textes non-canonisés, mais bien plutôt du fait que l’on en sache si peu sur eux. Les textes non-canonisés apparaissent trop souvent comme les fragments de solutions oubliées, ou les réponses à des questions que l’on ne sait plus entendre. S’il nous était possible de réveiller les luttes qui opposèrent les esthétiques, et qui se sont depuis rigidifiées dans la procession des trésors culturels traditionnels, nous serions alors sur la voie d’un profond renouveau historique de la question de l’évaluation littéraire.