Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 16
Crises de lisibilité
Christian Doumet

Je les vois, ils me fixent

1Je propose d’aborder la question de l’illisible par son autre versant : celui de l’indicible. Ou du moins, en dépit de la radicalité des préfixes négatifs, d’une certaine difficulté à dire.

2L’illisible n’est pensable que depuis un savoir-lire. À qui ne maîtrise pas la lecture, il reste lettre morte. Il faut en effet avoir une conscience de la lisibilité, sous quelque forme que ce soit, pour éprouver son défaut. Mais les sens et les expériences de la lecture sont multiples. Si lire veut bien dire identifier des signes et les relier entre eux en vue de l’élaboration d’un sens, le ciel, la terre, les paysages, les événements, les visages, les sourires, les regards mêmes – dont il sera question dans un instant –, sont choses à lire. Lire, en ces acceptions multiples et dans ces contextes variés, est une disposition constante de notre adhésion au monde, face à un flux continu d’indices, de traces et de signes en tout genre. C’est seulement lorsqu’elle se trouve prise en défaut que la lisibilité apparaît à la conscience. L’illisible émerge du bain sémantique dans lequel nous évoluons.

3Bien sûr, l’écriture joue un rôle essentiel dans cette disposition de l’esprit. Mais elle n’en est que la manifestation la plus évidente, et la plus largement sollicitée. C’est pourquoi nous pensons d’abord l’illisible comme une défaillance de notre aptitude à déchiffrer les écritures, et particulièrement de notre maîtrise des langues. Défaillance locale et momentanée, sans doute : une réparation de notre savoir, une attention plus soutenue, quelques éclaircissements pourraient en principe nous permettre de la surmonter. C’est cette intuition d’une lecture possible, mais refusée pour l’instant, qui suscite le sentiment d’illisibilité. L’illisible s’enveloppe d’une attente, d’un désir, d’une demande. Si pénible que soit sa manifestation dans certaines occasions, on le reconnaît à cette croyance qu’il y ait malgré tout du signe, du sens, du lisible. Là où la croyance disparaît, en présence de réalités où n’affleure aucun appel à comprendre, l’illisible n’a plus cours. Il fait place à une tout autre relation dans laquelle les choses regagnent leur densité impénétrable, où s’installe la brutalité, ou la sauvagerie, traversée de ses appétits et de ses peurs ordinaires.

4Cependant, la disposition à la lecture n’est pas détachable d’un surgissement plus vaste, plus général : celui qui, du même élan, nous porte à forger à notre tour des chaînes de signes et à produire, nous aussi, du sens. Comme l’a souvent souligné Paul Ricœur, l’entreprise herméneutique n’est pas dissociable de notre affairement à l’expression. Les deux constituent, dans leur complétude et leur continuité bord à bord, le monde du sens hors duquel l’humanité reste impensable. Le tropisme de la lecture définit les possibilités même de l’expression, et cette collusion indique assez l’importance de son apprentissage dans la formation des individus. Réciproquement, la difficulté à dire certaines choses, à rendre compte de certaines expériences, à seulement nommer des événements détermine sans doute, dans notre perception, des zones d’opacité où la vie s’enraie, où renaissent les obscures menaces. Sur les limites du dicible, en effet, la confiance dans une lecture possible du monde vacille. Les choses ne deviennent pas seulement difficiles à comprendre : l’existence même d’un à-comprendre disparaît ; le retour du fait brut s’impose, avec la massivité d’un non-sens généralisé. C’est dans l’une de ces zones que nous allons entrer maintenant.


*

5Il y a un moment d’une particulière intensité, dans le film du procès d’Adolf Eichmann. C’est celui où comparaît à la barre comme témoin l’écrivain Yehiel Dinur. L’homme est âgé de cinquante-deux ans ; en Israël, où ses livres ont rencontré un grand succès, il est connu sous le nom de plume de « Ka-Tzetnik » qui signifie en polonais « détenu du camp de concentration ». Il porte une veste claire. Sa parole est lente. Ses phrases, entrecoupées de soupirs et de longs silences.

6Je ne me considère pas comme un écrivain, dit-il, un auteur de romans. Ce que j’écris est une chronique de la planète Auschwitz. J’étais là-bas pendant presque deux ans. Le temps là-bas n’est pas comme il est ici, sur notre terre. Chaque fraction de seconde s’écoule selon un rythme différent. Et les habitants de cette planète n’avaient pas de nom ; ils n’avaient ni parents, ni enfants. Là-bas, ils ne s’habillaient pas comme on s’habille ici ; ils n’étaient pas nés là-bas, et ils ne donnaient pas naissance. D’autres lois de la nature réglaient leur respiration. Ils ne vivaient – ni ne mouraient – d’après les lois de notre monde.

7On présente alors au témoin le vêtement que portaient les détenus à Auschwitz. Il le reconnaît. Puis il reprend, avec plus de difficulté encore :

Je crois profondément que, comme en astrologie les étoiles influencent notre destin, de la même façon, cette planète des cendres, Auschwitz, se situe en face de notre planète terre, et l’influence. Pendant près de deux ans, j’ai vu les autres me quitter. Ils m’ont toujours laissé derrière eux. Je les vois, ils me fixent… 

8À cet instant, le témoin se lève et fait mine de partir. Il se retourne sur lui-même. Revient s’asseoir. « Je les ai vus faire la queue… », dit-il encore. Le procureur prend la parole : « Permettez-moi de vous poser quelques questions ». Mais Yehiel poursuit imperturbablement : « Je me souviens… »  Il se lève de nouveau, tente de s’éloigner et s’effondre, sans connaissance. Ici s’arrête sa déposition. Elle est l’une des plus fortes du procès.

9Comment déchiffrer la représentation du monde que vient en quelques phrases d’esquisser Yehiel ? Comme une allégorie, bien sûr. En situant face à la terre une planète nommée Auschwitz qui l’influence, il voulait dire que, tant qu’il existera des hommes tels qu’Adolf Eichmann, capables d’obéir encore dans des systèmes comme celui qu’il servit, les écrivains devront être des veilleurs doués d’une vigilance particulière. Mais est-ce là tout ce qu’il voulait dire ? En est-on quitte avec un discours d’une telle ampleur cosmologique lorsqu’on le réduit à sa portée rhétorique ? Vient-on à bout de ses images en les déclarant seulement des images ? À deux reprises, le témoin tente, par un mouvement du corps, d’échapper à la violence de ce qu’il dit : c’est que dans cette violence, quelque chose dépasse l’allégorie. On n’est pas terrorisé par une figure de style. On ne fuit pas un trope. Réduire le propos à sa valeur imaginaire, c’est y négliger ce qui provoque l’évanouissement final.

10Plusieurs facteurs, sans doute, concourent à cet effondrement : la tension générale du procès dont l’importance historique n’échappe à personne ; le regard impassible d’Eichmann, sous lequel se déroule la scène ; l’efficacité d’une parole tragiquement réduite à sa plus grande économie ; mais ceci, surtout : la puissance évocatoire des mots. « Je les vois, ils me fixent… Je me souviens. » On pourra y reconnaître, au passage, un usage particulièrement frappant de la prosopopée, pour autant qu’ils nous mettent en présence des figures qu’ils convoquent ; et cependant, identifier le trait de style, c’est connaître aussitôt ce qui nous en sépare.

11La prosopopée présentifie ce qu’elle nomme. Mais si terrible qu’en soit l’objet, elle le rend présentable. En un sens, les figurations que produit la rhétorique sont toujours acceptables : elle les tient à distance, les vide de leurs menaces mortifères. Si impressionnants que soient leurs effets, ils ne sont jamais que des impressions, c’est-à-dire des façons de parler. Or dans le cas du discours de Yehiel, cet amortissement n’existe plus. Des mots comme « Je les vois, ils me fixent… » relèvent en réalité de tout autre chose que du registre des figures. Ces mots, si j’en crois la réaction du procureur qui choisit le moment précis de leur apparition pour interrompre l’orateur, ces mots adviennent au bord de l’irreprésentable, là où le langage cesse de répondre, où à proprement parler il se retire. Ils placent celui qui les prononce comme celui qui les entend, au contact du regard fixe des disparus. Ils font plus que rappeler, évoquer, susciter un lieu et un temps : ils leur rendent leur existence brûlante. Ils sont un élément du désastre, de même essence, par exemple, que la tenue de déporté qu’on présente au témoin pour qu’il en dise : « oui, c’est bien cela, c’est bien cela que nous portions… » L’influence planétaire dont parle ce texte, ils s’en font l’instrument ici et maintenant, c’est-à-dire chaque fois que nous les entendons ou que nous les lisons. Yehiel le sait. Il sait que la « planète de cendres » lui dicte ces syllabes pauvres, qu’elles naissent de son influx. Témoigner, qu’est-ce d’autre, en effet, qu’apporter les indices dont le meurtrier a décidé seul ? Le témoin tient exactement son rôle en faisant retentir de telles pièces à conviction dans le prétoire, en ce printemps de 1961 où plus rien, en apparence, ne les relie à l’aire d’un sens, hormis l’inaltérable permanence du désastre qu’ils convoient.

12Dans ces conditions, l’évanouissement vient signer l’authenticité du témoignage mieux que ne saurait faire aucun serment, car il (re-)met la cour, l’auditoire et l’accusé devant le fait du Meurtrier – cette instance imaginaire que sont chargés d’incarner ici, par métonymie, le corps et le regard d’Eichmann. Évanouissement, et non malaise ou syncope. S’évanouir veut dire disparaître, renoncer à la présence : c’est ce que fait le corps de Yehiel lorsque, inerte, traîné par deux policiers, il quitte le champ de la caméra.


*

13Je regarde cet homme attelé, quelques instants auparavant, à une tâche qui semble le dépasser, engagé dans une opération de parole et de mémoire qui paraît exiger de sa part un effort surhumain. La cour n’attend pourtant de lui rien d’autre que les mots qui traduisent ce qu’il a vu et ce qu’il a vécu. Mais traduire, voir, vivre, soudain, dans la bouche de cet homme essoufflé, se mettent à ressembler à des montagnes infranchissables. Avec lui, nous éprouvons ce que l’aisance, l’insouciance sous toutes leurs formes nous avaient fait oublier : le difficile. Difficile de traduire, quand la langue se dérobe ; difficile de voir, quand la vision est insoutenable ; difficile de vivre sous le regard des proches qui vont à la mort.

14Difficile est un mot d’enfant. L’homme qui s’efforce de parler ne ressemble pas à un écrivain maîtrisant sa langue, à un adulte assuré dans son âge et son langage, mais à un enfant qui récite péniblement sa leçon. Je me demande d’ailleurs s’il improvise ou si ces mots qu’il prononce, parfaits en leur justesse et leur efficacité, il les a écrits, puis relus, puis appris par cœur. Si cet effort manifeste pour dire ce qu’il a connu ne se double pas de la difficulté à rassemblerles bribes de sa leçon. Si, en somme, sous l’œil du bourreau, il n’est pas un instant redevenu l’enfant devant son maître. S’il n’a pas dû recourir, pour nous faire comprendre ce qu’il vit, ou revit là, à ces simples images universelles : l’énorme terreur des petits, face à ce qui les dépasse de toute part ; la peur des fils incertains devant les pères au savoir si vaste ; l’angoisse obscure des analphabètes.

15Dans certaines circonstances, l’homme de discours et de savoir redevient un enfant, un fils, un analphabète. Toujours les mêmes circonstances, quelque forme qu’elles revêtent… « Très cher père, tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d’habitude, je n’ai rien su te répondre1… » Ainsi commence la parole que les fils tentent parfois d’adresser aux pères. « Ton beau sourire, lorsqu'il apparaît, est toujours adressé à d’autres qu’à moi. J’aurais bien voulu, pourtant, te voir me regarder en face pour autre chose que pour être désagréable. N’étais-je pas un enfant comme les autres, innocent, fragile et avec ce besoin d’amour commun à nous tous ? » Affaire de regards, ici encore. Mais les mots manquent leur destinataire ; ou le locuteur s’évanouit « parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup [sa] mémoire et [sa] compréhension2 ». Ailleurs, des années plus tard, Pierre Bourdieu s’apprête à parler devant ses pairs. Lui aussi, il va réciter une leçon, inaugurale celle-là. Le public du Collège de France s’est pressé pour l’entendre. Il a une voix blanche. Décrivant cet instant, il emploiera les mêmes mots que Kafka. Il parlera du « sentiment d’être parfaitement indigne, de n’avoir rien à dire qui mérite d’être dit devant ce tribunal3… » Il évoquera également « un sentiment de culpabilité à l’égard de [son] père ». Alors, contre toute attente, il esquisse lui aussi un mouvement pour s’interrompre et pour partir. Mais « Jean-Pierre Vernant me fait les gros yeux ou je le crois, dit-il ; je vais jusqu’au bout tant bien que mal. Après, j’éprouve un terrible malaise4. » Un scénario  qui nous rappelle étrangement celui que vit Yehiel (tribunal, regard, mouvement de départ, jusqu’au malaise final), mais dans une tout autre perspective.  

16Qu’y a-t-il donc de commun entre ces situations ? En quoi Kafka, ou Bourdieu, peuvent-ils éclairer un tant soit peu ce que montre un bout de film du procès d’Eichmann ? En ceci, peut-être : qu’ils traitent tous, de manière évidemment très diverse, de certaines formes de vie. J’emploie ici une expression très neutre, très générale, dussé-je y délaisser un instant la portée pathétique du discours de Yehiel : cette expression appartient au vocabulaire de l’éthologie, mais elle intervient également dans le discours philosophique, lorsque Wittgenstein par exemple s’attache à comprendre l’interprétation musicale. À travers l’interprétation, dit-il, la musique ne décrit pas seulement des états de conscience ou des humeurs : elle détermine, chez ceux qui la font, et même chez ceux qui essaient d’en parler, des mimiques, des postures, des expressions du visage, bref, une morphologie du vivant. Wittgenstein insiste sur le fait que ces formes de vie, inscrites dans la gestion du souffle, la conduite du rythme et des silences, participent pleinement de la phénoménalité musicale.

17Qui n’entend ce qu’a de musical en ce sens la parole du témoin Yehiel5 ? Certes, une musique passablement désaccordée, sourde, lamentable ; d’une tonalité désaffectée, ou désaffectivée autant que possible ; musique organiquement constituée, pourtant, avec ses courbes, ses développements, ses points d’orgue, ses codas. Le procureur tente de l’interrompre, mais on n’interrompt pas une partition aussi profondément gravée. Seule une obscure violence émanant de la partition même peut venir suspendre cet art de la fugue.

18Pourquoi invoquer la musique dans une circonstance qui semble lui être aussi étrangère ? Parce que précisément les formes de vie qu’elle incarne sont irréductibles à aucun sens. Qu’elles se tiennent en-deçà ou au-delà du champ des significations. On comprend mieux, par là, ce qui fonde l’étrange musicalité de la parole du témoin Yehiel : elle recueille, devant le prétoire, la charge d’informulé dont est lourd le regard des disparaissants6. La recueillant, elle la restitue en mots, certes, mais dans une zone informe de la pensée. « Je les vois, ils me fixent » : sans doute s’agit-il de tout autre chose que d’un rappel – moins, encore, d’un rappel à l’ordre de la mémoire ; seulement de ce déploiement inarticulé des regards, convoqué dans un lieu (le tribunal) qui, malgré tout, n’était pas préparé à les accueillir. Car ce qu’on vient écouter dans un tel lieu, n’est-ce pas, ce sont des mots, pas des mélopées. Le témoin, d’ordinaire, ne chante pas : il forme des phrases en langage naturel, il formule.

19Dinur Yehiel, lui, essaie de faire entendre l’inouï des regards ; l’insistance de ce qu’ils n’ont pas dit, qu’ils n’auraient sans doute pas su dire puisque toute leur pensée tenait dans leur insistance même. Mais insistance veut dire aussi attente, patience, permanence – et à travers ses diverses modalités, demande. On n’en finit pas avec eux parce que plus que tous les autres, peut-être, ces regards appelaient une réponse7. Cette réponse qui n’a pu être donnée, elle vient maintenant, tardivement, difficilement, et en tout cas, dans ce que les mots font entendre plus que dans ce qu’ils disent. Cette réponse n’est qu’une reconduite de l’énigme.


*

20Écoutons donc attentivement, nous aussi : « Ce que j’écris est une chronique de la planète Auschwitz. J’étais là-bas pendant presque deux ans ». Prêtons attention, par exemple, à l’abîme qui résonne entre ces deux phrases. Entre ce j’écris et ce j’étais. Yehiel nous parle de son métier d’écrivain, du romancier qu’il n’est pas. Il évoque également, en sous-voix, son actuelle position de témoin : c’est, dit-il, en tant que chroniqueur d’Auschwitz autant que comme ancien déporté qu’il s’apprête à déposer. Les deux se confondent dans sa voix : le témoin et l’écrivain. Pour parler du regard des disparaissants, il ne faut pas seulement l’avoir vu : il faut également le porter en soi maintenant, l’apporter avec soi de si loin, le présenter à chaque instant, l’exposer parmi les hommes. Tel est le travail de conversion entre témoin muet et usager du langage, qu’accomplit Yehiel.

21Comment nommer cette aptitude à faire entendre dans la langue commune ce qui reste hermétique à toute formulation ? Poème serait un mot possible, avec peut-être, pour horizon, de manière assez malheureuse ici, la Dichtung de l’allemand,c’est-à-dire, en l’occurrence, l’exposition, la mise en partage de la part la plus imaginaire et la plus informulable de ce que nous vivons. Yehiel dévoile, certes, par son témoignage, une position extrême de cet informulable. Mais ce cap avancé appartient au continent dont se réclame tout poème. Ainsi, lorsqu’un poète du siècle passé intitule l’un de ses derniers livres Chronique, il entend lui aussi témoigner non pas d’un autre monde (rien de mystique dans son geste), mais de cette extériorité innommable qui fait de nous les habitants d’un monde :

Si haut que soit le site, une autre mer au loin s’élève, et qui nous suit, à hauteur du front d’homme : très haute masse et levée d’âge à l’horizon des terres, comme rempart de pierre au front d’Asie, et très haut seuil en flamme à l’horizon des hommes de toujours, vivants et morts de même foule8.

22Rien de plus radicalement étranger à la tonalité du témoignage de Yehiel que ce verset de Saint-John Perse. Mais point de représentation plus proche, non plus. Car le mot « chronique », entendu de part et d’autre, y revêt le même sens : il veut dire que deux temps et deux lieux marchent de conserve. Qu’ici n’a de consistance que dans le souci de ce là-bas insensé, énigmatique et dévorant (rempart de pierre au front d’Asie, haut seuil en flamme) dont l’opération poétique tente de restituer les signes. Et sans doute faut-il reconnaître à ces manières d’ordonner notre être-au-monde, un acte très ancien, dit « poétique » par révérence à cette ancienneté même. Une façon de traiter avec l’inintelligible condition ; et à défaut de la comprendre, d’au moins la peindre comme durent le faire les premières expressions picturales sur les parois de Lascaux ou de la grotte Chauvet. Peindre notre vie en regard de la masse de vies et de morts qui nous côtoie. Nous représenter vivants et morts de même foule. Mais pour qu’un tel acte atteigne son obscure cible, autrement dit qu’il fasse soudain exister la foule des vivants mêlés avec les morts, il importe que celui qui l’accomplit sente sa vie dépendre de la courbe du tracé ; que cette courbe dessine, indique, exemplifie une manière de se maintenir vivant dans la compagnie des vivants9.

23Peut-être touche-t-on alors à une certaine écriture, à la fois conséquence et condition du geste : celle avec laquelle, par exemple, a partie liée la communauté inavouable dont parle Maurice Blanchot. Car c’est bien, comme chez Blanchot, une communauté fondée sur l’obsédante mortalité de ses membres qui anime la parole de Yehiel10. De cette parole, nous ne savons dire si elle est celle de la vérité du témoin ou au contraire d’un simulacre poétique. Ce qui est sûr, c’est qu’elle ne s’adresse pas à nous, ni même au procureur ; qu’elle ne s’adresse à personne qui l’entende ici et maintenant, mais bien à la communauté des absents, à ceux qui n’en finissent pas de disparaître. Il y a là, qu’on le veuille ou non, un dispositif apparenté au simulacre. Une fiction qui vise en quelque façon à convoquer les disparus afin de leur faire entendre la parole qui leur a manqué. « Ma présence à autrui en tant que celui-ci s’absente en mourant », écrit Blanchot, voilà ce qui m’ouvre à la communauté. De fait, nulle part le témoin ne va plus loin dans la preuve que lorsqu’il fait paraître devant le tribunal, pour ainsi dire à ses côtés, la communauté des mourants à laquelle sa position de chroniqueur non-romancier le relie. Mais dans le même geste, il s’écarte aussi de sa fonction de témoignant. Il entre dans une opération délicate qui consiste en somme à reconnaître publiquement que seule la fiction de la présence hic et nunc des mourants constitue un témoignage suffisant pour la vérité dont il s’agit ici. Le procureur perçoit parfaitement le paradoxe, et refuse de s’y laisser enfermer11. Aussi tente-t-il d’interrompre le témoin. Il entend reprendre la main, sans doute un peu effrayé par ce qui se découvre là quant à la précarité de sa mission ; par cette intrusion de la littérature dans un lieu où elle n’a pas sa place, et où pourtant il l’avait invitée dès sa première question (elle portait sur le nom de plume de Yehiel).

24L’évanouissement se situe exactement à la pointe la plus aiguë et la plus insoutenable du paradoxe. Au moment de la mise en présence même : « Je les vois, ils me fixent… Je me souviens ». Et parmi toutes les hypothèses auxquelles peut légitimement donner lieu l’effondrement du témoin figure celle-ci : qu’à cet instant précis, ce dont il doit témoigner lui paraît exiger un recours à la fiction. C’est à ce saut qu’il nous invite, non sans comprendre aussitôt que la nature du lieu, le regard d’Eichmann et le serment préalable de vérité le rendent impossible. Nous, c’est-à-dire les juges, Eichmann, le public ; et au-delà encore, tous ceux qui regarderont le film du procès, qui en liront les minutes, qui même en entendront parler. Car pour que la déclaration vaille témoignage, il faut qu’elle puisse être partagée et redite à l’infini. Il en va ainsi de toute publication de la vérité ; mais un autre paradoxe jaillit alors, ou le même sous une autre forme : à être dévoilée dans ce qu’elle a de plus informulable, la vérité se défigure, comme si elle n’était vraie que tenue secrète12. Autre hypothèse que suscite l’évanouissement : le témoin, au moment où il aborde la fiction des mourants, à l’instant donc où il dévoile la vérité dans ce qu’elle a de plus intime, il la voit se tordre et prendre une forme qui ne lui ressemble plus du tout – lieu commun, banalité, ou pire encore : une hallucination, le symptôme d’un vieillissement, d’un gâtisme, d’un radotage dont l’assemblée des vivants, soudain, lui renvoie l’image. Ces mots, « je les vois, ils me fixent », ou encore « je me souviens » retentissent avec tout ce que l’usage et l’usure de la parole en ont fait : des outils bons à tout, sauf à rendre compte du regard singulier dont ils sont ici les vicaires. Face à l’indicible, ils deviennent inaudibles. Ou peut-être faudrait-il dire qu’ici, à cette acmè d’une présence-absence, l’indicible se confond avec ces mots dont aucune lecture ne peut rendre compte, hormis celle du sujet qui les emploie. Parole devenue étrangement intransitive et vaine, ou musique cette fois-ci totalement désaccordée. Si Yehiel est entré de plain-pied dans le registre d’une écriture, c’est aussitôt pour y produire de l’illisible.

25À peu près au même moment, et évoquant des circonstances du même ordre13, Paul Celan trouve ces mots qui nomment et illustrent l’impuissance de la parole – sa résistance à être seulement lue : Gras, auseinandergeschrieben que Jean-Pierre Lefebvre traduit par « herbe écriture désarticulée ». C’est au début du grand poème « Strette » (Engfürung), que les mêmes mots reviennent d’ailleurs conclure :

herbe écriture désarticulée. Les pierres, blanches,
avec les ombres des brins :
Ne lis plus — regarde !
Ne regarde plus — va14 !

26Auseinandergeschrieben, commente Lefebvre, « suggère une intervention sur le graphe qui décale et disjoint les différentes lettres » ; mais également « une écriture qui produit le désassemblage des images vues15 ». On peut supposer que sur le territoire du Verbracht (le « dé-placé ») qui ouvre le poème, l’herbe est le seul élément continu, la seule présence familière : l’herbe du champ de « chez soi » aussi bien que l’herbe des morts. Mais par un sortilège qui tient à la nature même du tragique, cette familiarité est devenue indéchiffrable : écriture désarticulée ; ses brins ne sont plus que des ombres illisibles (« Ne lis plus ») sur des pierres (funéraires ?) ; ils brouillent jusqu’à la vision (« Ne regarde plus »). Dans ce Nacht und Nebel, paraît un mot lui-même articulé et désarticulant qui désigne l’écriture, ou mieux, le graphe : sa trace, son ombre, son reste défait. Ainsi le geste poétique parvient-il à donner consistance à la disjonction du signifiant et, en même temps, au désassemblage du signifié. Parce qu’il opère sur les deux plans, parce qu’il parvient à les tenir ensemble malgré tout, il donne une forme à l’événement. La construction du poème, son titre même, évoquent le démembrement et le remembrement ; une incertitude qui grève la cohésion des corps ; qui cependant, par le resserrement des images rompues (leur « strette »), parvient à leur redonner un allant (« Ne regarde plus — va ! »). Aller, s’en aller : se détourner du texte écrit ; le désarticuler afin de ne plus subir sa désarticulation. Il y a, dans la parole de Yehiel, quelque chose qui reste fasciné, ou fixé par le signifiant vide, illisible, ininterprétable (« je les vois, ils me fixent »), qui ne peut s’en détacher que par un renoncement du corps. Quelque chose qui, comme à l’écoute de l’injonction de Celan (geh !), tente pourtant de s’en aller. En vain.

27Certains hommes, face au Sphinx qui les interroge, pensent trouver la clef de l’énigme, croient en être quittes avec les mots, pouvoir s’en aller. En vain – et c’est là toute l’essence du tragique. Car l’illisible, l’inintelligible, l’inarticulé n’étaient pas dans la question : ils figurent dans la réponse que ces hommes-là ont faite au Sphinx.