Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Articles
Fabula-LhT n° 14
Pourquoi l'interprétation ?
Françoise Lavocat

Pour une herméneutique spécialisée de la fiction

1La situation de l’herméneutique de la fiction est assez paradoxale. D’une part, les théories de la fiction et le renouveau récent de l’herméneutique ont été l’une et l’autre favorisées par la fin de l’ère structurale, si bien qu’elles semblent avoir des destinées communes. Il y a en effet des affinités entre le déplacement de la perspective qui s’est alors opéré, de l’œuvre close à l’œuvre comme monde en rapport avec d’autres mondes. Pourtant, théories de la fiction et théories de l’interprétation ne se sont pas beaucoup rencontrées. Les grandes pensées de l’herméneutique, quand elles ont cessé de manifester une  préoccupation exclusive pour les textes religieux, se sont concentrées sur la valeur esthétique des œuvres (en particulier chez Gadamer et chez Jauss1), sur la narrativité (dans l’œuvre de Ricœur), sur la littérarité (chez Szondi et Riffaterre). Je laisse ici de côté la démarche herméneutique de Blumenberg : quoique sa métaphorologie puisse indirectement contribuer à une interprétation des œuvres d’art, là n’est pas son objet, qui est d’éclairer l’histoire des concepts et plus largement celle des façons de voir le monde.

2Il est impossible de revenir dans le cadre de cette contribution sur les apports et les débats que cette rapide énumération balaie. Il suffit de dire que l’appel pour une herméneutique spécialisée (aussi bien formulé par Szondi que par Jauss, dans des perspectives tout à fait différentes) me paraît justifié, mais que je ne pense pas que l’objectif de celle-ci soit de rendre compte de la valeur esthétique des textes : je rejoins Jean-Marie Schaeffer dans sa critique d’une approche philosophique du beau éloignée des avancées contemporaines dans l’analyse des conduites artistiques, grâce en particulier aux sciences cognitives2. En outre, l’herméneutique développée par Bollack et son école (en partie à partir des travaux de Szondi3), aussi bien que celle de Jauss quand il illustre sa méthode de façon concrète aboutissent au même résultat  malgré leurs différences d’approches philosophiques et théoriques: il s’agit toujours d’articuler l’étude des faits de langue et de style avec la prise en compte aussi informée que possible du contexte. Peut-être est-ce là en définitive le dernier mot, indépassable, d’une herméneutique littéraire couplée à l’explication de texte, quand elle se donne pour finalité l’éclaircissement du sens d’un texte littéraire – à moins évidemment que cette ambition ne soit déclarée illégitime ou impossible (dans une posture radicalement déconstructionniste), option qui n’est pas la mienne4.  

3Par rapport à cette tradition, un renouvellement des perspectives me paraît s’imposer, à travers une approche de l’interprétation centrée sur la fictionnalité plutôt que sur la textualité ou la littérarité. Cette voie n’est pas tout à fait inédite. Wolfgang Iser et Umberto Eco y font figure de précurseurs. Même si L’ Œuvre ouverte ([1962], 1965) avait pour point de départ un exemple musical, Eco s’est beaucoup penché sur le rapport spécifique du lecteur aux personnages de roman5 et sur les « règles du jeu » qui président aux « promenades » à l’intérieur d’un univers fictif (Six promenades dans les voies du roman et d’ailleurs, [1994], 1996). Iser a proposé de pénétrantes analyses sur l’imaginaire et le fictif, celui-ci étant défini comme un dédoublement, un passage de frontières et une transgression des limites6.

4Il n’est pas possible d’entamer une discussion sur les importantes propositions d’Iser et d’Eco dans le cadre de cette contribution, au risque de simplifications abusives. Il est cependant vrai qu’elles se sont depuis deux ou trois décennies figées dans une sorte de vulgate, faite de la polysémie de la communication littéraire, des blancs et des lacunes de l’œuvre supposées fondateurs de sa valeur et de sa modernité. La plurivocité, l’indétermination et la négativité sont largement comprises comme l’apanage du contemporain.

5Sans renier cet héritage, avec lequel ma propre démarche a beaucoup d’affinités, il convient selon moi de revisiter les éléments épars de cette herméneutique consensuelle de la fiction, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, l’indétermination est largement associée, chez Iser, à une dimension métaphysique de la négativité7, qui ne me paraît pas constituer un fondement théorique satisfaisant. L’opposition entre immersion fictionnelle et interprétation, qui sous tend la pensée de la fiction chez Iser, ainsi que la différence soulignée entre fiction ancienne et fiction contemporaine doivent être relativisées. D’autre part, malgré les réponses apportées par Eco lui-même à propos du caractère anti-empirique de ses hypothèses sur le contrat fictionnel et la coopération entre auteur et lecteur modèles8, cette difficulté subsiste.

6Je propose donc d’explorer deux hypothèses. La première est que la fictionnalité stimule et déroute de façon spécifique le processus cognitif de construction d’une interprétation. Cette perturbation consiste essentiellement à affecter d’un coefficient de doute variable, selon les œuvres et les époques, l’intentionnalité et la référentialité constitutifs de l’artefact et à thématiser de façon plus ou moins visible et insistante le paradoxe ontologique de la fiction (faire exister le non existant). La seconde concerne la relation entre interprétation et immersion fictionnelle : au lieu de les opposer, il convient de considérer la première comme un des opérateurs de la seconde.

I- Stimulation et perturbation du processus herméneutique par la fiction

7Il y a un consensus contemporain pour estimer que la difficulté d’interprétation est consubstantielle à la démarche herméneutique9, ainsi qu’à la littérature et à la littérarité. On trouve beaucoup de considérations sur la littérature, au xxe siècle, valorisant l’ambiguïté10. Je propose ici un déplacement : il s’agit d’identifier les perturbations dans la communication et le reconstruction de la signification induites par la fictionnalité.

L’intentionnalité indéchiffrable

8L’argument qui va être développé a pour prémisse que l’attribution d’une signification présuppose celle d’une intentionnalité11. Sans entrer dans le débat philosophique complexe et nourri sur cette question, qui a opposé phénoménologues et philosophes analytiques, je postule que les fictions, comme toutes les productions humaines, relèvent d’une intentionnalité. Cela ne signifie pas que tous les effets de sens produits par un artefact culturel procèdent de cette intentionnalité, ni que celle-ci soit aisément appréhendable. On sait depuis longtemps que les artefacts culturels, en particulier ceux qui ont une visée artistique, qu’ils soient fait de textes, d’images ou d’autre chose, produisent des effets de sens que leurs auteurs n’avaient pas prévus – c’est bien ce qui est souligné dans le fameux prologue de Gargantua, dont il sera brièvement question plus loin. L’essentiel du débat sur l’interprétation a porté et porte toujours sur la possibilité, la légitimité, l’évaluation des significations non immédiatement repérables et vraisemblablement non programmées par les auteurs. Mais là n’est pas mon propos, tout ayant été dit, comme le prouve (notamment)  l’éventail des points de vue rassemblés par Eco dans Interprétation et surinterprétation ([1992] 2002). Ce que je préfère souligner, c’est le besoin cognitif de postuler une intention pour comprendre et interpréter tout artefact culturel. Or, une des propriétés de la fiction est de compliquer, de dérober de bien des façons et pour bien des raisons l’intelligibilité de cette intention.

9Quels sont les indices du besoin cognitif de la postulation d’une intentionnalité dans toute démarche interprétative ? La présupposition d’une intentionnalité est inscrite dans le langage ordinaire (nous nous demandons ce qu’un texte veut dire). Dans l’exercice de notre profession, lorsque nous sommes enseignants, chercheurs, nous passons notre temps à interroger des intentions. Pour prendre l’exemple du tout dernier colloque auquel j’ai assisté, sur l’écrivain chinois Mo Yan, il y était question de savoir qu’elle était la part, dans son œuvre, de cryptage allégorique, d’improvisation alcoolisée, de stratégie contre la censure. Cela ne signifie pas du tout qu’il s’agisse, comme le voulait Schleiermacher, de reconstruire le processus psychologique de création d’un auteur. Mais c’est à partir du moment où ces questions se posent, induites par notre « tension vers la vérité », pour paraphraser Gadamer, et que nous rendons compte qu’il n’y a pas de réponse ou jamais de réponse totalement suffisante que nous interprétons.

10Comme tout le monde le sait, l’obstacle majeur et intentionnel à la communication de l’intention, dans une fiction, est la présence d’un narrateur, que nous avons invariablement tendance à confondre avec l’auteur, malgré des décennies de dressage narratologique12. La présence d’un narrateur est propre aux textes fictionnels, même si, comme l’a montré Sylvie Patron13, il n’y a pas lieu de supposer sa fantomatique présence lorsqu’aucune marque textuelle ne la signale. L’absence de narrateur complique d’autant plus ce qui n’a jamais été un pacte fictionnel. Le rapport mouvant, souvent indéchiffrable entre auteur et narrateur, lorsqu’il y en a un, est un opérateur privilégié de fictionnalité en ce qu’il opacifie l’intelligibilité de l’intention auctoriale.

11Dans le célèbre débat sur le prologue de Gargantua, qui s’est tenu dans les années 1980, non sans prolongement récents14, il est significatif que seuls les tenants d’une lecture « ouverte » du prologue15, c’est-à-dire ceux qui y lisaient une contradiction et un paradoxe laissé volontairement irrésolu, aient fait état de son statut fictionnel. Les lectures s’efforçant de réduire ou d’annuler la contradiction en appelaient à une intentionnalité auctoriale placée du côté de la lisibilité et de la cohérence, sans jamais souligner le fait qu’Alcofribas Nasier n’est pas François Rabelais16. La difficulté qu’il y a à identifier dans le fameux prologue les assertions sérieuses et non sérieuses est solidaire du caractère indéfinissable du statut du narrateur.

12Quel rapport d’identité, quel transfert d’intentionalité, quel degré de fiabilité programment un anagramme (François Rabelais et Alcofribas Nasier) ? Un jeu sur l’étymologie et la traduction d’un nom propre (Cervantes et Ben Engeli ont pour étymologie commune le cerf) ? L’allusion onomastique (K) ? L’homonymie pure et simple (le personnage de Mo Yan dans les romans de Mo Yan est-il identique à l’auteur Mo Yan ; celui de Paul Auster dans les romans de Paul Auster) ? Les lecteurs et les critiques contemporains ont peut-être parfois tendance à exagérer l’autonomie de la fiction, en faisant entièrement basculer dans son orbite les narrateurs les plus référentiels et les personnages-auteurs les plus douteux. Il s’agit d’entités hybrides, problématiques, dont la relation définitivement opaque, établie et suspendue avec l’auteur déroute et relance l’interprétation, ce dont le Prologue de Gargantua offre une illustration exemplaire.

13Narrateurs non fiables, paradoxes du menteur, narrateurs menteurs, narrateurs morts : les fictions ont multiplié depuis longtemps les dispositifs servant à perturber la communication de l’intention auctoriale, ce qui a aussi pour effet de susciter et d’entretenir le désir de la saisir17.

14Même si nous devons suppléer par inférence aux informations qui ne nous sont pas données, le rapport à la fiction n’est donc pas prioritairement assimilable un remplissage de blancs, à un comblement de lacunes, comme le voulait Iser. Il n’est pas non plus régi par un pacte ; la coopération interprétative d’Eco consiste plutôt à multiplier les embûches sur le chemin de la promenade dans les bois des fictions. Le jeu auquel nous consentons de nous livrer en entrant dans une fiction consiste en partie à dérouter nos processus cognitifs en ce qui concerne l’attribution de signification. Cela concerne aussi, par conséquent, la construction de la croyance. Les recherches récentes sur la croyance indiquent que nous sommes portés à accorder spontanément notre adhésion à ce que nous comprenons. Comme l’avait déjà affirmé Spinoza18, notre propension est de croire dans les idées que nous comprenons comme nous croyons dans les objets que nous voyons. Par conséquent, si entrer dans une fiction consiste, en partie et provisoirement, à ne pas croire, ou à faire semblant de croire, à croire et à ne pas croire, il faut nécessairement que quelque chose face obstacle à notre compréhension, c’est-à-dire à notre saisie de l’intentionnalité qui a présidé à la construction de ce monde artefactuel. C’est cet obstacle qui génère la multiplication des interprétations dans l’effort individuel ou collectif de le surmonter. Il est probable que les œuvres susceptibles de déclencher ce processus nous procurent un plaisir particulier, qui nous pousse à les considérer comme de plus intérêt et par conséquent de plus grande valeur que les autres.

15La question des paradoxes peut être abordée dans la même perspective. De même que les recherches cognitives ont mis en évidence le caractère automatique de la croyance, entrainée par la compréhension du message, elles indiquent aussi que nous avons une propension à réduire, à rationnaliser tous les hiatus cognitifs ou bien à faire l’impasse sur eux19. Tout se passe comme si, en effet, l’acceptation d’une contradiction était difficilement supportable, ce que le débat sur Gargantua révèle aussi. Les paradoxes sont éliminés ou expliqués, comme si une des fonctions de l’interprétation était de réparer les bugs cognitifs que les fictions multiplient à plaisir – et pour notre plaisir20. Il faut envisager la fiction comme un monde possible impossible, qui produit une tension, et probablement réaction une cognitive ambivalente : le lecteur ou le spectateur a tendance à négliger les informations contradictoires pour continuer à suivre l’histoire. Mais il est contraint à spéculer, à interpréter allégoriquement ou méta-fictionnellement les contradictions trop saillantes qui résistent à sa compréhension et entravent sa progression dans l’univers de fiction. Comme je le montrerai ultérieurement, il est probable que cette activité puisse servir de tremplin à l’immersion fictionnelle.  

Référentialité brouillée

16Avec l’intentionnalité et les paradoxes qui compliquent l’attribution de signification, la référentialité brouillée constitue le troisième élément qui permet de caractériser l’interprétation des fictions. Une bonne partie de l’activité interprétative produites par des fictions, dans le passé comme aujourd’hui, et bien au-delà des cercles académiques (dans les salons autrefois, sur les blogs ou dans les tribunaux aujourd’hui), concerne leur référence problématique. Par « référence », j’entends ce qui est dénoté, directement ou indirectement, par allusion, clef ou allégorie. L’interprétation s’attache aussi à ce que Lamarque et Olsen appelle la « pseudo-référence » des fictions, c’est-à-dire la référence « à propos de » (« about »), qui découle de propositions exprimant des généralisations, des jugements implicites ou explicites à partir des situations décrites. L’évaluation de leur valeur de vérité joue un rôle décisif dans l’appréciation du lecteur. Nous estimons en effet couramment que les œuvres sans valeur contiennent des propositions triviales ou fausses, les œuvres de valeur des propositions vraies et importantes. Selon Lamarque et Olsen le but essentiel de l’interprétation des œuvres fictionnelles est d’expliciter ces pseudo-références21.

17Or, qu’il s’agisse de référence ou de pseudo-référence, une des propriétés des fictions est de rendre difficile et incertaine leur identification. En ce qui concerne les « pseudo-références », leur traitement dépend du fait de les considérer comme des propositions sérieuses, ce qui rejoint la question de l’intentionnalité précédemment évoquée. En ce qui concerne la référence, mon argument présuppose que les entités référentielles ne perdent pas leur capacité à dénoter dans un univers fictionnel. Je n’ignore pas qu’il n’y a actuellement aucun accord sur ce point : cette vue est contestée par tout ceux, de Ricœur à Descombes22, qui pensent que la référence historique dans une fiction est suspendue. Je soutiens quant à moi que les entités référentielles ne se comportent pas de la même façon, dans les fictions, que les entités fictionnelles, et qu’elles produisent des stimulations cognitives plutôt distinctes, sollicitant des types de mémoires différents23. Sans entrer plus avant dans ce débat24, je ferai remarquer que les modalités d’articulation entre le factuel et le fictionnel ne seraient pas aujourd’hui si sophistiquées et ne donneraient pas lieu à tant de polémiques (comme celles qui ont accompagné, par exemple la sortie de Jan Karsky de Yannick Haenel, en 2009) si fictionnel et factuel étaient interprétés de la même façon par le lecteur ou le spectateur, et si leur association ne produisait pas des effets de sens particuliers.

18C’est parce que le fictionnel n’est jamais ou presque jamais pur qu’il suscite une activité herméneutique spécifique. Cette hypothèse se décompose en deux propositions. La première est que la saisie d’un monde fictionnel (compréhension, interprétation, application pour reprendre la triade traditionnelle) se distingue de celle d’un document. Le monde proposé de la fiction25 ne demande pas de recoupement de versions comme un document factuel, pour reprendre les termes d’Olivier Caïra26. Prenons l’exemple du film de Peter Watkins, War Games (1965). Celui-ci a beau être tourné comme un documentaire, je n’ai pas m’assurer (même de façon minimale) de sa véracité en le mettant en rapport avec d’autres informations concernant une attaque nucléaire de l’Angleterre. Si cela était arrivé, je voudrais reconstituer les relations de causalité qui ont entrainé cet état de choses, mais comme ce n’est pas le cas, je comprends qu’un tel état de choses aurait pu arriver ou pourrait arriver et je suis éventuellement incitée à penser et à agir pour l’éviter.

19La seconde proposition contenue dans mon hypothèse est que la fiction déclenche une activité interprétative particulière de par sa fréquente association avec le factuel et le brouillage permanent de sa frontière. Aussi, la démarche herméneutique la plus courante consiste à chercher à démêler le fictionnel du factuel : c’est ce que font en permanence les juges ayant à statuer dans les très nombreux procès intentés aux éditeurs d’œuvres fictionnelles jugées abusivement référentielles.

20Lorsque le tri des entités fictionnelles et factuelles n’importe pas, on peut supposer que leur cohabitation procure des bénéfices particuliers. L’interprétation propre à l’exposition à des fictions se caractérise en effet sans doute par une grande mobilité cognitive, le lecteur/spectateur passant et repassant du régime du «comme si » à celui de l’information, se montrant sensible aux effets de légitimation ou de manipulation, au profit pédagogique que cela induit. Il peut aussi décider de suspendre toute discrimination entre factuel et fictionnel. Il y a après tout des textes qui revendiquent l’indifférence à l’égard de la frontière entre fait et fiction. Pourtant, la réponse et l’attente ordinaires des lecteurs et des spectateurs d’aujourd’hui, telle qu’on peut les observer, suggèrent qu’une telle posture cognitive est difficilement tenable : les réactions outrées des internautes quand se découvre le caractère fictionnel pourtant assez prévisible d’un blog ou d’un journal intime video sont à cet égard assez éloquentes. C’est une attitude interprétative on ne peut plus spécifique que susciterait ce type de « faction », mais il est douteux qu’elle puisse être largement partagée et surtout constituer une instruction de lecture ou de visionnage persistante, résistant pendant toute la durée de la lecture ou du visionnage. Il y a en effet une mobilité fondamentale de l’attitude propositionnelle face à toute fiction, raison pour laquelle la notion de « pacte » n’est pas totalement satisfaisante.

II- Interprétation et immersion fictionnelle

21Dans un dernier temps, je souhaite revenir à l’articulation entre interprétation et immersion fictionnelle.

Une antithèse obsolète ?

22Interprétation et immersion ont été traditionnellement pensées comme antithétiques. L’ensemble de la pensée sur la fiction, avant l’apparition des théories de la fiction, dans les années 1990, en particulier d’inspiration cognitive, a cherché à prémunir le lecteur, et encore davantage le spectateur, du plaisir bête de la fiction. Si comprendre, interpréter et adapter sont bien les trois opérations constitutives de l’herméneutique27, le plaisir de l’immersion l’empêcherait de comprendre, d’interpréter de façon pertinente, de faire un usage satisfaisant (c’est-à-dire critique) des fictions. Les formalistes russes et leurs héritiers structuralistes, même s’ils ne se considéraient absolument pas comme des interprètes, et envisageaient même leur démarche scientifique comme anti-herméneutique, pensaient que la participation émotive du lecteur ou du spectateur à la fiction faisait obstacle à la compréhension, partant à la science : en témoignent la déconstruction agressive du personnage, les tentatives de formalisation de l’intrigue – jusqu’à la boucherie textuelle que constitue le hachage d’une nouvelle de Balzac par Barthes (S/Z, 1970). Celui-ci, justement, fournit un bon exemple de démarche critique opposant interprétation et immersion fictionnelle : dans son commentaire de Sur les quais (On the Waterfront, 1954) d’Elia Kazan, Barthes se fait fort de « décrire objectivement les rôles du film […] pour établir sans conteste son pouvoir mystificateur ». Grâce au pouvoir de la fiction et au charme de l’acteur, « nous nous identifions immédiatement, sans réfléchir ». En se prévalant plusieurs fois de Brecht, Barthes entend promouvoir une interprétation28 du film que « la foule » n’est pas à même d’élaborer en raison d’une attitude immersive, qu’elle prend à tort (selon lui) pour la seule relation possible et souhaitable à la fiction :

Il est évident que Brando est pour nous un héros positif, auquel, malgré ses défauts, la foule entière accroche son cœur, selon ce phénomène de participation hors duquel, en général, on ne veut pas voir de spectacle possible29.

23Il est intéressant de noter que dans le contexte de l’après-guerre, la production d’interprétations critiques, dans des revues littéraires et pages culturelles de journaux politiques, comme, en France, L’Humanité, est souvent en porte-à-faux avec la réception populaire : on pourrait aussi citer le cas de La Peste de Camus, des Mains Sales de Sartre30. Ce hiatus fait écho au discrédit du divertissement de masse dans les écrits d’Adorno : l’opposition qu’il établit entre l’art comme émancipation ou comme aliénation nourrit encore le procès de la fiction. C’est bien d’application qu’il s’agit : en tentant de contrecarrer, ou du moins de discréditer, l’adhésion supposée aveugle du public, c’est un certain rapport au monde que ces interprétations politiques ont essayé de façonner – non sans succès, dans la mesure où la méfiance à l’égard de l’immersion fictionnelle reste tenace. Elle se détecte même dans les univers apparemment les plus favorables à la fiction : dans La Rose pourpre du Caire, Woody Allen (The Purple Rose of Cairo, 1985), le visage extatique de Cecilia, devant l’écran de cinéma, offre une émouvante icône d’une attitude (spécifiquement et supposément féminine ?) faite d’absorption fictionnelle dépourvue d’intelligence.

24L’intelligence est en effet placée du côté de la distance ; la proximité, l’adhésion, l’immersion (quand le lecteur-lectrice ou le spectateur-spectatrice « accroche son cœur » dans les mots de Barthes) du côté d’une jouissance sans esprit ni conscience. Les interprétations savantes produisent de la distance et s’efforcent de l’inoculer à la réception populaire. C’est  par rapport à ce schéma que le renversement opéra par Susan Sontag prend toute sa saveur : dans son célèbre article, « Against Interpretation »31 (1966), c’est au nom de la jouissance de l’œuvre d’art (cinématographique) qu’elle vilipende l’attitude herméneutique. La volte-face est totale, mais le clivage, intact. Cela ne signifie pas qu’il soit intouchable.

25Afin de le montrer, ainsi que l’intelligence de l’immersion fictionnelle, je ferai pour terminer quelques remarques à propos des rapports entre fiction et allégorie, question complexe que je ne pourrai ici qu’effleurer et mettant en valeur trois modalités de leur rencontre.

Allégorie et fiction : solidarité, réflexivité, relance

26C’est en effet à travers l’allégorie que la fiction a rencontré, depuis ses origines, l’interprétation, à la fois parce que les fictions, depuis celles d’Homère, ont été rendues intelligibles, acceptables et actuelles grâce à des commentaires allégoriques, et aussi parce que les allégories, couplées aux fictions, visaient ou visent toujours à conférer à celles-ci du sens, ou plutôt à démultiplier leur sens.

27Comme il a été de nombreuses fois souligné32, l’allégorie a partie liée avec l’interprétation qu’on l’entende comme figure ou comme discours. Comme figure, ou plutôt ensemble de figures (allusion, métaphore, personnification, métonymie), elle est un appel à interpréter. Elle peut prendre la forme d’une perturbation dans le fil du récit, plus ou moins saillante, qui incite le lecteur ou le spectateur à produire un certain nombre d’opérations cognitives différentes que celles requises pour suivre le fil de l’histoire, sollicitant sa mémoire culturelle, son encyclopédie (dans les termes d’Eco), mobilisant sa faculté à comparer, à établir des rapports. Il n’y a évidemment rien d’assuré dans les réponses apportées à cette invitation. Il n’est même pas toujours sur qu’il y ait une invitation, car la perturbation peut n’être que l’effet de l’incompréhension due au passage du temps : c’est souvent lorsque l’on ne comprend plus un texte, ou qu’il  est devenu pour une raison ou une autre obsolète (ainsi l’Ancien Testament après l’apparition du Nouveau, ou encore Ovide au moyen âge) qu’on en propose une lecture allégorique. Inversement, une allusion, une invitation à une interprétation allégorique, peut passer inaperçue, une fois les codes qui ont servi à la formuler ne peuvent plus être mobilisés par les récepteurs, parce qu’ils ont disparu de leur environnement culturel : c’est régulièrement le sort des œuvres à clefs. En outre, comme personne n’est en mesure de contrôler l’ouverture produite par l’allégorie (même, et peut-être surtout en ce qui concerne les textes religieux), elle produit souvent une prolifération d’interprétations aberrantes, ce qui a joué un rôle dans son discrédit récurrent – qui n’a d’égal, justement que celui de la fiction.

28Aussi, cette mobilité fondamentale de l’allégorie, sa tendance à la prolifération, pour ne pas dire à l’aberration, me paraît contredire aussi bien les lectures romantiques de l’allégorie, dénonçant sa froideur et son académisme, que la dénonciation contemporaine de sa supposée violence, en ce qu’elle imposerait un sens unique33. Avec la fiction, l’allégorie partage non seulement le discrédit chronique, mais aussi la démesure, la tendance à l’expansion, l’excès.

29Solidaire de la fiction, elle lui a longtemps prêté à la fiction la protection de son prestige provisoire. Désigner une fiction comme allégorique, lui prêter un sens caché, au moins depuis le Commentaire au Songe de Scipion par Macrobe, c’est lui conférer une dignité, dans la lignée de l’argumentation platonicienne34. Pendant toute la période où la fiction, en particulier en Italie et en France, conquiert sa légitimité, au cours du xvie et du xviie siècle, préfaces et traités de poétiques, ne cessent de décliner une dualité inspirée par la conception occidentale de l’être humain, corps et âme, noyau et fruit, pilule et sucre, voile ou manteau et nudité. La lente, et toujours fragile affirmation de la fiction, à partir du xviie siècle, range cependant progressivement ces images de dédoublement au rang des accessoires rhétoriques obsolètes35.

30L’allégorie n’a pourtant pas été qu’un accessoire, une béquille pour la débile fiction. Lorsqu’elle réfère à un autre monde qu’au monde de la fiction auquel elle est accolée, elle crée une relation logique d’accessibilité avec un autre monde possible. Par exemple, certains éléments discordants dans La Peste d’Albert Camus suggèrent une relation entre le monde fictif d’Alger pestiféré au milieu du xxe siècle et le monde historique de la guerre qui se déroule à la même époque. Les mondes possibles suscités par l’allégorie ne sont qu’ébauchés, indistincts (raison pour laquelle les œuvres allégoriques ont si souvent recours, même aujourd’hui, à des mondes seconds religieux, largement partagés et assez richement meublés dans l’imaginaire collectif). Mais l’allégorie n’en joue pas moins le rôle d’une matrice à générer des petits mondes reliés par des passerelles interprétatives au monde principal de la fiction. Là n’est pas son seul rôle. Il est difficile de dater le moment où l’allégorie couplée à la fiction, n’a plus tant servi à générer des petits mondes, « plus hauts » par leur sens et leur dignité axiologique, mais extérieurs à elles, mais à la réfléchir. Dès le Convivio de Dante, l’allégorie s’est repliée sur la fiction elle-même : en explicitant sa nature, en racontant de façon oblique l’histoire de son élaboration, en annonçant ses développements ultérieurs. Dans La Solitude de Charles Sorel (1640), par exemple, le dispositif semble fonctionner en circuit clos, par renvois internes, puisque les épisodes allégoriques (un songe, une histoire intercalée), bien loin de renvoyer à un « plus haut sens » s’annoncent et s’éclairent mutuellement, renvoyant tous au personnage de Cléomède qui se désigne lui-même comme l’auteur de la fiction. L’allégorie est devenue horizontale : intra-fictionnelle (un épisode en préfigure un autre, ce qui est bien une transposition profane de l’allégorie chrétienne, in factis, mais aplatie, puisque l’on ne va plus du bas vers le haut, mais d’un bout à l’autre de l’œuvre36.

31L’allégorie sert souvent à penser la fiction et à en programmer les usages à l’intérieur des fictions même. Ce constat rejoint en partie celui de Paul de Man qui considère l’allégorie dans les fictions narratives comprise comme allégories de la lecture, à ceci près que les usages de l’allégorie que l’on peut analyser dans ses rapports spéculaires à la fiction sont bien plus diversifiés que ceux décrits par le critique américain. L’allégorie est une manière d’intégrer dans la fiction une dimension interprétative de la fiction37.

32Solidaire de la fiction et opératrice de réflexivité, l’allégorie peut être enfin support d’immersion. Guiomar Hautcœur a montré comment l’allégorie dans les romans anciens (du xve et du xvie siècles) pouvait introduire, induire à l’immersion fictionnelle, dans des dispositifs où emprunter des voies rationnelles favorisait au lieu de contrarier l’absorption dans la fiction38.

33L’articulation entre pratiques herméneutiques et immersion fictionnelle n’est cependant pas réservée aux périodes anciennes. Il faut pour conclure envisager l’intension activité interprétative, qui prend souvent la forme de modernes allégorèses, librement déployée sur le net à propos de fictions littéraires, de films et de jeux vidéo. Ce sont tout particulièrement des fictions paradoxales (certaines nouvelles de Borgès et de Cortazar), des fictions à l’intrigue incompréhensible (comme Mulholland Drive de David Lynch), ou intégrant massivement des éléments symboliques appartenant à différents codes, qui sont l’objet de cette frénésie interprétative : The Matrix (1999-2003), l’anime japonais Ghost in the Shell (1995), le jeu vidéo Assassin’s Creed, qui se termine par l’image d’un mur couvert de signes cabalistiques. Ce phénomène révèle un goût largement répandu et très contemporain pour une forme d’exégèse indépendante de la sphère académique. Certes, un certain nombre de commentateurs ont une visée pédagogique : nombre d’étudiants ou des professeurs mettent en ligne leur interprétation. Mais le goût pour la production et le partage des interprétations excède très largement la sphère scolaire et para-scolaire.

34Ce type de réception semble aussi être en partie programmée par des stratégies explicites de la part des auteurs, cinéastes et maisons de production. Les déclarations des auteurs de Matrix, les Wachowski, en faveur d’une ouverture interprétative maximale39, sont systématiquement citées par les internautes, aussi bien que par les nombreux commentateurs du film appartenant au monde académique, en guise de préalable et de caution. Notons que le relativisme offensif professé par les Wachowski (on peut tout dire sur Matrix : tout est pertinent parce que Matrix veut tout dire), met en évidence le rôle de l’intention auctoriale comme incitation à interpréter. Cependant, même dans ce cas, la coïncidence idéale entre l’ouverture totale de l’interprétation et l’intention auctoriale affichée trouve ses limites. En dépit de leurs déclarations, les Wachowski ont en effet stratégiquement essayé de contrer certaines des interprétations faites à propos de leur œuvre. Ainsi, dans le troisième volet de la trilogie (Matrix Revolution, 2003), un intellectuel noir connu pour ses ouvrages dénonçant le racisme joue un rôle secondaire40. On peut supposer que sa présence vise à désamorcer les critiques mettant en cause le pluri-ethnisme de façade du film.

35Dans ce contexte, l’encouragement à la fièvre herméneutique pourrait bien avoir un arrière-plan commercial. La quête d’indices en faveur d’une allégorie christique ou bouddhiste implique de revoir inlassablement Matrix. C’est dans cette mesure que l’interprétation favorise l’immersion et constitue une démarche d’appropriation de la fiction. Elle s’apparente aussi étroitement à un jeu : la première phase dans l’exégèse de Matrix, à la sortie du premier film (1999), a surtout consisté en un relevé d’indices, d’allusions, de symboles qui ressemblait beaucoup à un jeu de piste. Ne peut-on pas penser que l’espace internet joue alors un rôle comparable aux cercles académiques et mondains du xviie siècle, où des jeux à base de déchiffrement allégorique constituaient un mode privilégié d’appropriation collective des fictions ?


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36L’interprétation est bien un des usages principaux de la fiction. La dimension religieuse ou à tout le moins philosophico-existentielle des interprétations contemporaines spontanées peut être comprise comme un héritage lointain de l’histoire de l’interprétation. Le goût largement répandu pour l’infini du commentaire rappelle aussi combien les fictions débordent de toute part leurs limites formelles. L’art de la fiction consiste en effet à compliquer la saisie de l’intention de qui les a produites, à multiplier les applications possibles de leurs références et de leurs pseudo-références. Non limité à la production du suspens ou de la curiosité liés au développement de l’intrigue, cet art vise à susciter le désir herméneutique du lecteur/spectateur. À chaque époque, pour chaque public, interpréter est la condition de possibilité d’une appropriation des fictions. Malgré des éclipses, le long couplage de la fiction et de l’allégorie suggère que dimension interprétative et immersion fictionnelle sont probablement cognitivement corrélées, selon des modalités artefactuelles différentes selon les époques, mais cependant étonnamment durables. Pour toutes ces raisons, il est justifié de plaider en faveur d’une herméneutique spécialisée de la fiction.